
Notre civilisation a perdu son flair, à force de s’en mettre plein les yeux
Gogol (Nikolaï) 1836, Le Nez [in Les Nouvelles de Pétersbourg], Actes Sud, Babel, 2007
traduit du russe par André Markowicz (Петербургские повести, Нос)
Résumé
Un matin, le barbier Ivan Iakovlévitch mord dans son petit pain et tombe sur un nez ! C’est le nez de l’assesseur de collège Kovaliov ! Il en est sûr… Il sort s’en débarrasser. De son côté, le fonctionnaire se réveille et se rend compte qu’il lui manque le nez au milieu du visage ! Il se rend à la police mais aperçoit en chemin son nez en uniforme, sortant d’un carrosse…
Les Nouvelles de Pétersbourg
- La Perspective Nevski (1835)
- Le Nez (1836)
- Le Portrait (1835)
- La Calèche
- Les Carnets d’un fou (1835)
- Rome (fragment de roman)
Commentaires
Quel sens donner à cet étrange disparition ? Cette chose pourtant si ridicule et ne sert à rien sinon à priser du tabac – selon le personnage de l’allemand de la Perspective Nevski. Cette chose pourtant sans laquelle nous nous sentirions défigurés, nous ne pourrions plus vivre. Le nez est-il le symbole de l’orgueil, de la réputation, du titre ou de la position sociale sans laquelle ce fonctionnaire devient ridicule ? Le nez endosse d’ailleurs les vêtements d’un conseiller d’Etat, grade très important, qui suggère l’ambition de l’assesseur de collège Kovaliov qui est considéré comme un parvenu de province qui ne mérite pas son grade mais s’en glorifie.
Cet absurde annonce Kafka ou Daniil Harms. Cet absurde a-t-il vraiment un sens ou bien s’agit-il d’une simple farce comme Gogol a pu le revendiquer pour le Revizor ?
Le conte étrange passe à l’absurde lorsque le fonctionnaire voit son nez descendre d’une voiture, en grande tenue, courir, s’agenouiller et prier… Lorsque celui-ci lui répond : « Vous devez vous tromper de personne ». Gogol s’amuse-t-il juste simplement de voir son personnage de fonctionnaire en mauvaise posture – comme Jarry son professeur transformé en père Ubu –, défoulant sa rengaine contre les fonctionnaires avec autodérision sachant qu’il est un fonctionnaire – un peu comme Kafka se rêvant en torturé, en métamorphosé…
Y a-t-il une décompression, à faire tomber le nez, les masques, les titres, qui figent les habitants de Pétersbourg, si fiers de leurs titres, de leur position sociale, dans un rôle factice, dicté d’avance ? à constater que tout homme sans son nez devient l’égal d’un autre, tout aussi ridicule et ennuyé ?
Passages retenus
absurdité de l’histoire, p. 106 :
Voilà quelle histoire est arrivée dans la capitale nordique de notre vaste empire ! Ce n’est qu’aujourd’hui, en la reprenant toute entière, que nous voyons toutes ses invraisemblances. Sans même parler de la séparation réellement surnaturelle d’un nez et de son apparition dans toutes sortes de lieux et sous l’aspect d’un conseiller d’État, – comment Kovaliov avait-il pu ne pas comprendre qu’il est impossible de passer une annonce dans le journal au sujet de son nez ? Et si je dis cela, ce n’est pas que le prix d’une annonce me paraisse excessif : ça, c’est n’importe quoi, je ne suis pas du tout un fesse-matthieu. Mais ce n’est pas poli, c’est gênant, ce n’est pas bien ! […] Mais ce qui est le plus étrange, ce qui est le plus incompréhensible, – c’est qu’il y a des auteurs pour prendre des sujets pareils. Je l’avoue, ça, c’est réellement inconcevable, c’est vraiment… non, non, vraiment, je ne comprends pas. D’abord : à quoi ça sert à la patrie ? à rien ; et ensuite… mais, ensuite non plus, ça ne sert à rien de rien. C’est juste, vraiment, je ne sais pas…
Et, malgré tout, même si, pourtant, on peut admettre et ci, et ça, et ça encore, et ça ensuite… bon, où donc n’y a-t-il jamais eu d’incohérences ?… Et malgré tout, quand on y réfléchit, à tout ensemble, dans tout ça, je vous jure, il y a quelque chose.