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Ramasse tes lettres : Eldorado, de Laurent Gaudé (roman)

Croiser le regard des migrants sur la route du fantasme occidental.

Note : 4 sur 5.

Gaudé (Laurent) 2006, Eldorado, Actes Sud, Babel, 2016

Résumé

Tandis qu’à Catane, le commandant Salvatore Piracci est retrouvé par une immigrée clandestine qu’il avait interceptée au large de Lampedusa deux ans plus tôt, deux frères décident de quitter leur pays le Soudan en passant les montagnes pour tenter la traversée de la Méditerranée.

Commentaires

L’Eldorado, c’est ce mirage, cette illusion d’une terre de réussite, de richesse facile où les mérites du travail et des valeurs humaines seraient enfin récompensés, aujourd’hui l’Europe pour les Africains, les Arabes, les Afghans… Cette illusion, les candidats à la migration ne veulent pas la crever et sont ainsi les proies consentantes d’un trafic humain consternant. En Europe comme dans les autres pays riches, les inégalités croissent, la majorité des migrants vivent dans le mépris de la population locale et dans la misère. Au bled, comme on dit, on maintient que ceux qui échouent sont des paresseux, des ratés, et les migrants qui ne réussissent pas n’osent même plus rentrer au pays (sans quantités de cadeaux et de marques extérieures d’enrichissement). On songera par exemple au film Salut cousin de Merzak Allouache (1996) où Mok mentait tant qu’il pouvait à sa famille à propos de sa situation, attirant ainsi la venue de son cousin joué par Gad Elmaleh.
Mais comment retirer l’espoir de populations qui n’ont que l’imaginaire de l’ailleurs pour respirer ? Cette absurdité du rêve illusoire contamine l’Europe et ses gardiens, contraints à jouer un double jeu, sauver les bateaux de réfugiés puis traiter les immigrés clandestins comme des criminels. D’où ce dilemme insoluble et cette situation inacceptable pour le commandant Piracci qui a ouvert les yeux : continuer à sauver les migrants, et donc participer à leur traitement inhumain par les institutions, à leur exploitation par le monde du travail, à la xénophobie européenne grimpante, à la perpétuation de l’illusion, ou bien ne plus participer à cette absurdité, les laisser mourir affreusement en mer, victimes des charlatans inhumains qui s’enrichissent en les abandonnant, et laisser le poste à un autre commandant ou bien organiser une trahison de sa société et devenir l’échelon final du trafic…
Plus que sur les détails réalistes, l’auteur s’intéresse à la vie intérieure, aux choix blessants, aux symboles et liaisons intimes qu’établissent les personnages dans leur monde intérieur. Il est surprenant de voir que le récit est si prenant alors qu’il ne comporte pas vraiment de tension dramatique, pas d’histoire d’amour, peu de suspens et d’action… On suit alternativement le commandant, puis Souleiman, à travers différent épisodes de leur vie, épisodes qui tracent le parcours du migrant (dernière journée, adieux, première trahison, liens humains et petites trahisons dans le voyage, descente dans l’estime de soi, prière…) et celui inverse de l’Européen (rencontre de la douleur de l’immigré, aide, culpabilité, révolte, rejet de soi, admiration pour le migrant, attirance pour le nomadisme, rencontre des passeurs…). C’est ce second trajet qui donne une couleur spéciale au roman, celui d’une interrogation existentielle sur le sens de cette civilisation qui exploite les pays pauvres pour créer de la richesse (processus en cours depuis l’esclavagisme, puis le colonialisme puis la mondialisation) et se barricade ensuite mais finira débordée par la hausse toujours plus grande des mécontents venant frapper aux portes pour obtenir leur droit à une part d’Eldorado. Interrogation sur cette attirance irrésistible pour l’énergie et la force de vie des migrants. Sur cette curieuse attraction nouvelle, « bobo », envers le monde traditionnel d’où sont issus les migrants, monde qu’on leur détruit, la vie simple en accord avec la nature qu’ils menaient encore hier, le mode de vie nomade…
Étrange tragédie-balai des pauvres qui rêvent la vie de luxe promise et ne voudraient pour rien au monde s’en détourner, et des déçus du monde occidental qui regardent avec nostalgie vers les pays qu’ils ont détruit et méprisés.

Passages retenus

L’adieu à la mère, p. 53 :

La mère est là. Qui nous attend. Et que nous ne reverrons pas. Elle va mourir ici avant que nous ne puissions la faire venir près de nous. C’est certain et nous le savons tous les deux. Elle sait qu’elle vois ses fils pour la dernière fois et elle ne dit rien parce qu’elle ne veut pas risquer de nous décourager. Elle restera seule, ici, avec l’ombre de notre père. Elle nous offre son silence, avec courage. Nous ne partons que parce qu’elle accepte de ne pas nous retenir. Aucun de nous deux n’aurait la force de le faire si elle ne consentait à ce départ. Elle offre son silence. Et il lui faut une force violente pour contenir ses sanglots de mère.

La gifle des pauvres, p. 68 :
– Tu vois, Angelo, reprit le commandant, quand je repense à cette rencontre avec la femme du Vittoria, je ne peux m’empêcher de me dire que je lui ai donné mon arme mais que je ne sais pas ce qu’elle m’a donné en échange.
Le vieux Sicilien prit son temps avant de répondre puis il murmura :
– L’insatisfaction.
Le commandant sourit. Peut-être avait-il raison. Depuis cette rencontre tout lui pesait davantage. Le dégoût ne lui laissait guère de répit. Il rechignait à remettre ses pieds dans les traces de sa vie d’autrefois. Elle lui avait offert cela, peut-être, la gifle des pauvres, l’impérieux besoin de désirer.

Les bons sentiments inutiles de l’Occident, p. 112 :
À l’instant où ils le firent [descendre du bateau], il eut le temps de croiser le regard de l’interprète. Un long regard noir et douloureux qui disait sa rancune. Il aurait admis que Salvatore Piracci refuse sa proposition par principe, par idéologie. Mais il comprenait que le commandant était maintenant prêt à accepter. Il était simplement trop tard. Et cela était pire que tout, alors il cracha par terre, sans quitter des yeux le commandant. Il cracha sur sa lenteur et sur ses bons sentiments inutiles. Il cracha sur cet homme qui laissait les choses aller leur cours puis, l’instant d’après, le regrettait.

Carnaval de la migration, p. 134 :
Je découvre, en le contemplant, qu’il boite de la jambe gauche. Je voudrais rire. Un homme tabassé et un boiteux marchent vers l’Algérie, le Maroc et l’Espagne. Sans rien sur le dos. Nous sommes deux silhouettes improbables et nous partons à l’assaut du monde infini. Sans eau. Sans carte. Cela fera rire les oiseaux qui nous survoleront. « Par là », a-t-il dit, comme s’il s’agissait d’atteindre le trottoir d’en face. Nous partons pour un voyage de milliers de kilomètres. Je n’ai plus ni d’argent ni de force. Alors oui, je peux rire. J’accepte ce guide boiteux comme compagnon grotesque de mon voyage. Nous marchons. Sans parler, sans penser à la nourriture qu’il va falloir trouver, à l’argent qu’il va falloir gagner pour que le voyage continue. Nous marchons. Boubakar, malgré sa jambe abîmée, marche avec le sérieux des fous. Je suis mon guide aliéné. Peu importe. Que les lézards rient de nous. Le monde est trop grand pour mes pieds mais je poursuivrai.

Vies potentielles, p. 143 :

Comme tout cela est étrange. Pendant vingt ans il avait mené une vie qui lui convenait. Il allait prendre une autre direction et il sentait qu’il serait tout aussi juste dans cette nouvelle existence. Dans combien de vies peut-on être ainsi soi-même ? Dans combien d’existences qui n’ont rien à voir les unes avec les autres et sont peut-être parfaitement antinomiques ?

Distinction des voyageurs et des migrants, p. 153 :

Ahmed est heureux. Il a passé une bonne journée. Il parle de tout et de rien. De la route qui aurait dû être refaite. Des Libyens qui conduisent mieux que les Égyptiens. De la solidité de ces vieux moteurs de camion, increvables. Il parle parce qu’il est en voyage, pas en errance, comme nous. Il parle pour pouvoir raconter ce soir, à sa femme, qui était à ses côtés cette fois-ci. Nous, nous ne parlons pas. Il est facile de reconnaître ceux qui, comme nous, sont des vagabonds. Ils se taisent. Baissent les yeux et se blottissent dans un coin pour que le temps glisse sur eux. Ceux-là, oui, sont comme moi. Épuisés d’une fatigue qu’aucune halte sur le bord de la route ne peut soulager. Peureux et braves à la fois. Résignés dans les mouvements de leurs corps lorsqu’ils montent à bord mais vifs comme des lézards lorsque quelque chose d’inattendu survient. Nous sommes des hommes fatigués qui ne peuvent plus dormir. De grosses bêtes qui se blottissent sur le toit du camion mais restent aux aguets. Ahmed n’a pas cette vigilance. Il ne regarde pas, lui, à chaque ralentissement du camion, si c’est un trou dans la chaussée qui oblige le chauffeur à freiner ou un barrage inattendu. Nous si. Rien ne nous laisse en paix.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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