
L’amour comme pulsion d’élévation, d’apprentissage et de convivialité
Platon -385/-370(~), Le Banquet [in Le Banquet, Phèdre], GF, 1964
traduit du grec ancien par Émile Chambry
Résumé
À l’occasion d’un banquet donné à la suite du concours de tragédie (vers -416), les convives décident de donner tour à tour, leur éloge de l’amour. Phèdre, qui a lancé l’idée, commence. Il énonce que l’amour rend les hommes meilleurs. Pausanias ajoute qu’il y a un amour du corps, et un amour de l’esprit, et des hommes. Mais cet amour n’est bon que s’il se fait pour de bonnes intentions concernant l’esprit. Éryximaque ajoute que l’amour est en toute chose et qu’il est l’origine de tout, des bonnes et mauvaises conséquences en ce monde, dans la nature comme chez les hommes. Aristophane énonce un mythe de l’homme originel, homme ou femme double, androgyne, puni et découpé par les dieux, condamnés à rechercher leur moitié. Agathon dresse un portrait du dieu de l’amour en le comparant aux autres dieux, selon l’effet qu’il provoque chez les hommes. C’est un dieu qui communique aux hommes ses qualités. Socrate commence à discuter comme à son habitude, identifiant l’amour comme un manque. Puis, il dit rapporter les paroles de Diotime, une femme qui l’a éclairci sur l’amour. Selon elle, l’amour est donc un démon pauvre mais qui désire le bon et le beau. Il cherche dans l’amour le prolongement de son corps et de son âme par la génération. Puis il cite les degrés d’amour, du corps au corps en général, de l’âme des hommes à la science des hommes, puis à l’amour du beau et du bien. Alcibiade arrive au banquet et au lieu de faire un éloge de l’amour, donne un éloge de Socrate, de sa tempérance et de sa parole à la fois moqueuse mais pleine de charmes.
Commentaires
Le thème de l’amour n’est pas si souvent traité en philosophie, davantage en poésie (Anacréon, Lesbos…). Comment faire avancer une réflexion logique sur un thème qui semble défier toute logique ?
La base de réflexion par Socrate, l’amour désir de quelque chose qui nous manque (le bon, la beauté), peut paraître un peu simpliste mais l’idée amène à une réflexion riche et féconde. Comme à l’habitude, c’est de la discussion qu’émerge une pensée plus riche, et non de l’exposé d’une thèse. Seulement, à la différence de nombre d’autres dialogues, ce n’est pas ici par la dialectique directe – questions-réponses – que Platon procède mais plutôt par celle des discours prononcés par les différents convives : plutôt que de contredire les discours de chacun, Socrate incorpore des éléments de chacun à son propre discours, par l’intermédiaire du discours féminin de Diotime (volonté de ne pas brusquer ses interlocuteurs ; discours d’autorité en faisant intervenir le féminin), tout en leur donnant un sens plus cohérent.
Phèdre parlait de la volonté de devenir meilleur pour plaire à l’être aimé ; Aristophane parlait d’un besoin de compléter sa nature – le féminin ou le masculin – caractérisée par un manque ; Éryximaque distinguait le vrai amour comme celui dans lequel il y a volonté d’élévation, d’enrichissement pour l’esprit… Ainsi, les strates de l’amour selon Socrate/Diotime vont du corps à l’âme, à l’idée de beau. À chaque stade, il y a généralisation et extraction de l’essence du beau : d’un corps attirant à la beauté corporelle de l’homme, de l’observation des hommes, de leurs actions, à l’amour pour une âme, à la beauté de l’âme humaine, aux sciences des hommes, puis à la science du beau et du bon. L’amour est ainsi un processus d’apprentissage qui mène vers le bon/le beau. En partant d’un individu, l’amour nous amène à chercher ce qui est bon chez cette personne, puis en général partout, jusque dans la nature…
Remarquons également que cette recherche ou cet apprentissage progressif de l’amour amène à « faire des discours », ce que répète plusieurs fois Socrate/Diotime. S’agit-il de se déclarer, d’exprimer le bien et le beau par le détour, par le support d’un objet avant de pouvoir s’en extraire ? En tout cas, l’amour amène à l’apprentissage et cet apprentissage passe par la parole, ce qui est le propre de la méthode socratique.
En cela, Platon a parfaitement appliqué le principe dialectique pour aborder ce thème de l’amour. Ici, on peut même parler de polyphonie, et un tel sujet méritait bien-sûr autre chose qu’une suite de questions-réponses comme dans une partie des œuvres de Platon. Il fallait davantage de poésie pour rendre hommage à l’amour comme le font les personnages. Platon donne donc de la poésie dans les discours des uns, naïve et lyrique chez Phèdre, provocation presque chez Éxymarque, images de la mythologie et comique chez Aristophane, biologie et académisme chez Agathon…. Mais c’est surtout dans la montée progressive vers l’extase philosophique du discours de Diotime, comme un étourdissement spirituel. Platon ne manque pas non plus de mettre en scène la poésie de l’amour : la présence de Diotime – une des seules figures féminines de l’oeuvre de Platon… – le retard de Socrate au banquet pour cause de réflexion philosophique en cours ; le badinage des uns et des autres ; l’atmosphère festive, la présence en arrière-plan de vin, de danse, de musique… ; la fin où tous s’endorment sauf Socrate qui reste en veille philosophique, comme si l’élévation spirituelle de la discussion continuait de le maintenir dans l’admiration de la beauté.
Enfin, les mots d’Alcibiade visent à montrer que Socrate, contrairement à l’idée reçue d’un esprit pur dénué de sentiments, est bien l’amoureux dans toute sa puissance et dans tout son accomplissement, celui qui a parcouru tous les niveaux de l’amour, dépassant l’intérêt pour le corps (Alcibiade le dit), puis même pour l’âme individuelle, pour s’intéresser à l’Homme, aux sciences et surtout à la science du beau et du bon dans son essence, et cet amour se matérialise chez lui par la volonté d’apprendre des autres et de déclencher en eux l’envie d’apprendre.
Passages retenus
Pourquoi le jeu de séduction, p. 43 :
L’opinion parmi nous veut qu’on soumette les amants à une épreuve exacte et honnête, qu’on cède aux uns, qu’on fuie les autres ; aussi encourage-t-elle à la fois l’amant à poursuivre et l’aimé à fuir ; elle examine, elle éprouve à quelle espèce appartient l’amant, à quelle espèce, l’aimé. C’est pour cette raison qu’on attache de la honte à se rendre vite : elle veut qu’on prenne du temps ; car l’épreuve du temps est généralement sûre.
De l’amour de l’un à l’amour du tout, p. 72 :
Tout d’abord, s’il est bien dirigé, il doit n’aimer qu’un seul corps et là enfanter de beaux discours. Puis il observera que la beauté d’un corps quelconque est sœur de la beauté d’un autre ; en effet, s’il convient de rechercher la beauté de la forme, il faudrait être bien maladroit pour ne point voir que la beauté de tous les corps est une et identique. Quand il s’est convaincu de cette vérité, il doit se faire l’amant de tous les beaux corps, et relâcher cet amour violent d’un seul, comme une chose de peu de prix, qui ne mérite que dédain. Il faut ensuite qu’il considère la beauté des âmes comme plus précieuse que celle des corps, en sorte qu’une belle âme, même dans un corps médiocrement attrayant, lui suffise pour attirer son amour et ses soins, lui faire enfanter de beaux discours et en chercher qui puissent rendre la jeunesse meilleure. Par là il est amené à regarder la beauté qui est dans les actions et dans les lois, à voir que celle-ci est pareille à elle-même dans tous les cas, et conséquemment à regarder la beauté du corps comme peu de chose. Des actions des hommes, il passera aux sciences et il en reconnaîtra aussi la beauté ; ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, il ne s’attachera plus à la beauté d’un seul objet et il cessera d’aimer, avec les sentiments étroits et mesquins d’un esclave, un enfant, un homme, une action. Tourné désormais vers l’Océan de la beauté et contemplant ses multiples aspects, il enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours et les pensées jailliront en abondance de son amour de la sagesse, jusqu’à ce qu’enfin son esprit fortifié et agrandi aperçoive une science unique, qui est celle du beau dont je vais parler.
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