Sepúlveda (Luis), Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler (Historia de una gaviota y del gato que le enseñó a volar), Seuil, 1996, traduit de l’espagnol (Chili) par Anne-Marie Métailié, Seuil / Métailié, 1996
L’auteur : Luis Sepúlveda (1942-2020)
Né en 1942 à Ovalle (Chili). Grandi dans un barrio ouvrier de Santiago, il se passionne pour la littérature et le football. En 1961, il s’engage dans les jeunesses communistes et soutient Salvador Allende. Il est emprisonné deux ans et demi à Temuco pendant la dictature d’Augusto Pinochet, libéré en 77 sur la demande d’Amnesty International.
Voyageant en Amérique du Sud, il fonde une troupe de théâtre en Équateur, passe un an parmi les indiens Shuars pour l’UNESCO afin d’étudier l’impact de la colonisation puis s’engage aux côtés des sandinistes révolutionnaires au Nicaragua. À partir de 82, il migre en Europe, où il devient journaliste, acceptant des missions pour Greenpeace ou la Fédération internationale des Droits de l’Homme…
Résumé
Alors que son maître est en vacances et que Zorbas s’apprête à vivre en seigneur dans son appartement, une mouette échoue sur son balcon. Ses plumes sont couvertes de pétrole. Elle lui fait promettre de s’occuper de l’oeuf qu’elle attend et d’apprendre à voler à son petit. Zorbas va demander de l’aide à ses amis Colonello et Secretario au restaurant italien d’à côté.
Commentaires
Ouvrage de jeunesse, ce gentil conte porte sur la solidarité animale, animalité qui s’oppose bien entendu à l’humain destructeur, pollueur. De plus la situation avantageuse de l’homme qui est la seule espèce à maîtriser le langage est ici inversée : il est le seul à ne pas parler aux autres animaux alors que ceux-ci non seulement peuvent parler entre différentes espèces mais comprennent l’humain tout en lui cachant, en faisant ainsi leur bonne dupe, douce vengeance pour le mal que leur fait l’homme.
Toutefois, les choses sont plus complexes, et l’homme seul jugé digne de parler avec les animaux est l’écrivain-poète. En cela, Sepulveda introduit discrètement sa réflexion sur ce qu’est le langage poétique et la littérature. Elle et il ne s’arrêtent pas à la jolie communication d’une histoire moralisatrice mais rétablissent un lien, un instinct, avec la nature. Apprendre à voler à une mouette blessée par la pollution, pour un chat d’appartement, c’est un peu reprendre sa vraie nature, se libérer d’un confortable attachement autodestructeur à la modernité qui endort. Le chat d’appartement, gros et rond, l’homme qui dort dans l’insouciance de ce qui se passe autour de lui, est amené par son obligation envers la nature malade qui se manifeste à lui à sortir de lui-même. Ainsi Zorbas devient à nouveau félin menaçant face à ce qui menace la petite mouette sa protégée, chats, rats, humains… Lui réapprendre à voler, c’est dire que la nature a besoin pour à nouveau s’envoler de l’aide active de l’homme, pas seulement de l’arrêt de ses mauvaises actions. On est bien dans un conte écologique.
Passages retenus
p. 103 : « – Tu es une mouette. Là, le chimpanzé a raison, mais seulement pour cela. Nous t’aimons tous, Afortunada. Et nous t’aimons tous, Afortunada. Et nous t’aimons parce que tu es une mouette, une jolie mouette. Nous ne te contredisons pas quand tu cries que tu es un chat, car nous sommes fiers que tu veuilles être comme nous, mais tu es différente et nous aimons que tu sois différente. Nous n’avons pas pu aider ta mère, mais toi, nous le pouvons. Nous t’avons protégée depuis que tu es sortie de ton œuf. Nous t’avons donné toute notre tendresse sans jamais penser à faire de toi un chat. Nous t’aimons mouette. Nous sentons que toi aussi tu nous aimes, que nous sommes tes amis, ta famille, et il faut que tu saches qu’avec toi, nous avons appris quelque chose qui nous emplit d’orgueil : nous avons appris à apprécier, à respecter et à aimer un être différent. Il est très facile d’aimer et d’accepter ceux qui nous ressemblent, mais quelqu’un de différent c’est très difficile, et tu nous as aidés à y arriver. Tu es une mouette et tu dois suivre ton destin de mouette. Tu dois voler. Quand tu y arriveras, Afortunada, je t’assure que tu seras heureuse et alors tes sentiments pour nous et nos sentiments pour toi seront plus intenses et plus beaux, car ce sera une affection entre des êtres totalement différents. »
p. 118-119 : « Bouboulina était une belle chatte blanche et noire qui passait de longues heures parmi les fleurs d’un balcon. Tous les chats du port se promenaient lentement devant elle, montrant l’élasticité de leur corps, le brillant de leur fourrure bien soignée, la longueur de leurs moustaches, l’élégance de leur queue dressée, ils essayaient de l’impressionner. Mais Bouboulina paraissait indifférente et n’acceptait que les caresses d’un humain qui s’installait sur le balcon avec une machine à écrire.
C’était un humain bizarre qui, parfois, riait en lisant ce qu’il venait d’écrire et d’autres fois froissait sans les lire les pages arrachées à la machine. De son balcon s’échappait toujours une musique douce et mélancolique qui endormait Bouboulina et provoquait de gros soupirs chez les chats qui passaient tout près.
– L’humain de Bouboulina ? Pourquoi lui ? Demanda Colonello.
– Je ne sais pas. Il m’inspire confiance. Je l’ai entendu lire ce qu’il écrit. Ce sont de beaux mots qui rendent joyeux ou triste, mais qui donnent toujours du plaisir et le désir de continuer à écouter, expliqua Zorbas.
– Un poète ! Ce qu’il fait s’appelle poésie. Tome 16, lettre P de l’encyclopédie, précisa Jesaitout. »
L’auteur : Né en 1962, Jean-Claude Mourlevat est originaire d’Ambert dans le Puy-de-Dôme. Il a enseigné l’allemand au collège avant de devenir acteur-clown, metteur en scène puis écrivain de littérature jeunesse à partir de 1997.
Résumé
Un beau matin, Jefferson le hérisson, se rend au coiffeur se faire rafraîchir la houppette, en rêvant d’inviter à dîner la nièce du coiffeur M. Edgar le blaireau. La porte est fermée. Jefferson entre par le jardin et découvre le pauvre coiffeur, allongé, une paire de ciseaux enfoncée dans la poitrine. Une vieille bique se réveille en frayeur et accuse Jefferson qui s’enfuit.
Son ami Gilbert le cochon, le rejoint à leur cabane d’enfants et ils démarrent la contre-enquête…
Commentaires
Relevant du genre de l’enquête policière, le récit se double d’une réflexion sur la condition animale avec notamment l’ekphrasis des vidéos des abattoirs par L214, mais encore par la visite des animaux en ville humaine. La réussite de l’enquête repose sur la solidarité des bons personnages, sur l’honnêteté et la sincérité de Jefferson et Gilbert. Un roman évidemment moral ou les méchants sont clairement identifiés, quoique simplement tueurs commandités quand le mystérieux commanditaire, l’homme qui veut continuer à manger de la viande, demeurera impuni, et donc cible d’une envie de vengeance par le lecteur. Le récit est tout de même léger, bien que tout y soit clairement dit, souligné et expliqué. C’est bien l’enchaînement des actions qui permet d’éviter toute lourdeur moralisante.
Le mécanisme de la fable animalière permet de multiples jeux de langue et de comique, portant sur l’ambiguïté entre animalité et humanisation, traits de caractère donnés habituellement aux espèces…
Passages retenus
p. 148 : « Tu as le coeur qui bat fort, expliqua-t-elle. Tu sais que c’est interdit, illégal, mais tu sais en même temps que c’est pour la bonne cause, que c’est moral, que tu dois le faire. Depuis quelques mois, M. Edgar préparait une opération spectaculaire. Une trentaine de vidéos à réaliser dans tout le pays et à publier en même temps. Ça devait être un coup de tonnerre sur le net. C’était programmé pour l’année qui vient. Mais il y a eu une fuite apparemment. Et voilà… »
Rendre à nos légendes leur portée polémique, faire le lien entre cultures ancienne et moderne
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Dario Fo, François, le Saint Jongleur (1999), La Fontaine éditions, Lille, 2012.
Traduit de l’italien par Nicole Colchat et Toni Cecchinato (Lu Santo Jullàre Françesco)
Résumé
Le célèbre François d’Assise se rend à Bologne, où, seul face à une immense foule, il aurait commencé par erreur un discours flattant l’esprit guerrier napolitain de ses spectateurs… Fils de riche marchand, il aurait prit part, à dix-sept ans, à la révolte d’Assise. Suite de quoi il aurait fait de la prison, puis se serait fait riche maçon et noceur. Une crise mystique l’aurait alors amené à se dépouiller de ses habits et richesses pour se consacrer à la reconstruction des églises de Dieu. Sur le chemin d’une carrière de pierres, il apprivoise un loup qui effrayait le peuple mais le seigneur le chasse. Un jour que François racontait les noces de Cana à ses amis, une personne lui reproche de traduire les textes sacrés en langue vulgaire. Il va en demander le droit au Pape en personne. François à bout de forces, est mourant, ses fidèles veulent l’emmener à l’hôpital.
La pièce était à l’affiche en 2020 dans une mise en scène de Claude Mathieu avec Guillaume Gallienne. Petit éditeur – édition comportant plusieurs maladresses de finition et de mises en forme -, ce qui n’empêche en rien le plaisir de lecture.
L’auteur : Dario Fo (1926-2016)
Né en Lombardie, non loin du Lac majeur, d’un père chef de gare et d’une mère fille de paysans, tous deux socialistes et antifascistes. Père acteur dans une troupe amateur. Pendant la seconde guerre, Dario rejoint les armées fascistes de Mussolini pour empêcher les suspicions contre sa famille. Il aurait ainsi aider à faire passer nombre de personnes menacées en Suisse, avant de rejoindre la résistance.
Il abandonne sa thèse d’architecture aux Beaux-Arts à Milan et commence à jouer dans les piccoli teatri (spécialisés dans l’improvisation et les monologues). Au début des années 50, il joue dans un variety show pour la radio RAI avec Franco Parenti. Il y crée ses premiers monologues-contes de fée inspirés de la Bible et autres jeux shakespeariens. Il collabore avec Giustino Durano sur Cocorico, sketch sur les noirs des États-Unis. Il fonde avec ses compères la revue I Dritti (les trois), et écrit des chansons, par exemple pour Fiorenzo Carpi.
Il se marie avec l’actrice Franca Rame en 54. Ils s’installent à Rome, et co-écrivent pour le cinéma et le théâtre, jouent au Teatro Arlecchino et fondent la compagnie Fo-Rame. L’aspect politique de leurs pièces et leur engagement se renforce à la fin des années 60, lui valant haine et représailles des fascistes. Fo critique également le Parti communiste et se rapproche davantage des anarchistes. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1997.
« Après ces coups de bourdon il n’a plus jamais été le même. Il marchait d’un pas exalté et la tête en l’air comme un illuminé… le regard perdu dans le ciel, il suivait les oiseaux du regard et pointait la lune, à la lune il disait : « Bonjour, ma sœur ! » Et aux étoiles ! « Mes petites sœurs… », au soleil : « Salut, mon frère… », à la terre : « Terre mère »… toute une famille, quoi ! »
Dario Fo
Commentaires
Dans le prolongement de l’Opéra bouffe écrit près de trente ans plus tôt, Dario Fo renoue avec l’inspiration du Moyen-Âge, la lutte sociale très corporelle et chrétienne de pièces comme la Naissance du jongleur trouve ici son écho. Inspiré par une biographie incomplète et emprunte de légendes, Dario Fo fait œuvre de réécriture littéraire de vie légendaire, à la façon de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires. C’est pour Dario Fo l’occasion de faire d’un personnage historique sérieux, fondateur d’un mouvement religieux – les Franciscains – un personnage populaire, héros et leader de luttes sociales. Il confère à son personnage d’abord un profil moderne de performeur de One Man Show, ultra doué capable de briller dans d’immenses places publiques sans micro ni effets de lumière. Mais également d’écrivain engagé aux valeurs pacifistes et à la finesse ironique très socratique (la fausse erreur, comme un lapsus, comme fausse naïveté socratique, montre et démontre l’enflure fausse d’un discours flatteur et patriotique transposable). Sans renier le comique de geste propre aux farces du Moyen-âge (les coups, saint François transformé en Tarzan des églises, de corde en corde, nu et casse-cou…), l’auteur opère une impressionnante mise en abyme (le jongleur moderne joue un jongleur médiéval jouant lui-même saint François) qui rapproche pourtant indiscutablement les luttes sociales des cités du Moyen-Âge de celles de nos jours, de par les conséquences (dégâts, emprisonnement des leaders identifiés). Mais Dario Fo ne travestit pas non plus le sens chrétien du message de François. On trouve une ardente critique de la vie de lucre et de gaspillage, critique des élites religieuses baignées de luxe. Le portrait terrible du pontife en politicien machiavélique capitaliste s’oppose à une vocation de dénuement qui empêche la dérive de la pensée spirituelle de charité chrétienne en pouvoir sur le peuple. La vie de gaspillage et de luxe, menée par François et par les élites de l’Église, est une image de la société de consommation individualiste moderne. François est une incarnation du self made man à l’américaine, passé de simple maçon ordinaire à grand riche. Son renoncement est aussi l’image d’une écologie politique en vigueur de nos jours. La légende de l’apprivoisement du loup est aussi une fable écologique. Animal ou homme, domestication ou exploitation, esclavage, le discours de la critique anticapitaliste rejoint l’écologie. On ne peut espérer dénaturer l’animal ni même l’humain. Saint François dialoguant, débattant, luttant de rhétorique avec ses supérieurs puis avec le pontife, offre une scène historique incroyable bien que orientée sur le grotesque et l’anecdotique propre à la farce médiévale, irrévérencieuse (mettant en scène l’archange et l’Ivrogne comme dans les noces de Cana de l’Opéra bouffe). Mais le différent, au lieu d’être théologique, est profondément politique, portant sur la lutte sociale, que ce soit sur le droit d’utiliser la langue vulgaire (pour que les fidèles s’approprient la pensée spirituelle par eux-mêmes et s’instruisent ainsi avec les écritures plutôt que de se laisser guider comme des moutons) ou que ce soit pour la question des offrandes en échange de charité (accepter les offrandes et gérer des ressources pour que l’Église fasse charité, c’est non seulement l’enrichissement de l’Église, mais également l’appropriation d’un pouvoir de décision sur qui mérite et qui ne mérite pas la charité, un pouvoir qui ouvre toute porte à l’injustice du jugement personnel, de la subjectivité du prêtre sur les mœurs, opinions et autres de la personne dans le besoin…). Le final épique et grotesque du déplacement du malade, de la tentative de vol et d’appropriation du canonisé, achève une critique de la société intéressée capitaliste, mais le discours politique se tourne simplement en regard poétique et pardonnant, douceur d’un homme fondamentalement humain. Dario Fo fait le lien entre la culture populaire du One Man Show, la culture médiévale des jongleurs et l’origine du théâtre où l’homme seul en scène faisait vivre un récit spectaculaire. Par les différents échos historiques et politiques qu’il suggère, par les personnages qu’un même jongleur joue, avec un recul, Dario Fo se rapproche là du principe dialogique bakhtinien analysé à partir des oeuvres de Dostoïevski et de Rabelais où l’écriture ne doit plus être la simple parole subjective portée par un auteur mais un dialogue entre différentes voix qui se donnent en spectacle, spectacle qui donne au spectateur une opportunité de penser par lui-même et donc de s’émanciper des discours égocentriques, intéressés ou de propagande.
Passages retenus
p. 23 : François n’était pas seulement homme d’esprit… il était aussi spirituel… Cette réplique, vous ne l’avez pas vraiment saisie. Hier soir j’ai fait le même jeu de mots sur « spirituel » et il y a eu un grand éclat de rire dans le public : la salle était remplie de Franciscains. Eux ils ont immédiatement capté l’allusion ironique sur le spirituel, puisque spirituel était le mouvement des frères mineurs qui suivaient à le lettre la Règle des pauvres de Saint François. C’est pourquoi, s’il y a par hasard des frères mineurs dans la salle, cela déclenche immédiatement une explosion de rires. Ce soir, seuls quelques uns ont ri, et encore à voix basse. Il n’y a de toute évidence que quelques dominicains et trois ou quatre jésuites dans la salle… Comme chacun sait, on rit dans ces ordres-là aussi, mais très intérieurement. Et il faut bien dire que ce sont eux, ses amis les plus proches, qui lui ont infligé les pires trahisons qui soient. Alors qu’il était déjà devenu saint et que tout le monde était au courant de sa béatitude, partout et en tout lieu, y compris au-delà des mers, eux, ses malembouchés d’amis disaient : je me souviens que quand François a été inondé par la grâce… C’est arrivé le jour où il a pris sur la tête le battant de la grosse cloche, alors qu’il se trouvait dedans. Après ces coups de bourdon il n’a plus jamais été le même. Il marchait d’un pas exalté et la tête en l’air comme un illuminé… le regard perdu dans le ciel, il suivait les oiseaux du regard et pointait la lune, à la lune il disait : « Bonjour, ma sœur ! » Et aux étoiles ! « Mes petites sœurs… », au soleil : « Salut, mon frère… », à la terre : « Terre mère »… toute une famille, quoi ! Et puis il parlait avec les animaux, avec les oiseaux… avec les chevaux, les loups et même les fourmis (Il se penche vers le sol en agitant les doigts et parle avec une voix de fausset.) : « Jolies petites fourmis, doux insectes, petites bestioles en files indiennes, bien rangées… trillilli li lirili ». Puis il les bénissait, s’en allait… Il les oubliait et les écrasait toutes.
p. 46 : À quoi ça sert qu’on se déplace pour prêcher… puisqu’aucun de nous n’est capable de faire des miracles ! Il ne nous reste plus qu’à dissoudre cette communauté des Frères Mineurs, qui est morte née ! – Non, n’exagère pas maintenant ! J’ai dit ça par amour du paradoxe. Bien-sûr qu’on peut suivre l’Évangile mais avec un peu d’élasticité et de bon sens. Au début il faut penser à rassembler quelques bricoles, l’une ou l’autre petite chose, pendant les années fastes… pas pour toi… pas seulement pour toi… mais aussi pour les pauvres ! Sinon comment vas-tu faire la charité, si tu n’as pas mis quelques provisions de côté ? Imagine quelqu’un qui veut remercier la sainte personne que tu es, il s’approche de toi et te dit : « J’éprouve de la gratitude envers toi, François ! » Et il te donne deux paniers de victuailles. « Toi, prends-les ! » […] – Non, dit François – on ne peut pas ! – Comment ça, on ne peut pas ? – On ne peut pas recueillir de biens, même pas pour les donner aux pauvres, même pas les offrandes de passage… parce que si j’accepte de recueillir des victuailles ou des marchandises à distribuer aux plus démunis… Dès l’instant où ces donations passent entre mes mains pour être distribuées, je m’arroge un pouvoir, une puissance… « Tiens, voilà… ce panier plein de nourriture est pour toi !… Pour toi, pauvre malheureux qui meurs de faim : deux sachets de pain ! Tiens… voici un veau… vivant ! Tiens, tue-le toi-même parce que moi ça m’impressionne !… À toi maintenant !… Toi ? Toi, rien ! Je regrette… Tu as faim ? Je ne te donne rien parce que tu ne me plais pas ! C’est une injustice ? Ça m’est égal : c’est moi qui fais les parts ! C’est moi qui distribue ! C’est moi le patron de la charité.
Bâtissons une société conviviale ! (au lieu de parler du concept négatif et économiste de décroissance…)
Illich (Ivan) 1973, La Convivialité (Tools for Conviviality), Seuil, coll. « Points Essais », 2003. (écrit directement en français ? ou traduit par lui-même ?)
⭐⭐⭐⭐⭐
Note : 4.5 sur 5.
Résumé
À la société de production industrielle, qui place l’homme en quasi situation d’esclave face à la consommation, aux technologies, et au travail, et qui avance irrémédiablement vers la destruction de l’homme et de l’environnement, l’auteur oppose une société conviviale dans laquelle l’homme reprend contrôle des outils et des institutions en leur imposant des limites, les empêchant ainsi d’acquérir un monopole radical menaçant libertés et égalité.
Les institutions telles que l’école, la santé, les médias, en prônant un perfectionnement de l’être humain, sont producteurs de spécialistes, et soutiennent ainsi la hiérarchisation de la société et la recherche du spécial, du luxe et du nouveau comme nécessités. Elles font naître des besoins secondaires qui paraissent primaires à cette élite puisque leur fonction en requiert la possession et la maîtrise. Or, ces besoins secondaires sont bientôt réclamés par les classes inférieures puisqu’elles veulent s’améliorer. Et toute la société est donc à contribution pour rendre possibles et populaires ces inventions chères et tout à fait secondaires.
« Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote. […] J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » (p. 13)
Ivan Illich
L’auteur : Ivan Illch (1926-2002)
De père croate et de mère juive allemande convertie, Ivan Illich grandit à Split avant que sa mère n’émigre à Vienne puis à Florence à cause de l’antisémitisme. Illich fait des études à Rome en cristallographie, en théologie et en philosophie puis se fait prêtre.
En 1951, il part aux États-Unis à l’Université de Princetown pour faire un doctorat d’histoire sur Albert le Grand. Il s’occupe d’une paroisse dans un quartier porto-ricain de New-York avant d’obtenir un poste à l’Université catholique de Porto-Rico où il fonde un centre de formation à la culture latino-américaine pour les prêtres.
En 1960, il quitte son poste en désaccord avec sa hiérarchie au sujet des préservatifs. Il fonde le Centre interculturel de documentation (CIDOC) à Cuernavaca au Mexique. Il clôt l’expérience en 76 pour éviter d’être institutionnalisé et rentre en Europe pour occuper une chaire d’histoire à l’Université de Brême et puis de Hagen.
Il décède en 2002 des suites d’un cancer qu’il a refusé de soigner médicalement pendant vingt ans. Sa pensée a une grande influence sur la gauche et notamment sur la pensée anarchiste.
Commentaires
Illich commence un peu là où les thèses de Günther Anders (dans l’Obsolescence de l’homme, 1956) s’arrêtent : l’homme crée des outils qu’il ne comprend pas tout de suite, qui le dépassent, et qui modifient sa vision du monde et son comportement, l’entraînant à s’adapter, à se surpasser de manière désespérée pour concurrencer la machine. Là où Anders interroge prudemment – mais sa réponse est évidente – la viabilité de ce futur dicté par les technologies, Illich pose d’emblée ce détraquement et la nécessité de limites. Il se sert de la notion de seuil au-delà duquel une technologie devient néfaste.
Illich part aussi de cet acquis – par exemple chez Franz Fanon – qu’il est inutile de s’opposer à la classe propriétaire des outils (telle qu’on le voit dans une compréhension simplifiée de la pensée de Marx), celle-ci sera remplacée par une autre élite qui fera le même usage des mêmes outils. Il faut s’opposer aux institutions qui soutiennent ce système et ont intérêt à la défense de ces techniques et technologies qui justifient leur spécialisation et donc leur supériorité de classe. L’école, l’administration, la santé, légitiment leur hiérarchisation, et donc le système d’inégalités qui va avec, par la maîtrise de certains outils techniques et technologiques. Rendre par exemple, la quête de diplôme moins valorisante, la culture perfectionnée et académique moins nécessaire, la possession de diplôme, de papiers, de permis… moins obligatoire, la prolongation de la vie en mauvaise santé et de la bonne santé dans un travail déséquilibrant moins obsédante, c’est retirer tout pouvoir à ces institutions. Or, pour ce faire, il faut retirer de l’importance à certains objets industriels qui légitiment la supériorité de ceux qui ont escaladé l’échelle de ces institutions : si l’on utilise moins les voitures, le permis perd donc de sa valeur, si l’on demande moins de services perfectionnés à l’hôpital, si l’on refuse le travail à l’usine pour des travaux conviviaux où l’outil ne détruit pas la santé ; si le boulot manuel que tout le monde peut exécuter et l’artisanat prennent plus de valeur marchande que la capacité à surveiller une machine, alors le diplôme perd de sa valeur et la société industrielle perd aussi ces forces qui la soutiennent.
Cette position très polémique de poser comme néfastes et même perverses les institutions officiellement reconnues comme les plus utiles et positives que sont l’école et la santé, est particulièrement difficile à expliquer car c’est bien là que se tient toute la complexité de la société de consommation. Les révolutionnaires se lèvent souvent contre les gouvernements et donc contre l’élite d’un temps, propriétaires des biens et des outils de production de richesse, s’insurgent devant les grandes entreprises leaders de la production industrielle, créateurs évidents d’une dépendance, d’une frustration, et d’inégalités terribles, responsables de la destruction de l’environnement, mais très rarement contre des institutions comme l’école et la santé, qui seraient pourtant celles à revoir en priorité pour redéfinir un monde convivial.
Illich dénonce tout simplement l’obligation scolaire, ainsi que la dépendance à la possession de diplômes pour occuper des fonctions importantes dans la société. Cette obligation rend donc obligatoire elle aussi une ségrégation entre diplômés et échoués du système scolaire, et donc la constitution de classes ou castes sociales.
De même, il dénonce le vice de la médecine qui s’approprie le droit de soigner – même les symptômes les plus évidents – de par ses diplômes, et surtout s’évertue à soigner des maladies et des blessures au lieu de s’attaquer à ce qui les provoque. L’institution sanitaire, et l’obligation de passer par elle, entretiennent ainsi un système déséquilibré et destructeur.
Ces positions supérieures des cadres justifient l’usage de certaines technologies : comment imaginer tous les professeurs, les médecins, les cadres supérieurs… sans leur voiture, sans leur ordinateur, sans internet, sans colloque à l’étranger… Illich critique ainsi l’illusion des transports rapides : la voiture permet de se déplacer plus loin en moins de temps, étendant donc la possibilité de travailler, de se procurer les biens de première nécessité, etc. ; or, le travailleur ne gagne donc pas de temps puisqu’il s’installe plus loin – provoquant au passage la fermeture des commerces de proximité, le groupement des écoles et des administrations… – il devient même dépendant à sa voiture et aux dépenses d’entretien qui y sont attachées, si la voiture casse, il devient défectueux pour le patron. Illich pose ainsi le seuil de perversion des outils de transport au vélo qui seul reste convivial car il ne nécessite pas d’énergie extérieure, ni de compétence particulière, dont la technologie peut être réparée et maîtrisée par les usagers…
Mais Illich n’est pas totalement opposé à toute production industrielle, mais au monopole que celle-ci peut acquérir, et donc à l’écrasement et à la destruction quelle provoque sur le reste du champ sociétal – production artisanale, anciens outils ne nécessitant pas d’énergie, etc. Ainsi, si Illich critique les transports en commun et le train, souvent vus comme des outils moins polluants et plus positifs socialement, car créateurs également d’une dépendance à l’énergie et à la technologie, d’une obsession du temps, il ne leur enlève pas tout intérêt mais leur enlève le rôle de solutions technologiques à la dérive d’une société technologique. C’est presque cinquante ans plus tard qu’apparaissent l’évidence de ces fausses solutions technologiques : le nucléaire comme fournisseur d’énergie propre, le TGV comme moyen de transport ultra rapide pour une élite… Le bus comme réponse à la voiture individuelle est un leurre pour Illich, le transport collectif n’est qu’un des outils de l’ensemble du pack transport à haute vitesse qui rend possible et même nécessaire une société accélérée, polluante, énergivore, urbaine… En rendant populaires et accessibles même aux plus pauvres les transports rapides comme le métro, la société impose à ses pauvres cette utilisation, cette disponibilité dans l’espace – vous ne pouvez refuser un job à l’autre bout de la région.
Autre forme de faux progrès dénoncée par Illich, ce sont les normes attendues pour la construction d’un logement décent qui empêchent ainsi l’auto-construction peu coûteuse pour les classes pauvres et renforcent le pouvoir des architectes diplômés seuls à même de valider une construction. Illich montre ainsi comment les normes et les droits sont maintenant devenus les défenseurs de la société industrielle. Pourtant, c’est aussi par eux – la justice, la police – que peuvent se renverser l’équilibre de cette société. En faisant appel au vrai rôle de ces institutions protectrices, on peut renouer avec ce qui fait le coeur identitaire d’une société et donc influencer les lieux de décision. La redéfinition et réorientation de la justice et de la police, est nécessaire pour l’avènement d’une nouvelle société.
Passages retenus
p. 44 : « L’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La majorité des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale. »
p. 58 : « L’émergence de nouvelles formes d’énergie et de pouvoir a changé le rapport que l’homme entretenait avec le temps. Le prêt à intérêt était condamné par l’Église comme une pratique contrenature : l’argent était par nature un moyen d’échange pour acheter le nécessaire, non un capital qui pût travailler ou porter des fruits. Au XVIIe siècle, l’Église elle-même abandonna cette conception, quoique ce fût à regret, pour accepter le fait que les chrétiens étaient devenus des capitalistes marchands. L’usage de la montre se généralisa et, avec lui, l’idée du « manque » de temps. Le temps devint de l’argent : j’ai gagné du temps, il me reste du temps, comment vais-je le dépenser ? […]
Bientôt on commença à considérer ouvertement l’homme comme une source d’énergie. On chercha à mesurer la prestation quotidienne maximale que l’on pouvait attendre d’un homme, puis à comparer le coût de l’entretien et la puissance de l’homme avec ceux du cheval. L’homme fut redéfini comme source d’énergie mécanique. »
p. 94-95 : « Qu’apprend-on à l’école ? On apprend que plus on y passe d’heures, plus on vaut cher sur le marché. On apprend à valoriser la consommation échelonnée de programmes. On apprend que tout ce que produit une institution dominante vaut et coûte cher, même ce qui ne se voit pas, comme l’éducation ou la santé. On apprend à valoriser l’avancement hiérarchique, la soumission et la passivité, et même la déviance-type que le maître interprétera comme symptôme de créativité. On apprend à briguer sans indiscipline les faveurs du bureaucrate qui préside aux séances quotidiennes, à l’école le professeur, à l’usine le patron. On apprend à se définir comme détenteur d’un stock de savoir dans la spécialité où l’on a investi son temps. On apprend, enfin, à accepter sans broncher sa place dans la société, à savoir la classe et la carrière précises qui correspondent respectivement au niveau et au champ de spécialisation scolaire.
Les règles d’embauche dans les industries naissantes des pays pauvres sont telles que seuls les industries naissantes des pays pauvres sont telles que seuls les scolarisés prennent les places rares, parce qu’ils sont les seuls à avoir appris à se taire à l’école. Ces places à la chaîne sont définies comme les plus productives et les mieux payées, de sorte que l’accès à la fabrication et à l’acquisition de produits industriels est réservé aux scolarisés et interdit aux non-scolarisés. Fabriqués par la machine, chaussures, sacs, vêtements, nourritures congelées et boissons gazeuses évincent du marché des biens équivalents qui étaient convivialement produits. L’école sert l’industrialisation en justifiant au tiers monde l’existence de deux secteurs, celui du marché et celui de la subsistance : celui de la pauvreté modernisée et celui d’une nouvelle misère des pauvres. Au fur et à mesure que la production se concentre et se capitalise, l’école publique, pour continuer à jouer son rôle d’écran, coûte plus cher à ceux qui y vont, mais fait payer la note à ceux qui n’y vont pas. »
p. 98 : « Pendant que l’école élargit le champ de ses prétentions, d’autres services se découvrent une mission d’éducateurs. La presse, la radio et la télévision ne sont plus seulement des moyens de communication, dès lors qu’on les met consciemment au service de l’intégration sociale. Les hebdomadaires connaissent l’expansion en se remplissant d’information stéréotypée, ils deviennent des produits finis, livrant tout emballée une information filtrée, aseptisée, prédigérée. Cette « meilleure » information supplante l’ancienne discussion du forum ; sous prétexte d’information, elle suscite une boulimie docile d’aliments tout préparés et tue la capacité native à trier, maîtriser, organiser l’information. On offre au public quelques spécialistes vulgarisés par l’emballeur du savoir, on confine la voix des lecteurs dans leur courrier ou dans les réponses (aux diverses enquêtes proposées) qu’ils envoient docilement.
Or les hommes n’ont pas besoin de davantage d’enseignement. Ils ont besoin d’apprendre certaines choses. Il faut apprendre à renoncer, ce qui ne s’apprend pas à l’école, apprendre à vivre à l’intérieur de certaines limites, comme l’exige par exemple la nécessité de répondre à la question de la natalité. La survie humaine dépend de la capacité des intéressés d’apprendre vite par eux-mêmes ce qu’ils ne peuvent pas faire. Les hommes doivent apprendre à contrôler leur reproduction, leur consommation et leur usage des choses. Il est impossible d’éduquer les gens à la pauvreté volontaire, de même que la maîtrise de soi ne peut être le résultat d’une manipulation. Il est impossible d’enseigner la renonciation joyeuse et équilibrée dans un monde totalement structuré en vue de produire toujours plus et de créer l’illusion que ça coûte toujours moins cher. »
p. 101 : « Les intoxiqués de l’éducation font de bons consommateurs et de bons usagers. Ils voient leur croissance personnelle sous la forme d’une accumulation de biens et de services produits par l’industrie. Plutôt que de faire les choses par eux-mêmes, ils préfèrent les recevoir emballés par l’institution. Ils étouffent leur pouvoir inné d’appréhender le réel. »
p. 105 : « Jamais l’outil n’a été aussi puissant. Et jamais il n’a été à ce point accaparé par une élite. Le droit divin volait moins au secours des rois d’antan que la croissance des services à celui des cadres d’aujourd’hui, dans l’intérêt supérieur de la production. »
p. 111 : « L’innovation coûte cher ; pour justifier la dépense, le gestionnaire doit prouver qu’elle est un facteur de progrès. Pour chiffrer ce progrès, dans une économie planifiée, le département de recherche et développement appelle à son secours la pseudo-science, et dans une économie de marché, celui des ventes recourt aux études de marché. En tout état de cause, l’innovation périodique nourrit la croyance qui l’a engendrée, l’illusion que ce qui est nouveau est mieux. Cette croyance est devenue partie intégrante de la mentalité moderne. On oublie seulement que toutes les fois qu’une société industrielle se nourrit de cette illusion, chaque nouvelle unité lancée sur le marché crée plus de besoins qu’elle n’en comble. Si ce qui est nouveau est mieux, ce qui est vieux n’est pas aussi bon ; le lot de l’humanité, dans son écrasante majorité, est alors bien mauvais. Le consommateur, l’usager, ressent durement la distance entre ce qu’il a et ce qu’il serait mieux d’avoir. Il mesure la valeur d’un produit à sa nouveauté, et se prête à une éducation permanente, en vue de la consommation et de l’usage de l’innovation. »
p. 113 : « Une société gelée serait tout aussi insupportable à l’homme que la société de l’accélération : entre les deux se place la société d’innovation conviviale. Le changement accéléré enlève tout sens à la régie d’une société par le Droit. La raison en est que le Droit se fonde sur le précédent. Au-delà d’un certain seuil d’accélération, il n’y a plus de place pour cette référence au précédent, et donc pour le jugement. En perdant ce recours au Droit, la société se condamne à l’éducation. »
p. 134 : « Peu à peu, non seulement la police, mais aussi les organes législatifs et les tribunaux en sont venus à être tenus pour un outillage au service de l’État industriel. Qu’ils défendent parfois l’individu devant les prétentions de l’industrie, c’est l’alibi de leur docilité à servir le monopole radical et de leur servilité à légitimer une concentration toujours plus forte des pouvoirs. À leur manière propre, les magistrats deviennent un corps d’ingénieurs de la croissance. En démocratie populaire ou capitaliste, ils sont les alliés « objectifs » de l’outil contre l’homme. Avec l’idolâtrie de la science et la corruption du langage, cette dégradation du Droit est un obstacle majeur au réoutillage de la société.
On comprend qu’une autre société est possible quand on parvient à l’exprimer clairement. On provoque son apparition quand on découvre le procédé par lequel la société présente prend ses décisions. On organise sa structure quand on utilise la langue maternelle et les procédures traditionnelles du Droit pour servir des buts opposés à ceux que se fixe leur présent usage. Car, dans chaque société, il y a une structure profonde qui organise la prise de décision. Cette structure existe partout où des hommes se rassemblent. »
p. 141 : « Ce qui m’intéresse n’est pas l’opposition entre une classe d’hommes exploités et une autre classe propriétaire des outils, mais l’opposition qui se place d’abord entre l’homme et la structure technique de l’outil, ensuite – et par voie de conséquence – entre l’homme et des professions dont l’intérêt consiste à maintenir cette structure technique. Dans la société, le conflit fondamental touche des actes, des faits ou des objets sur lesquels des personnes entrent en opposition formelle avec les entreprises et les institutions manipulatrices. Formellement la procédure contradictoire est le modèle de l’outil dont disposent les citoyens pour s’opposer aux menaces que l’industrie fait peser.
À de rares exceptions près, les lois et les corps législatifs, les tribunaux et les jugements, les plaignants et leurs requêtes sont profondément pervertis par l’accord unanime et écrasant qui accepte sans murmure le mode industriel de production et ses slogans : toujours plus, c’est toujours mieux. »
p. 147 : « Je ne fais que conjecturer l’aggravation de la crise. Mais je puis exposer avec précision la conduite à tenir devant et dans la crise. Je crois que la croissance s’arrêtera d’elle-même. La paralysie synergétique des systèmes nourriciers provoquera l’effondrement général du mode industriel de production. Les administrations croient stabiliser et harmoniser la croissance en affinant les mécanismes de contrôle, mais elles ne font que précipiter la méga-machine industrielle vers son second seuil de mutation. En un temps très court, la population perdra confiance non seulement dans les institutions dominantes, mais aussi dans les gestionnaires de la crise. Le pouvoir qu’ont ces institutions de définir des valeurs (l’éducation, la vitesse, la santé, le bien-être, l’information, etc.) s’évanouira soudainement quand sera reconnu son caractère d’illusion.
Un événement imprévisible et probablement mineur servira de détonateur à la crise, comme la panique de Wall Street a précipité la Grande Dépression. Une coïncidence fortuite rendra manifeste la contradiction structurelle entre les fins officielles de nos institutions et leurs véritables résultats. Ce qui est déjà évident pour quelques uns sautera tout à coup aux yeux du grand nombre : l’organisation de l’économie tout entière en vue du mieux-être est l’obstacle majeur au bien-être. »
p. 157 : « Le Droit garde toute sa puissance, même lorsqu’une société réserve à des privilégiés l’accès à la machine juridique, même lorsqu’elle bafoue systématiquement la justice et pare le despotisme du manteau de simulacres de tribunaux. Quand un homme défend le recours au langage ordinaire et à la procédure formelle, cependant que ses compagnons de la révolution le traînent au banc des accusés, le recours d’un individu à la structure formelle inscrite dans l’histoire d’un peuple reste l’outil le plus puissant pour dire le vrai, pour dénoncer l’hypertrophie cancéreuse et la domination du mode industriel de production comme la dernière forme d’idolâtrie. L’angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot et, plus exactement, dans le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale. »
Aslı Erdoğan 1998, La Ville dont la cape est rouge, Actes Sud, Babel, 2003, traduit du turc par Esin Soysal-Dauvergne, réédition poche Babel 2018.
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Résumé :
Özgür venue pour ses études, vit depuis déjà quelques temps à Rio. Elle a été soufflée en quelques semaines par toute la puissance de cette ville d’extrême. Extrême attraction, extrême répulsion. Chaleur, humidité, amour, déception, violence, peur, solitude… Elle a quitté ses études, travaille à peine. Ses vêtements en lambeaux n’éveillent plus la convoitise. Elle vit presque recluse, avec son thé et ses cigarettes, ne sortant qu’en dernier recours quand les paquets sont vides et qu’il n’y a plus rien à manger. Qu’est-ce qui la retient encore à Rio ? lui demande sa mère.
La vie est un rêve qu’on fait entre deux clins d’oeil. Rien qu’un rêve…
p. 167
L’Auteure : Aslı Erdoğan (1967- )
Turque de parents grec et tcherkesse, intellectuels persécutés par les régimes turcs issus de putschs dans les années 80. Enfant surdouée ayant abandonné une carrière de scientifique au centre européen de recherche sur le nucléaire à Genève, pour des études d’anthropologie et une carrière d’écrivaine.
Défenseuse des droits des femmes en Turquie, luttant pour la reconnaissance du génocide arménien et pour la cause kurde, elle est incarcérée après la tentative de putsch pour trahison par le régime de Recep Tayyip Erdoğan. Après quelques mois, elle est remise en liberté et trouve refuge en Allemagne, à Francfort.
Titre original : Kırmızı Pelerinli Kent (on remarque le mot pèlerine), publié en 1998
Les personnes solitaires causent toujours un peu trop.
p. 124
Commentaires
Double de l’écrivaine venue au Brésil pour ses recherches en anthropologie, la narratrice mêle son expérience vitale au roman qu’elle écrit, comme l’écrivaine. Fallait-il ainsi un double recul, voire triple avec une certaine poétisation de l’expérience et distorsion chronologique des événements, pour oser raconter cette expérience vitale d’une puissance si marquante ? Probablement bouleversante, intimement, mais aussi au niveau des conceptions du monde, cette rencontre, cette plongée dans la ville de Rio pose problème à l’écrivaine en ne donnant pas une histoire linéaire, à l’unité d’action bien précise. L’histoire d’amour est-elle intéressante en elle-même ? Même pas assez déceptrice pour faire de la narratrice une anti-héroïne. Les aventures, le danger rencontré ? Finalement sans conséquences apparentes. La poésie du pays, des paysages, des couleurs, des corps, des sons ? Là encore, pas d’unité, et même pas de beauté extraordinaire qui mériterait un poème ou récit poétique. Comment ainsi raconter cette expérience sans mentir en embellissant ou en complexifiant l’expérience vécue ? Faut-il pour autant renoncer à raconter une expérience si riche, si pleine, si bouleversante ? Le meilleur moyen de rester fidèle à cette expérience est bien la distance de la fiction, la mise en abyme de la création romanesque, qui permet de saisir dans toute sa complexité comme le personnage féminin de la narratrice est prise dans son corps, dans son coeur, dans son âme, dans son sens esthétique. Tout le réel qu’elle essaie de capter pour son projet de roman, c’est ce spectacle que Asli Erdoğan nous tend. Elle est ouverte et reçoit tout l’impact de Rio. Et c’est bien un feu d’artifices, un mélange, une accumulation d’exubérance (les corps même pas beaux et pourtant tellement chargés d’érotisme), de puissance et d’ennui (tant de choses, de vie et pourtant tout passe autour), d’émotions fortes (la peur des balles, les détonations, les rencontres et simples confrontations d’oeil sont déjà des épreuves comme des westerns) et de grandes pitiés (les sans-domiciles). En errant ainsi à travers les souvenirs, les morceaux de roman, les notes de visite, le lecteur ressent la ville de Rio avec Özgür. Le récit mêle ainsi un travail de recherche anthropologique, quasi impossible sur une ville monde, un travail de psychanalyse après le multi-traumatisme de la rencontre avec Rio, une recherche sur l’écriture biographique, et sur l’écriture esthétique… Mais c’est tout de même le regard sur la pauvreté et la marge qui demeure le plus captivant, l’expérience sociale de l’auteure ayant probablement été tout aussi décevante que celle de son personnage, son regard s’est porté logiquement davantage sur la misère de Rio, explosive même en comparaison de celle de la Turquie, surtout dans la capitale, que sur le monde lumineux et nouveau riche, les plages… Dans le dénuement, le personnage touche, effleure cette misère, mais ne peut vraiment la comprendre tant l’humanité qu’elle a connu est loin de celle des favelas. De même le monde des populations favorisées brésiliennes est hermétique, inaccessible. Cette ville d’extrême inégalité lui laisse seul le micro monde des petits artistes et marginaux, coincés entre deux mondes.
Passages retenus
Les pauvres d’un temps, p. 67 : Elle est fauchée. Mais c’est une misère passagère, elle n’a fait qu’une pause parmi ceux qui débutent dans la vie, sans moyens, sans piston. Nous, nous sommes destinés à souffrir dès notre naissance, tandis qu’eux ils font le choix plus tard. Le jour où elle cessera de voir le monde à travers ses critères personnels, où elle apprendra à gérer la situation en faisant des concessions, elle retournera dans son foyer, elle retrouvera les privilèges qu’elle a si facilement compromis. Tandis qu’à nous personne n’a rien donné ; par conséquent, nous prenons ce que nous avons envie, à la mesure de nos forces.
Critique du mauvais voyageur, du colon, p. 86 : Tous ces voyageurs entraînés par des tourbillons, des vents inconnus, des courants sous-marins, sur ce continent éloigné du foyer de la civilisation, abandonné… D’anciens nazis, des hors-la-loi, des terroristes internationaux, des dictateurs déchus, des marins, des chasseurs franchissant les océans, à la poursuite du fantôme de la liberté… Tous ceux qui pourchassent jusqu’aux tropiques un souvenir d’amour ayant atteint la perfection dans la mémoire ; ceux qui cherchent leur « Atlantis engloutie », qui « se » cherchent ; ceux qui croient que la musique, la danse et la passion remédient à la souffrance de l’existence… Ceux qui, laissant leur conscience de côté, ainsi que leur manteau et leurs bottes, s’acharnent sur des fesses d’enfants bon marché… Des romantiques inguérissables, qui ornent leurs chambre avec des posters du Che, qui courent vers des marécages car, dans leur pays, ils n’ont plus d’idéal au nom duquel ils peuvent mourir… Ceux qui vivent avec la nostalgie de continents toujours plus lointains, qui se jettent d’un horizon à l’autre… Ceux qui se réfugient en Amérique du Sud qui déborde de chimères, de promesses, de contes ; qui est une toile vide sur laquelle on peut dessiner tous ses rêves… Et tous ceux qui, tombés à genoux, lèchent le sol dans leurs châteaux imaginaires…
Tableau de la pauvreté à Rio de Janeiro, pp. 118-119 : Des créatures cauchemardesques, ressemblant aux rescapés d’Auschwitz, la tête couverte de bandages, mutilées, avec des pattes d’éléphant, des jambes de bois ; des adolescentes impitoyables, rabougris, se promenant en bandes ; des fillettes violées chaque jour ; des femmes qui luttent contre une faim redoublée ; d’autres, à moitié détraqués, enveloppés de haillons, qui marquent leur territoire grâce à leur puenteur, se répandent à des mètres de distance, comme celle des putois ; des enfants mendiants, recouverts de marques de coups, de brûlures, de torture ; des enfants tuberculeux, atteints de trachome, de sida… Des fous à lier, qui parlent tout seuls, qui poussent des ricanements, qui se masturbent, qui lancent des injures – totalement justifiées – aux passants représentant l’humanité… Des vieux, dont on souhaite qu’ils quittent ce monde le plus vite possible, qui s’accrochent à la vie avec leurs dents cariées… Les seigneurs des sans-abris, divisés en castes : les cambrioleurs, les imposteurs, les voleurs à la tire, les dealers de drogue, les espions… La classe moyenne, travaillant avec honnêteté : ceux qui vendent, sur leurs étagères de seconde main, des billets, des jetons, des confiserie à la noix de coco, des guaranas, des batidas… Des tribus, se rassemblant autour du feu gigantesque, sous le pont… Des familles enchevêtrées par des liens incestueux, où on ne connaît ni le nombre, ni l’âge des enfants, ni l’identité des parents… Les mendiants, qui essaient d’arracher le maximum de jours, d’heures, de minutes de tolérance presque zéro de Rio… Il y a aussi ceux qui ne sont même plus en état de mendier. La faim les a conduits à la limite de la mort, ils ont atteint le niveau le plus pur, le plus simple de l’existence : la substance vivante… Ils dorment sans cesse, nuit et jour, allongés sur l’asphalte brûlant ou le béton humide, en plein milieu des flaques de boue, des trottoirs. Ils dorment, indifférents à tout ce qui se passe autour d’eux, aux pluies tropicales qui durent parfois des semaines, au soleil mortel, aux bus, aux policiers à ceux qui les enjambent, qui les heurtent, qui les insultent ou qui leur laissent un morceau de pain moisi. C’est un sommeil qui s’approfondit, s’alourdit, se coagule progressivement ; un voyage nonchalant vers les frontières du pays des Morts… Leur mort est toujours silencieuse, comme une bougie qui s’éteint dans le vent. Une mort à laquelle ne se mêlent ni prières, ni cantiques, ni trompettes. Ils ne gémissent pas, ne hurlent pas, ne se révoltent pas. Parce qu’il n’y a personne pour les entendre. Ils résistent à la moindre particule de vie qui leur reste, avec la passion la plus vieille, la plus désespérée, la plus irrésistible du corps, avec une volonté de fer, ils résistent, résistent, résistent…
Mort d’un sans-domicile, p. 161 : La femme avait été tuée ! Elle regarda désespérément autour d’elle pour demander de l’aide. Les voitures, les motos, les bus, transportaient les gens insouciants qui rentraient de la messe de Pâques, des repas copieux ou des plages. Chacun était dans son monde, chacun avait fermé ses rideaux. La femme n’éveillait pas plus d’intérêt qu’un sac vide jeté dans un coin. Elle était comme une tâche difforme, blafarde sur la surface brillante, impeccable de la vie. Un crachat collé à la figure de l’humanité.
Abracadabra, un scénario abracadabrant de plus gâchant une superbe réalisation
« Un fourre-tout de tous les ressorts des films et romans de machination type Hitchcock. »
2002, Série française de Mathias Gokalp avec Clotilde Hesme.
Résumé :
Rebecca et Romain ne parviennent pas à avoir un enfant. Un soir, alors qu’ils sont invités par le frère de Romain et que celui-ci leur annonce que son amie Émilie attend un enfant, la vie du couple prend une étrange tournure
Appréciations :
Cette série a le mérite de mettre en avant des acteurs méconnus et visiblement très bons, sans être plastiquement particulièrement séducteurs. La réalisation est également superbe. Ce qui renforce la déception.
C’est le scénario lui-même qui rend presque ridicule cette mini-série déjà bien trop longue, malgré une photographie superbe, quoique parfois justement trop calquée sur les modèles du genre.
La série enchaîne ainsi les retournements à la manière d’un mauvais thriller, rendant totalement invraisemblable les événements racontés, provoquant une distance et une indifférence devant ces personnages incompréhensibles.
L’auteur ne s’engage vraiment sur aucune des lignes ébauchées par le scénario : ligne sociale, amour impossible, triangle amoureux, féminisme, abus de féminisme, vengeance… Et en reste finalement à une pâle copie des machinations Hitchcockiennes, Les Diaboliques et autres…
Une déception typique des créations françaises qui ont renié l’art de raconter depuis les années Nouvelle Vague et continuent de croire qu’un réalisateur saura raconter mieux qu’un écrivain de scénarios…
Encore une fois, gâché par l’absence de vrai scénario
« Ou pourquoi les réalisateurs français s’évertuent à être ce qu’ils ne sont pas. »
— Cyber Luron.
Une île, série réalisée par Julien Trousselier, créée par Guaia Gausti et Aurélien Molas.
Janvier 2020, six épisodes de 45 mn.
Résumé :
Pendant que les pêcheurs ne ramènent presque plus de poissons, Chloé et son amie Sabine s’amusent. Quand un garçon essaie de prendre de force Chloé, les choses basculent. Il a une crise… Tout le monde accuse la jeune fille. La même nuit, une belle et étrange femme est retrouvée dans le bateau de deux pêcheurs contrebandiers. La femme est recherchée par un mystérieux chef de police qui vient aider la police locale.
Appréciations :
Cette petite série avait tout pour plaire avec un casting magnifique, un lieu de rêve pour tourner, l’idée d’un mythe à réinterpréter. Malheureusement, la série déçoit à cause de la faiblesse de son scénario.
Gaïa Guasti et Aurélien Molas ont misé sur une belle liste d’acteurs et surtout d’actrices, à commencer par Laeticia Casta, tête d’affiche et pourtant presque second rôle. Si la plastique et le regard magnétique de l’ancienne mannequin fonctionnent pour jouer une sirène à la fois dangereuse et irrésistible, son rôle est bien trop limité à des attitudes et des pauses dignes d’un casting pour mannequins cinquantenaires. La charmante Alba Gaïa Bellugi, découverte dans la superbe série 3 x Manon et promise à une belle carrière, occupe elle aussi un second rôle, mais plus convaincant, de contrepoids à l’héroïne : jeune fille ordinaire, faisant la fête pour oublier les limites étouffantes de sa condition. Le premier rôle a été donné à la ravissante Noée Abita qui semble à l’aise dans son rôle de fille orpheline, timide vierge sauvage, en retrait de la société. Elle tient à elle-seule la série, touchante peut-être même trop.
Les rôles masculins, un peu en retrait, sont tout de même bien interprétés. Là encore, c’est plutôt ce qui leur est demandé en termes de scénario qui limite leur jeu. Le policier amoureux de l’héroïne est bien trop prisonnier de son rôle pour être attachant en tant que personnage. L’ancien commissaire chasseur de sirène, malgré son caractère imbuvable, demeure incompréhensible, passant de la vengeance à l’amour bien trop aisément, tout comme le petit copain de Sabine, qui aurait pu incarner avec grandeur le jeune typique d’une région piégée par l’économie mais toujours désirant s’évader (vivant dans son squatt-canapé en face de la mer), devient un méchant sans aucune nuance.
Les caractères sont ainsi largement bâclés, victimes des invraisemblances du scénario compliquant les choses non nécessairement, souhaitant jouant sur tous les tableaux : roman d’adolescence, d’apprentissage, enquête/thriller, fable écolo/réinterprétation d’un mythe, film-documentaire réaliste sur les conditions d’abandon des régions de pêche, dénonciation des méchantes sociétés qui se servent de la misère pour se débarrasser de leurs déchets et polluer, histoires d’amour en pagaille…
Le potentiel de séduction des sirènes, est ici d’abord bien exploité (scène de danse dans le bar) avant de devenir anecdotique, inoffensif, se changeant en histoires d’amour tout à fait bourgeoises. Il y avait suffisamment dans ce mythe pour une série passionnante. C’est de nouveau l’ambition de réaliser une oeuvre-tout, qui détruit la magie de très belles images, faisant d’un mythe antique un mélodrame dont on retient peu sinon la plastique des actrices dont les seins sont volontiers mis et remis en valeur, nus ou bien sous divers tenues mouillées, sans soutien…
Un bon scénario ne peut s’arranger avec les demandes du grand public ou producteurs/marcheteurs. Les niaiseries affaiblissent de même que l’excès inutile de complexité, trop souvent caractéristique des productions françaises, sûrement complexées à l’idée de se différencier des super productions américaines et surréagissant. On est encore loin d’atteindre le niveau de celles-ci, ni même les meilleures séries nordiques.
Une archéo-fiction finalement loin d’être dépassée
Rosny aîné (J.-H.) 1909, La Guerre du feu, Le Livre de Poche, 1980.
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Lecture n°961
Résumé
Les Oulhamr se sont fait attaquer par une autre tribu et ont subi de lourdes pertes. Mais surtout, ils ont perdu le feu. Le chef promet sa fille Gammla à celui qui lui ramènera le feu. Naoh, l’un des jeunes les plus agiles et forts, part avec Nam et Gaw, tandis que le féroce Aghoo part avec ses deux frères. Ils doivent parcourir les longues terres hostiles, à la merci des grands prédateurs que sont les ours, les lions, les hyènes, les loups… avant d’arriver sur les terres des Dévoreurs-d’Hommes, tribus qui n’hésitent pas à manger leurs captifs.
Appréciations
Il est important de préciser que l’essentiel des erreurs historiques qu’on prête à La Guerre du feu, concerne en réalité ses adaptations cinématographiques : l’apparence des hommes, la bestialité supposée des races anciennes Néanderthal ou Erectus. Or, Rosny se garde bien de différencier les tribus d’après différentes espèces d’hommes identifiées. Il évoque simplement une diversité des peuplades humaines, tant dans leurs traits physiques (co-présence de différentes races), que culturels (avancées techniques, pratiques comme le cannibalisme…). Mais la force du travail de Rosny n’est pas dans son aptitude à illustrer dans les détails les découvertes scientifiques et archéologiques de son époque, mais dans sa sensibilité à la reconstitution d’une pensée primitive en formation et même d’une pensée animale. Les interactions animales et humaines sont détaillées psychologiquement, le lecteur suivant leur cheminement mental, des sensations à la pensée ébauchée. C’est d’ailleurs davantage dans la peinture des espèces animales anciennes disparues, ainsi que dans la description des paysages, que Rosny fait passer le plus de poésie.
À partir d’une quête de type concurrentielle, la Guerre du feu devient une fable sur l’entraide qui permet à l’espèce des Oulhamr, plus particulièrement à Naoh, en s’associant d’abord à ses amis, puis aux mammouths puis à une autre espèce d’hommes, les Nains-Rouges dont ils ont sauvé gratuitement un individu, d’amener ou plutôt de propager la technique de création du feu. Contre le vol originel planifié, l’humain triomphant est celui de l’entraide. Cette réflexion est sur ce point à mettre en parallèle avec celle du livre de Kropotkine : L’Entraide, un facteur de l’évolution (de 1902, soit sept ans plus tôt). C’est l’entraide qui marque la force de l’humanité, son développement, non sa force supérieure, ni même son intelligence. L’exemple des deux groupes concurrents est parlant : Aghoo ne compte que sur sa force pour voler le feu, et il échoue car Naoh et les siens s’entraident. Ainsi, l’enjeu de l’aventure, la quête, n’est pas la possession d’un objet après une guerre entre espèces, tel que l’annoncerait éventuellement le titre, mais la survie par la propension à s’entraider, à être en phase avec un environnement, à comprendre la nature, les animaux et à les respecter.
Si le Feu représente le Graal des légendes arthuriennes, il n’est pas moins un prétexte. Ce qui importe est bien la quête, initiatique, qui tout comme elle forme les chevaliers à une idéologie civilisée respectueuse des femmes et de la parole éclairée, forme ici les premières populations à des valeurs supérieures qui garantiront la survie. Rosny ne se prononce pas sur une prétendue supériorité génétique de l’homme moderne qui aurait survécu grâce à ça. Si la sensibilisation à une pensée primitive et même animale constitue le coeur du projet poétique de Rosny, c’est bien celle-ci qui signifie pour Rosny la raison même de la survie de l’espèce humaine : son aptitude à bien vivre avec son environnement (là où les Dévoreurs d’Hommes servent évidemment de contre-exemple). L’espèce d’hommes plus fragile des Nains-Rouges, malgré son déclin, s’insère dans l’évolution humaine : la maîtrise du feu n’est pas l’acquisition d’une technique par l’intelligence mais bien la divulgation d’une technique trouvée par hasard, divulgation qui ne peut être que le résultat de l’entraide humaine, de l’échange pacifié, non de la concurrence des groupes d’hommes.
Bien que la valeur puisse être identifiée comme chrétienne, Rosny évite toute maladresse et naïveté de ce type. Il évite tout développement des croyances primitives, les réduisant à une difficile naissance de la pensée, de l’émerveillement face à la grandeur de la nature.
Passages retenus
Sentiment primitif de l’amour
Naoh n’aimait pas le chef ; mais il s’exaltait, à la vue de Gammla, allongée, flexible et mystérieuse, la chevelure comme un feuillage. Naoh la guettait parmi les oseraies, derrière les arbres et dans les replis de la terre, la peau chaude et les mains vibrantes. Il était, selon l’heure, agité de tendresse ou de colère. Quelquefois il ouvrait les bras, pour la saisir lentement et avec douceur, quelquefois il songeait à se précipiter sur elle, comme on fait avec les filles des hordes ennemies, à la jeter contre le sol, d’un coup de massue. Pourtant, il ne lui voulait aucun mal : s’il l’avait eue pour femme, il l’aurait traitée sans rudesse, n’aimant pas voir croître sur les visages la crainte qui les rend étrangers.
p. 27
La séduction du feu
La vie du Feu avait toujours fasciné Naoh. Comme aux bêtes, il lui faut toujours une proie : il se nourrit de branches, d’herbes sèches, de graisse ; il s’accroît ; chaque Feu naît d’autres Feux ; chaque Feu peut mourir. Mais la stature d’un Feu est illimitée, et, d’autre part, il se laisse découper sans fin ; chaque morceau peut vivre. Il décroît lorsqu’on le prive de nourriture : il se fait petit comme une abeille, comme une mouche, et, cependant, il pourra renaître le long d’un bin d’herbe, redevenir vaste comme un marécage. C’est une bête et ce n’est pas une bête. Il n’a pas de pattes ni de corps rampant, et il devance les antilopes ; pas d’ailes, et il vole dans les nuages ; pas de gueule, et il souffle, et il gronde, il rugit ; pas de mains ni de griffes, et il s’empare de toute l’étendue… Naoh l’aimait, le détestait et le redoutait. Enfant, il avait parfois subi sa morsure ; il savait qu’il n’a de préférence pour personne – prêt à dévorer ceux qui l’entretiennent – plus sournois que la hyène, plus féroce que la panthère. Mais sa présence est délicieuse ; elle dissipe la cruauté des nuits froides, repose des fatigues et rend redoutable la faiblesse des hommes.
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Vision primitive du monde
Lorsque les trois hommes virent le brasier du soleil descendre vers les ténèbres, ils conçurent la même angoisse secrète qui, dans le vaste pays des arbres et des herbes, agite les herbivores. Elle s’accrut quand leurs ennemis reparurent. La démarche du lion géant était grave, presque lourde ; la tigresse tournait autour de lui dans une gaieté formidable. Ils revinrent flairer la présence des hommes au moment où croulait l’astre rouge, où un frisson immense, des voix affamées s’élevaient sur la plaine : les gueules monstrueuses passaient et repassaient devant les Oulhamr, les yeux de feu vert dansaient comme des lueurs sur un marécage. Enfin le lion-tigre s’accroupit, tandis que sa compagne se glissait dans les herbes et allait traquer des bêtes parmi les buissons de la rivière. De grosses étoiles s’allumèrent dans les eaux du firmament. Puis l’étendue palpita tout entière de ces petits feux immuables et l’archipel de la voie lactée précisa ses golfes, ses détroits, ses îles claires. Gaw et Nam ne regardaient guère les astres, mais Naoh n’y était pas insensible. Son âme confuse y puisait un sens plus aigu de la nuit, des ténèbres et de l’espace. Il croyait que la plupart apparaissaient seulement comme une poudre de brasier, variables chaque nuit, mais quelques unes revenaient avec persistance. L’inactivité où il vivait depuis la veille mettant en lui quelque énergie perdue, il rêvait devant la masse noire des végétaux et les lueurs fines du ciel. Et dans son coeur quelque chose s’exaltait, qui le mêlait plus étroitement à la terre.