Arrache ta plume : Comment naît un personnage ? de Leonardo Padura (essai)

Les spécificités du personnage récurrent de détective

Note : 2.5 sur 5.

Padura (Leonardo) 2009-2013, Un détective à La Havane (Comment naît un personnage), Métailié, coll. Suites, 2016

traduit de l’espagnol (Cuba) par François Gaudry (titre original : Como nace un personaje. La historia de un detective en La Habana). On remarquera le procédé minable de marketing, inversion du titre et du sous-titre pour faire croire que le livre est une enquête policière et pas un essai…

Article sur la nouvelle Une affaire de famille, courte nouvelle avec Mario Conde inclue à la suite de cet essai et semblant lui servir d’illustration.

Résumé

L’auteur rappelle la genèse de son fameux détective Mario Conde, héros de huit de ses roman. Il précise le contexte historique particulier qui a environné sa naissance et les fonctions littéraires qu’il lui a confiées – regard critique sur la société cubaine, charge autobiographique – et qui l’ont ainsi fait évoluer.

Commentaires

Le détective Mario Conde, à l’instar de Sherlock Holmes, est un personnage récurrent, qui se construit à cheval sur plusieurs oeuvres et même sur des textes absents (romans ébauchés non publiés, projets avortés, fiche-personnage…). Il est plus « épais » qu’un autre personnage. C’est aussi en tant qu’enquêteur, un personnage qui porte un regard particulier sur l’action racontée, ce qu’il voit, ce qu’il soupçonne fait avancer le regard du lecteur, il porte également un jugement sur ce qui se passe, les crimes et délits. Par ailleurs, quelle direction, quelle évolution donner à un tel personnage récurrent ? La réflexion serait à mettre en relation avec des ouvrages théoriques comme par exemple Le Personnel du roman (1983), de Philippe Hamon, à propos des personnages récurrents de Zola.

L’auteur s’éparpille sans doute trop dans l’histoire, le contexte de création flatteur pour les lecteurs fans de l’auteur, au lieu de rester centré sur la question de la création littéraire d’un personnage, sur la poétique. De même, comme par besoin de justification (peut-être nécessaire pour un auteur de polars), il parle presque davantage de son positionnement dans le champ littéraire que de son processus créatif.

Toutefois, la question du rapprochement volontaire au fil des oeuvres du personnage avec l’auteur, sa vie et sa personne, permet de bien comprendre la charge critique qu’il lui confie, dans une société sans doute trop susceptible pour accepter la critique sans qu’elle soit masquée, cachée derrière la fiction romanesque. En cela, Padura rejoint la poétique des XVIe-XVIIIe où l’histoire est souvent le prétexte pour un message social, politique… Cependant, la fonction de porte-parole de l’auteur du personnage principal, est une question caractéristiques des romans réalistes du XIXe siècle. Padura pousse tout de même la réflexion en reconnaissant la difficulté de se fondre totalement à un personnage au rôle social et aux mécanismes de réflexion et d’action différents, voire aux valeurs opposées… Et ce serait justement cette difficulté, cette curiosité pour l’altérité, cette espace d’interrogation de soi, qui permettrait de faire exister le personnage à travers une quête d’identité et de sens.

Passages retenus

p. 15 :
Écrire un roman policier peut s’avérer un exercice esthétique de plus grande responsabilité et complexité que ce que l’on attend d’un genre narratif souvent qualifié – à juste titre – de littérature d’évasion et de divertissement. Quand un auteur projette d’écrire un roman policier, il peut envisager différentes variables, ou voies artistiques, emprunter celles qu’il préfère et, surtout, choisir celles qui correspondent à ses capacités et ses objectifs. On peut tout à fait, par exemple, écrire un roman policier pour raconter seulement comment on découvre la mystérieuse identité de l’auteur d’un meurtre. Mais l’écrivain peut aussi se proposer d’explorer en profondeur les circonstances (contexte, société, époque) dans lesquelles cet individu a commis son crime. Parmi les différentes possibilités, il peut décider de recourir à un langage, une structure et des personnages purement fonctionnels. Cependant, il ne doit pas négliger le souci du style, en veillant à ce que la structure de la narration ne se réduise pas à un dossier ou à un simple rapport de police comportant la solution de l’énigme et en cherchant à créer des personnages dotés d’une psychologie et d’une densité spécifiques, des figures inscrites dans une réalité sociale et historique. Bref, il est tout aussi concevable d’écrire un roman policier pour distraire, faire plaisir, jouer avec l’énigme, que, – si on en a la capacité et la volonté – pour s’intéresser, approfondir, révéler, prendre au sérieux la société et la littérature… y compris en oubliant de résoudre l’énigme.

p. 19 :
Ainsi donc, ce personnage avec lequel je voulais travailler, déjà chargé d’une si haute responsabilité conceptuelle et stylistique, exigeait beaucoup de chair et d’âme pour être à la fois le conducteur de l’histoire et l’interprète adéquat d’une situation aussi singulière que celle de Cuba et de La Havane. Pour créer son indispensable humanité, une des décisions les plus faciles et logiques que je pris alors fut la suivante : choisir comme personnage un homme de ma génération, né dans un quartier comme le mien, qui avait fait ses études dans les mêmes écoles que moi et donc vécu des expériences très semblables aux miennes, à une époque où, à Cuba, nous étions tous égaux (même si beaucoup avaient toujours été « moins » égaux que d’autres).
Cet « homme », cependant, devait présenter un trait différent, une caractéristique qui m’était totalement étrangère, je dirais même repoussante : il devait être policier. La vraisemblance, qui selon Chandler est l’essence du roman policier et de tout récit réaliste, exigeait que mon personnage appartienne à ce milieu professionnel […]. De cette façon, la proximité (que me permettaient le recours à la voix narrative et la composante biographique générationnelle) était relativisée et mise à distance, par une manière d’agir, de penser et de se projeter que, personnellement, j’ignore et je réprouve.
Je crois que ce fut précisément la tentative de résoudre ce hiatus essentiel dans ma relation avec le personnage, qui permit à Mario Conde de respirer pour la première fois comme créature vivante : j’allais le construire comme une espèce d’anti-policier, de policier littéraire, vraisemblable dans le cadre de la fiction romanesque, mais impensable dans le cadre de la réalité policière cubaine. C’était là un jeu que m’autorisait ma condition de romancier et j’ai décidé de l’exploiter.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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