Surveille tes images : Raoul de Cambrai (chanson de geste)

Décadence des élites féodales par les valeurs guerrières

Raoul de Cambrai (XIIIe), Le Livre de Poche, coll. Lettres gothiques, 1996

Le conteur/jongleur aurait pour nom Bertolais.
éd. bilingue, traduite et commentée par William Kibler

Note : 3.5 sur 5.

(cette note concerne les parties 1 et 2, la troisième aurait plutôt deux étoiles)

Résumé

1. À la mort du baron Taillefer, le roi Louis confie le fief du Cambrési à l’un de ses fidèles, accompagné de la main de la belle veuve Aalais. Celle-ci est enceinte et refuse ce second mariage. À l’âge adulte, Raoul se fait adouber par le roi et réclame ses terres. Louis lui promet alors celles du premier comte qui mourra. La mort de Herbert de Vermandois déclenche un conflit entre Raoul et les fils d’Herbert.
Raoul, très orgueilleux, soutenu par son oncle Guerri d’Arras, lève une armée et marche sur le Vermandois. Or, parmi ses proches, se trouve le jeune chevalier Bernier, plus jeune de quelques années, son ami d’enfance qu’il a fait écuyer puis adoubé. Bernier est le fils bâtard d’Ybert, l’un des fils d’Herbert, et de l’abbesse d’Origny.
Bernier soutient d’abord son protecteur. Mais voilà que Raoul s’emportant de colère, passe la ville d’Origny et son abbaye par le feu…

2. Après la mort de Raoul, son neveu Gautier devenu adulte, reprend la guerre. Mais Bernier voudrait y mettre un terme.

3. Bernier, récemment marié et père, se rend en pèlerinage à Arles pour faire pardonner ses crimes de guerre. Les Sarrasins le font prisonnier, et son fils est enlevé. On répand la nouvelle de sa mort et sa femme est forcée à un nouveau mariage…

Commentaires

La légende de Raoul naît d’historiques conflits territoriaux et de cette incroyable histoire d’incendie d’abbaye et de religieuses brûlées vives, illustrant dans les faits historiques cette féodalité en crise. Cette chanson de geste (connue comme la plus sanguinaire), qu’en tire un jongleur légendaire du nom de Bertolais (témoin premier légendaire, auteur, modificateur ou interprète ?), semble très inspirée par L’Iliade : la colère orgueilleuse de Raoul, son entêtement, font penser à celle de l’Achille d’Homère. Les combats sanglants y sont décrits d’une même manière réaliste et effroyable : les lances qui brisent les dents, les épées qui font éclater écus et hauberts, emportant au passage morceau de chair ou membre, s’enfoncent dans la cervelle et font jaillir le sang, rappellent ces grecs et troyens qui, après avoir crié contre leur mortel ennemi, le cerveau transpercé, font « résonner » leur armure autour d’eux dans leur chute. On retrouve la même démesure des chiffres, l’acharnement au combat, à la vengeance, cette guerre qui ne s’arrête jamais, dont les causes ont été perdues de vue – ont-elles jamais eu d’importance, chacun venge un proche perdu au combat et semble volontiers entretenir sa frénésie. Le serment de vassalité n’est plus au fond qu’une vague excuse.
La chanson de Raoul de Cambrai, est presque intégralement construite autour du thème de l’honneur guerrier. Pour l’élite guerrière, les questions d’honneur dominent les comportements et déterminent les relations, les allégeances et les mariages, font de ces seigneurs féodaux des êtres colériques, pleins de rengaine, détestables enfin. Le jongleur ne manque jamais de souligner, l’air de rien, comment les armées de Raoul ou de Bernier, pillent, brûlent et saccagent les campagnes sur leur route. L’honneur qui est apriori une valeur positive des chevaliers, en devient une caractéristique fondamentalement négative : l’orgueil. Cet excès d’honneur, rend les chevaliers sourds aux conseils, grossiers avec les femmes, insultants avec leurs ennemis. L’orgueil est ainsi ce qui caractérise ces nobles qui ne connaissent que le combat, le sang, les festins, les provocations, le pillage et la possession des terres et des femmes, qui ne sont plus que des titres de gloire dont ils ne s’occupent jamais, passant tout leur temps à guerroyer. Raoul est le symbole de cet orgueil désespérant, culminant dans cette scène incroyable où Raoul poursuit sur des pages et des pages un baron ennemi, apeuré et pitoyable, pour l’achever alors qu’il lui a coupé la main. Lorsque celui-ci implore sa pitié et promet de se tourner vers Dieu, Raoul blasphème fortement, montrant que la satisfaction de son orgueil est pour lui bien plus important que les vertus chrétiennes.
Cette chanson de geste est ainsi le triste tableau d’une féodalité décadente qui sûrement a fonctionné plusieurs siècles (le seigneur protège ses sujets qui peuvent contre impôt prospérer en paix), avant d’être affaiblie par d’incessants conflits de territoires, dans les croisades, dans la guerre civile avec les Anglais (les mêmes familles se partagent et se disputent le morcellement du territoire…).
On rattache cette chanson au cycle dit des « barons révoltés » qui illustrerait les luttes entre puissants barons et le roi de France, mais ce n’est que dans la seconde partie, visiblement rédigée plus tard, que les barons ennemis se réconcilient pour tourner leur colère contre le roi qui apparaît alors comme un vil manipulateur qui dresse les barons les uns contre les autres afin de les affaiblir (il réunit les ennemis jurés dans une salle de fête en menaçant de condamner toute dispute…), et constituer un pouvoir centralisé. En constituant des ennemis intérieurs et extérieurs, il fait de ses vassaux de simples guerriers sanguinaires, et c’est lui qui apparaît alors auprès du peuple comme le nouveau garant de la paix. Ainsi l’orgueil condamnable des seigneurs de guerre prend un sens particulier, comme si ces nobles chevaliers étaient surtout trompés, dans l’erreur. Ils apparaissent dans la scène du duel, puis au festin, comme des enfants qui se chamaillent sans arrêt provoquant des disputes : les vieux sages dans leur faux duel pour le qu’en-dira-t-on qui veulent avoir le dernier mot le dernier coup (« tu m’as frappé fort, tu vas voir… »), jusqu’à la mort.
Les nobles guerriers sont donc comme des enfants querelleurs en défaut d’éducation. C’est justement Bernier, le bâtard (est-ce ce statut de rejeté qui permet sa différence ?), qui va rompre l’enchaînement des vengeances en s’agenouillant devant ses ennemis, rejetant par là symboliquement l’honneur guerrier pour des valeurs chrétiennes de paix et d’amour, valeurs chrétiennes portées par sa mère abbesse qui avait avec elle une bible de l’époque de Salomon. La faute de la mère, déshonneur violemment méprisé par Raoul, est justement ce qui symbolise l’humain chrétien : le droit au pêché, à la honte, au pardon. Ainsi, cette seconde partie appelle à une éducation nouvelle pour les nobles, qui leur permettra d’ouvrir les yeux sur le mal qu’il font dans les campagnes et sur la véritable origine du mal, ce roi trop puissant avide de pouvoir. Cette nouvelle éducation, c’est celle de l’idéologie courtoise, éducation chrétienne, lettrée, sensibilité poétique, maîtrise de la parole, politesse et galanterie… Idéologie qui passera notamment par les romans de chevalerie.
Et c’est bien ce dont il s’agit dans cette troisième partie qui rompt totalement avec le style et le ton des deux premières. Mais l’auteur qui aurait pu reprendre cette réflexion semble se désintéresser totalement des querelles régionales et de la révolte des barons contre le roi, à laquelle il préfère l’étrangeté du monde des Sarrasins. On entre dans un roman courtois pouvant faire penser aux romans de Chrétien de Troyes, aux aventures de Tristan et Iseult. On y retrouve de la galanterie, des aventures abracadabrantes, des rencontres hasardeuses, un filtre d’anti-amour… Les valeurs chrétiennes deviennent fondamentales avec la question du pèlerinage qui permet de faire pardonner ses crimes de guerre. En dépit de cette totale déviation de la chanson, de son ton et de sa signification, le personnage de Bernier, servant de fil conducteur, introduit l’auditeur dans cette toute nouvelle idéologie : la courtoisie. La chanson prend ainsi ce sens pédagogique de transformation de la noblesse (passage d’une noblesse de mérites guerrier à une noblesse de culture). La courtoisie vise à mettre un terme à l’idéologie de l’honneur guerrier. Et Bernier en est l’incarnation, bien que toujours talentueux chevalier, c’est son intelligence, ses ruses et précautions, son aisance oratoire, l’amour respectueux qu’il a pour sa famille et pour sa femme, l’importance de la fidélité dans le mariage, son attachement aux valeurs chrétiennes, son sens du pardon, qui le caractérisent. Il est amusant de voir que si les deux premières parties faisaient clairement penser à L’Iliade, celle-ci rappelle L’Odyssée d’Homère. Bernier, prisonnier en terre étrangère, lointaine, revient sur ses terres, se déguise en vieux pèlerin alors que sa femme doit repousser les avances d’un nouveau mari… Dommage que la qualité de narration n’accompagne pas cette troisième partie qui, malgré son ton très différent, pourrait proposer une conclusion cohérente à la chanson de Raoul de Cambrai.

Passages retenus

Raoul devant les conseils de sa mère de renoncer à la guerre, v. 922 :
Raous l’oï, le sens quida changier,
et jure Dieu qi tot a a jugier
q’il nel feroit por l’or de Monpeslier.
« Maldehait ait – je le taing por lanier –
le gentil homme, qant il doit tornoier,
a gentil dame qant se va consellier !
Dedens vos chambres vos alez aaisier,
beveiz puison por vo pance encraissier,
et si pensez de boiwre et de mangier,
car d’autre chose ne devez mais plaidier ! »

Les insultes de Raoul à la mère du bâtard Bernier, LXV, v. 1148 :
– Voir, dist Raous, vos estes losengiere.
Je ne sai rien de putain chanberiere
qi ait esté corsaus ne maailliere,
a toute gens communax garsoniere.
Au conte Ybert vos vi je soldoiere ;
la vostre chars ne fu onqes trop chiere –
se nus en vost, par le baron saint Pierre,
por poi d’avoir en fustes traite ariere !
– Diex ! Dist la dame, or oi parole fiere !
Laidengier m’oi par estrainge maniere !
Je ne fu onqes corsaus ne maailliere.
S’uns gentils hom fist de moi sa maistriere,
un fil en oi dont encor sui plus fiere.
La merci Dieu ne m’en met pas ariere :
qi bien sert Dieu, il li mostre sa chiere.

La culture guerrière, CXX, v. 2244 :
Bien s’entrevienent et deça et dela.
Chascuns frans hom de la pitié plora ;
prometent Dieu qi vis en estordra
ja en sa vie mais peché ne fera,
et c’il le fait, penitence en prendra.
Mains gentix hom s’i acumenia
de toi poux d’erbe, qu’autre prestre n’i a ;
s’arme et son cors a Jhesu commanda.
Raous en jure et Gueris s’aficha
qe ja par oux la guerre ne faudra,
tant que la terre par force conqerra ;
les filx Herbert a grant honte ocira,
ou de la terre au mains les chasera.
Et Ybers jure ja plain pié n’en tendra ;
et li barnaiges trestoz li afia
qe po morir jus ne le guerpira.
« Diex, dist Berniers, qel fiance ci a !
Maldehait ait qi premiers recrera,
ne de l’estor premerains s’enfuira ! »


Le jongleur et sa légende, CXX v. 2263 :
Bertolais dist qe chançon en fera,
jamais jougleres tele ne chantera.
CXXI
Mout par fu preus et saiges Bertolais,
et de Loon fu il nez et estrais,
et de paraige del mieux et del belais.
De la bataille vit tot les gregnors fais ;
chançon en fist – n’oreis milor ja mais,
puis a esté oïe en maint palais –
del sor Gueri et de dame Aalais
et de Raoul – siens fu liges Cambrais,
ces parins du l’evesqes de Biauvais :
Berniers l’ocist, par le cors saint Girvais
il et Ernaus qui fu liges Doais.

Raoul renie Dieu dans son acharnement, CLI, v. 2832 :
« – Merci, Raous, se le poez soufrir ! // – Pitié, Raoul, si vous le pouvez éprouver.
Jovenes hom sui, ne vuel encor morir. // Je suis jeune et ne veux déjà mourir
Moines serai, si volrai Dieu servir ; // Je serai moine, je voudrais servir Dieu
cuites te claim mes onnors a tenir. // Je t’abandonne mes charges et mon fief
– Voir, dist Raous, il te covient fenir, // – Certes, il te faut finir
a cest’ espee le chief du bu partir. // Par cette épée, la tête du buste va partir
Terre ne erbe te puet atenir, // Terre ni herbe ne peuvent l’empêcher
ne Diex ne hom ne t’en puet garantir, // Ni Dieu ni homme ne peut t’en préserver
ne tout li saint qe Dieu doivent servir ! » // Ni aucun des saints qui servent Dieu !
Ernaus l’oï, s’a geté un soupir. // Ernaut l’entend et en crache un soupire.
CLII
Li quens Raous ot tout le sens changié. // Le conte Raoul avait perdu le sens.
Cele parole l’a forment empirié // Ces paroles le dégradaient,
q’a celui mot ot il Dieu renoié. // Car par ces mots il avait renié Dieu
Ernaus l’oï, s’a le chief sozhaucié ; // Ernaut l’avait entendu, il releva la tête
cuers li revint, si l’a contraloié : // Du courage lui revint, il l’a ainsi critiqué :
« Par Dieu, Raous, trop te voi renoié, // – Par Dieu, Raoul, je te vois trop renégat
de grant orguell, fel et outrequidié ! // Par excès d’orgueil, cruauté et arrogance
Or ne te pris nes q’un chien erragié // Tu ne vaux pas plus qu’un chien enragé
qant Dieu renoies et la soie amistié, // Quand tu renies Dieu et son amour
car terre et erbe si m’avroit tost aidié, // Car la terre et l’herbe m’auraient bien aidé
et Dieu de gloire, c’il en avoit pitié ! » // Dieu sur terre avait de la compassion.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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