
Colaborer avec la nature pour construire le bonheur humain
Giono (Jean) 1953-1973, L’homme qui plantait des arbres, Folio+ Collège, 2016
Résumé
Lors d’une course à pieds aux alentours du mont Ventoux, le narrateur rencontre un homme retranché dans la montagne, silencieux, qui chaque jour plante une centaine de glands.
Des années plus tard, après la première guerre, il retourne voir le vieil homme et voilà qu’une forêt a bien poussé.
Commentaires
Participation au concours d’un magasine américain (The Reader’s Digest) : « le personnage le plus extraordinaire que vous ayez rencontré ». Contrairement à l’« extraordinaire » attendu, Jean Giono choisit de raconter en limitant au maximum les artifices de récit, pas d’événements romanesques sinon l’histoire en arrière-plan, peu de figures de style, peu d’hyperboles, peu d’esthétisation sinon la simple délectation de la nature… Il le propose comme une anecdote tirée de sa vie, une rencontre dont chacun pourrait faire le récit, au dîner, au comptoir d’un bar, dans une lettre… Le récit a ainsi la force du vrai alors qu’il n’est pas vraisemblable : un homme peut-il mettre en vie une forêt à lui tout seul ? redonner vie à toute une région en conséquence ? Le personnage d’Elzéard Bouffier est ainsi qualifié d' »athlète de Dieu » tant son oeuvrage est extraordinaire, tenant presque du conte merveilleux. Pourtant, ce n’est pas d’une capacité spéciale ou d’un pouvoir magique que l’homme tire sa puissance créatrice, mais de la persévérance et du désintéressement. Le mystère qui entoure le personnage tient surtout au choix à contre courant d’une vie de simplicité, à une certaine pudeur face au récit de soi, comme si la réduction de son discours allait de pair avec l’efficacité de son action.
La Haute Provence où se situe l’action, est la région de l’essentiel de l’œuvre de Giono. Les romans de Giono s’insèrent assez aisément dans les caractéristiques du courant régionaliste (Sand, Ramuz, Pagnol, Anglade…) : représentation réaliste ou/et romantique des spécificités d’une région (langue, culture, géographie…), description de la vie non-urbaine, du monde paysan, apologie du travail manuel, de la nature, des bêtes… Mais rarement une œuvre régionaliste touche aussi clairement aux préoccupations écologiques du XXIe siècle, alors qu’elles étaient encore balbutiantes à l’époque de la rédaction (prenant pour appui l’horreur de l’arme nucléaire). En cela, cette courte et « gentille » nouvelle rejoint le militantisme pacifique, anti-urbain, anti-mécaniste et anti-industriel de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la guerre (1937). Toutefois, l’engagement qui s’exprimait principalement par l’argumentation et par la rhétorique, passe ici discrètement par la narration, la preuve par l’exemple (on pensera à la vogue récente du storytelling en politique : « je vais vous raconter une histoire ») : l’homme du pays (le « paysan »), s’il ne perdait pas son temps à détruire ou à réparer ce que les autres détruisent, ou encore à courir après les modes passagères, accomplirait de grandes choses. Et plus encore ! toute la vie du pays dépend de l’activité du paysan : nature, ressources alimentaires, climat, accès à l’eau donc à l’hygiène, dynamique sociale…
On pourrait d’ailleurs lire dans ce récit une prise de position fondamentale dans le combat écologique : laisser faire ou se refaire la nature, la préserver dans des parcs et des zoos, se contenter d’essayer de ne pas polluer, c’est loin d’être suffisant. Par essence, par son penchant pour l’outillage, la construction, l’homme travaille la nature. Et de la même manière qu’il peut avoir une action spectaculairement destructrice sur son environnement, l’homme peut aussi réaliser de grandes choses qui aident et fortifient son environnement. Peut-être à condition de placer son action sur le temps long : contrairement à L’Homme pressé (1941), de Paul Morand, personnage ridiculement moderne qui veut tout tout de suite, veut faire accoucher sa femme plus vite, avaler le Louvre en quelques heures, et fait rater toutes les cultures de son balcon, Elzéard Bouffier prend le temps d’expérimenter, d’observer puis d’adapter son action aux réactions de la nature. Il commence grossièrement, de manière chiffrée presque industrielle dans l’idée (cent chaque jour, quarante pour cent de pertes…), à ne planter que des glands, gros et beaux, avant de varier les essences, de constater les zones favorables à tel ou tel arbre, d’acquérir ainsi une connaissance profonde de son environnement…
Planter un arbre est d’ailleurs devenu un symbole puissant de ce que peut être l’action écologique de l’homme : reboiser certes, mais aussi stopper merveilleusement l’avancée du désert (diagonale verte en Afrique), protéger un littoral (la forêt de la Coubre en Charente-Maritime), rafraîchir le climat (des villes, à la place des climatiseurs), nourrir les pauvres (greffes fruitières sur les arbres urbains), rééquilibrer les régimes alimentaires, relocaliser et participer à l’autonomie alimentaire, nourrir les sols et les ombrager pour favoriser une agriculture durable…
Et pourtant, planter une graine, qui plus est un « gland » inutile et trivial, est un acte anodin, ayant des effets minimes, avec une probabilité un peu décevante de donner un bel arbre, mais c’est la vision du temps long qui permet de transformer ce vain effort – celui du colibris cher à Pierre Rabhi ? – en accomplissement extraordinaire. Car c’est la nature qui très lentement, de vingt à cinquante ans rythme d’arbre, va transformer quelques graines en arbres costauds qui à leur tour vont planter leurs graines ou favoriser la poussée d’autres espèces, engendrant un nouvel écosystème nourricier unique. Et Giono ne s’arrête pas à l’écologie car ce nouvel écosystème apporte du bien-être non seulement à la nature mais directement à l’homme, en protégeant du vent, isolant ou rafraîchissant, en favorisant la circulation de l’eau dans les sols, en esthétisant les paysages, en apportant des richesses diverses aux habitants du pays. C’est ainsi que travailler au bien-être de la nature, c’est travailler à son propre bien-être, à son bonheur même.
Passages retenus
Les déserts ruraux de montagne, p. 6 :
Ils sont habités par des bûcherons qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits où l’on vit mal. Les familles, serrées les unes contre les autres dans ce climat qui est d’une rudesse excessive, aussi bien l’été que l’hiver, exaspèrent leur égoïsme en vase clos. L’ambition irraisonnée s’y démesure, dans le désir continu de s’échapper de cet endroit.
Les hommes vont porter leur charbon à la ville avec leurs camions, puis retournent. Les plus solides qualités craquent sous cette perpétuelle douche écossaise. Les femmes mijotent des rancoeurs. Il y a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente du charbon que pour le banc à l’église, pour les vertus qui se combattent entre elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée générale des vices et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le vent également sans repos irrite les nerfs. Il y a des épidémies de suicides et de nombreux cas de folies, presque toujours meurtrières.
Trouver le bonheur en travaillant la nature, p. 13 :
Le côté d’où nous venions était couvert d’arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l’aspect du pays en 1913, le désert… Le travail paisible et régulier, l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l’âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de Dieu. Je me demandais combien d’hectares il allait encore couvrir d’arbres.
Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le terrain d’ici paraissait convenir. Il n’insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d’une heure de marche, l’idée ayant fait son chemin en lui, il ajouta : « Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen d’être heureux. »