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Regarde ta face : Grand Matinal, de Prévert (scénar)

Regard critique sur les conflits d’intérêts dans le journalisme

Prévert (Jacques) 1937, Grand Matinal [in Cinéma, Scénarios inédits], Gallimard, coll. Folio, 2017

Scénario pour le réalisateur Jean Grémillon, resté inédit.
Cette édition inclut :
1. Grand Matinal (1937)
2. Jour de sortie ou La Lanterne magique (1941)
3. Au Diable vert (1954)

Note : 4 sur 5.
Résumé

Photographe au Grand Matinal, Maurice Coudrier a un grand succès populaire avec sa série sur les parents qui frappent leurs enfants. Lors d’un reportage au zoo de Vincennes, il photographie un homme s’amusant à maltraiter un python… Cet homme, c’est Patoyer, propriétaire du Grand Matinal… En plus de cela, Coudrier en a profité pour séduire Lucy, la copine de Patoyer…
Mais Patoyer est un cynique, il veut garder Coudrier, car c’est une personnalité intéressante et vendeuse, ses photos créent la sensation. Dans les bas quartiers, Coudrier croise Jacqueline, jeune fille déjà rencontrée au zoo. Ils se prennent d’affection l’un pour l’autre. Coudrier peut-il accepter de perdre sa liberté ?

Commentaires

Il est surprenant de voir l’actualité des thèmes traités par ce scénario. Le combat du journaliste contre la violence des parents sur les enfants par la publication de photos obligeant les auteurs de ces violences à se confronter à l’opinion réprobatrice, fera penser aux dénonciations publiques sur réseaux sociaux d’agressions sexuelles comme #balancetonporc. Le tableau du journalisme et de leurs contradictions est également saisissant d’actualité : rôle de la presse, information et éducation ou divertissement et défense d’intérêts économiques ? intérêts financiers des propriétaires très étendus, qui finissent par se heurter à la liberté de la presse qu’ils peuvent contrôler ; le scandale comme moyen de faire du « buzz », de la dynamique pour frapper et réveiller le citoyen, pouvant se retourner en moyen de vendre, les infos non chocantes deviennent moins intéressantes et sont donc délaissées… Et le personnage, au coeur de tout ça, se pose cette question récurrente : comment maintenir sa liberté, son éthique et ses valeurs, tout en continuant de travailler, donc de dépendre de secteurs qui semblent par nature amenés à les pervertir ?
Le sujet est sérieux, mais la finesse drôle et implicite des dialogues de Prévert rend l’action représentée belle, charmante, dynamique. On devine un film qui pourrait tourner à un rythme endiablé. Les péripéties s’enchaînent avec légèreté. Les personnages disent beaucoup avec peu de mots, empêchant les discours de devenir barbant et argumentatif, et se construisant un caractère fort ; permettant également de libérer du temps d’image pour développer la chair du film. Les intrigues amoureuses sont liées au thème du film (Coudrier hésitant entre une relation libre avec la femme idéale, produit luxueux de cette société de l’argent et une jeune fille pauvre, innocente, intéressante mais qui l’attacherait ; Lucy de son côté questionne également : peut-elle rompre avec Patoyer, alors que c’est le succès dans ce monde de l’argent qui l’a faite ? Les mésaventures des personnages secondaires (le second, paillasson de Patoyer, amoureux de Lucy), le développement du caractère et des affaires secrètes et illégales de Patoyer, chaque personnage cherchant sa vérité, son chemin, et prenant la parole pour exprimer les préoccupations de son monde intérieur (on touche ainsi à l’épaisseur des personnages, telle que décrite par Bakhtine chez Dostoïevski).
Le scénario a-t-il été abandonné parce que le sujet critique aurait herté la presse chargée d’en faire la promotion ? ou bien a-t-il été jugé moins intéressant à filmer, car trop d’éparpillement ? Si les scènes du début avec les gens maltraitant enfants et animaux peuvent être photogéniques, qu’en est-il des discussions dans les locaux des journaux ?

Passages retenus

Pauvreté et alcool, p. 99 :
JACQUELINE. Mon père autrefois était quelqu’un de bien… c’est lui qui le dit. (Elle rit.) Il a perdu sa situation, ça lui a tapé sur la tête. Il s’est mis à boire… et comme ma mère boit aussi… quand ils ont bu ils se battent… et ensuite ils se réconcilient et ils tapent sur les gosses… Quand j’étais plus petite ils me battaient aussi… il est toujours après moi mon père… il est jaloux de tout le monde… quand il est seul il dit que je ressemble à ma mère quand il était jeune et il essaye de me prendre sur ses genoux… C’est affreux… il me guette… il me poursuit… il est furieux parce que je danse… il dit que je déshonore la famille… vous parlez d’une famille… Il ne parle que de me mettre dans une maison de correction… Je voudrais m’en aller… n’importe où… sortir d’ici…
COUDRIER. Je sais… avec un homme très riche et puis l’éléphant…
JACQUELINE. Ne dîtes pas de bêtises… J’ai dit ça comme ça l’autre jour mais je ne le pensais pas vraiment…
COUDRIER. Pourquoi le disiez-vous ?
JACQUELINE. Personne ne pense vraiment ce qu’il dit… personne ne dit vraiment tout ce qu’il pense… on peut pas… on n’a pas le temps… et puis on est perdu… tout le monde est perdu… moi je suis perdue…
(Maurice bouleversé lui prend la main très doucement, elle le regarde et sourit.)
JACQUELINE. Pourquoi me prenez-vous la main ?
COUDRIER. Je ne sais pas… comme ça… tout ce que vous me dîtes m’émeut… je vous connais à peine mais si vous étiez plus heureuse, je serais content…
JACQUELINE. (brusquement) …Vous les trouvez jolies ?
COUDRIER. Quoi ?
JACQUELINE. Mes jambes…
COUDRIER. …
JACQUELINE. Pourquoi faîtes-vous l’étonné ?… Vous savez bien ce que je veux dire… vous me parlez doucement comme à un animal… et puis vous pensez… elle a de jolies jambes… puisque vous les regardez… et vous pensez à d’autres choses aussi… des choses très vite… c’est comme ça… quand on pense… c’est comme un rêve… c’est pas vrai ?…

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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