
Une civilisation de vide décoratif
Gogol (Nikolaï) 1835, La Perspective Nevski [in Les Nouvelles de Pétersbourg], Actes Sud, Babel, 2007
traduit du russe par André Markowicz (Петербургские повести, Невский проспект)
Résumé
Sur la perspective Nevski, se promènent toutes sortes de gens. Les regards se croisent, les toilettes s’admirent. Il est de coutume de suivre les femmes dont le regard a excité les sens. Piskariov et Pirogov – un peintre timide et un lieutenant fier de lui-même – viennent de voir passer deux extraordinaires jeunes femmes. Le jeune peintre timide suit la brune jusqu’à une maison suspecte. Le lieutenant, fier de sa personne et sûr de lui, parvient avec la blonde dans un quartier artisan allemand.
Les Nouvelles de Pétersbourg
- La Perspective Nevski (1835)
- Le Nez (1836)
- Le Portrait (1835)
- La Calèche
- Les Carnets d’un fou (1835)
- Rome (fragment de roman)
Commentaires
Gogol commence son recueil de nouvelles par cette peinture toute en ironie de la plus belle rue de Saint-Pétersbourg. Il en fait une critique appuyée de toute la société de son époque : la classe aristocratique si ridicule de m’as-tu vu ; les fonctionnaires qui se gargarisent d’une position et d’une fonction sans intérêt dans la vie ; la prétention des familles d’éduquer leurs enfants avec des gouvernantes étrangères… En fait, cette rue devient un terrain de jeu, de drague, ou derrière les beaux visages maquillés et les belles toilettes, se cachent des personnages sordides, des filles de rue. Nul n’est épargné, des étrangers Allemands artisans, la « stupide » blondinette qui ne refuse pas vraiment les avances du lieutenant ; la fille de joie qui dès qu’elle ouvre la bouche est disqualifiée – et à une meilleure vie oppose un refus de travailler manuellement ; le lieutenant aussi futile que présomptueux et qui ne réussit qu’en jouant de la gêne, sans se rendre compte de l’affront qu’il cause ; le peintre enfin, si naïf qu’il se terre dans l’illusion, incapable de la crever. Il prend de l’opium pour retrouver l’image fausse de cette femme à laquelle il veut rêver, incapable d’affronter la réalité, inadapté. Il pourrait susciter la pitié sur son suicide, mais l’auteur ne s’attarde pas sur cette figure qui juge moralement les prostituées sans les comprendre.
Curieusement, le passage des artisans allemands, complètement saouls prêts à couper le nez de Schiller, permet un lien avec la nouvelle suivante de Gogol. Le nez, utile pour priser le tabac, est une source de dépenses, un puits. Mais si l’on fait le lien avec le symbole du nez : serait-ce la réputation ? La fierté ? La prétention ? Alors ce nez source de dépenses inutiles qui pourrait bien être amputé sans détruire l’homme et qui pourtant fait que les Pétersbourgeois ne seraient plus rien sans lui.
Passages retenus
Rue des m’as-tu-vu, p. 14
Ici, vous rencontrerez des tours de taille dont vous n’avez jamais rêvé : des tailles si fines, si étroites, pas même plus grosses que le cou d’une bouteille, qui lorsque vous les rencontrez, vous font faire un écart déférent pour éviter de les cogner d’un coude malencontreux ; votre cœur sera saisi de crainte et même de peur à l’idée qu’une seule de vos imprudentes expirations puisse briser en deux cette charmante création d’une nature alliée à l’art. […] Ici, vous rencontrez un sourire unique, un sourire qui est le sommet de l’art, un sourire qui, parfois, pourrait vous faire fondre de plaisir, et d’autres fois, vous montrera à vous-même plus bas que terre, baissant la tête, ou, d’autres fois encore, plus haut que l’aiguille de l’Amirauté, et la surpassant même. Ici, vous rencontrerez des gens qui parlent d’un concert ou bien du temps qu’il fait avec une noblesse et un sentiment de fierté personnelle absolument extraordinaires. Ici, vous rencontrerez mille caractères, mille phénomènes inouïs. Mon Dieu ! quelles créatures étranges on rencontre sur la perspective Nevski ! Il y a ici une multitude de gens qui, quand vous les rencontrez, ne manqueront pas de regarder vos bottes, et, si vous passez, se retourneront pour regarder vos basques. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Au début, je me disais qu’ils étaient savetiers, mais absolument pas.
Le coût du nez, p. 51
Je ne veux pas, je n’ai pas besoin de nez ! disait-il en faisant de grands gestes. Rien que pour mon nez, je dépense par mois trois livres de tabac. Et je paye une méchante boutique russe, parce que les boutiques allemandes ne vendent pas de tabac russe, je paye une méchante boutique russe quarante kopecks la livre : ça fait en tout un rouble vingt kopecks ; douze fois un rouble vingt kopecks – ça fait quatorze roubles quarante kopecks. Tu entends, mon bon Hoffmann ? juste pour un nez, quatorze roubles quarante kopecks ! Et, en plus, les jours de fête, je prise du râpé, parce que je ne veux pas, les jours de fête, priser du mauvais tabac russe. Par an, je prise deux livres de tabac râpé, à deux roubles la livre. Six plus quatorze – vingt roubles quarante kopecks, rien que pour le tabac. C’est du pillage ! […] Je ne veux pas de nez ! coupe-moi le nez ! tiens, mon nez !
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