Surveille tes images : Les Contes des Fées, par Madame d’Aulnoy

Cabinet de travail pour des fées féministes

édition de référence :
Aulnoy (Marie-Catherine de) 1698, Les Contes des Fées, suivi des Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, Honoré Champion, 2020

Note : 3.5 sur 5.

édition utilisée :
-, Le Cabinet des Fées, t. 2, 3, 4, Amsterdam & Paris, Genève, éd. Cuchet, 1785-1786 (collection de contes : le t. 1 contient les contes de Charles Perrault et de la comtesse de Murat, les tomes ; les quarante tomes suivants entre autres ceux de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, les Mille et une Nuits, contes turcs, indiens, chinois…)

autres éditions numériques : wikisource ; epub1, epub2

Madame d’Aulnoy (1651-1705) – Une vie de conte de fées

De petite noblesse normande. Petite nièce de la salonnière Marie des Loges. En 1666, donnée en mariage au baron d’Aulnoy, de vingt ans son aîné, dépensier et de mauvaise réputation. Avec l’aide de sa mère et de deux amis (l’un probablement son amant), elle fait enfermer son mari pour lèse-majesté.
À la libération de celui-ci, Marie-Catherine, condamnée pour calomnie, est contrainte à l’exil, et voyage en Flandre, en Angleterre avant de s’installer en Espagne. Elle obtient la permission de rentrer en France en 1685, contre renseignements…
Au Faubourg Saint-Germain, elle tient un salon littéraire où elle échange avec les grandes romancières et conteuses du temps. Se lie d’amitié à Saint-Évremond. Elle publie en 1690 un roman, Histoire d’Hippolyte, lequel contient ce qui est considéré comme le premier conte de fées en français, L’Île de la félicité. Avec le succès de Perrault en 1697, elle publie des recueils de contes qui lui procurent une grande célébrité.

Liste des contes (suivant l’édition Honoré Champion 2020)

L’Île de la Félicité [extrait de Histoire d’Hypolite, comte de Duglas] (1690) *** – Lire sur Gallica

Les Contes des Fées (1698) ****
Lire sur Gallica, collection « Le Cabinet des Fées » : t. 2 (ou ici), t. 3
(note : le tome 1 de la collection est dédié aux contes de Perrault et de la comtesse de Murat, les volumes suivants à quantités d’autres oeuvres comme Les Mille et une Nuits et des contes chinois, indiens…)
———Tome 1———-
Gracieuse et Percinet *** *
La Belle aux cheveux d’or *** *
L’Oiseau bleu ****
Le Prince Lutin *** *
———Tome 2———-
La Princesse printanière *** *
La Princesse Rosette ***
Le Rameau d’or *** *
L’Oranger et l’Abeille **
La Bonne Petite Souris ***
———Tome 3———
– Saint-Cloud (récit cadre) : lors d’une promenade, Mme F. entend une nymphe chanter.
Don Gabriel Ponce de Leon – nouvelle espagnole (récit cadre) ***
Le Mouton *** *
Finette Cendron *** *
Fortunée *** *
———Tome 4———-
Babiole ****
Don Fernand de Tolède – nouvelle espagnole (récit cadre) **
Le Nain jaune *** *
Serpentin vert *** *

Contes nouveaux ou Les Fées à la mode (1698) ***
Lire sur Gallica, « Le Cabinet des Fées », t. 3 et t. 4
———Tome 1———-
La Princesse Carpillon ** *
La Grenouille bienfaisante ** *
La Biche au bois ****
———Tome 2———-
Le Nouveau Gentilhomme bourgeois – nouvelle satirique (récit cadre) ** *
La Chatte blanche ***
Belle-Belle ou Le Chevalier Fortuné ***
———Tome 3———-
– Suite du Gentilhomme bourgeois – récit cadre
Le Pigeon et la Colombe *** *
La Princesse Belle-Étoile et le Prince Chéri ** *
———Tome 4———-
– Suite du Gentilhomme bourgeois – récit cadre
Le Prince Marcassin *** *
Le Dauphin **

Sommaire de l’édition Gallimard Folio classique 2008 utilisée à l’Agrégation 2022 :
À son altesse royale Madame ; Gracieuse et Percinet ; La Belle aux cheveux d’or ; L’Oiseau bleu ; La Princesse printanière ; La Princesse Rosette ; Le Rameau d’or ; Le Nain jaune ; La Biche au bois ; Belle-Belle ou le Chevalier Fortuné

Commentaires généraux

Contrairement à Charles Perrault qui s’appliquait à donner dans ses Contes du temps passé une forme stable et noble à partir d’un matériau oral préexistant, Marie-Catherine d’Aulnoy travaille la matière des fées dans le but de créer des histoires inédites. S’il est possible que certains contes soient des adaptations de contes entendus lors de son exil européen, la majorité relève de créations ou plutôt de compositions, comme si les éléments des contes de fées – objets magiques, épreuves, adjuvants animaux, dragons, fées, étaient autant de touches de piano permettant une infinité de partitions. Certains contes se rapprochent ainsi de l’exercice de solfège, à l’image de la Princesse Belle-Étoile ou de La Chatte blanche qui juxtaposent de nombreux éléments de conte sans véritable mélodie (Les dits Contes nouveaux semblent davantage relever d’une collection de contes de travail que de nouvelles compositions…). De manière plus réussie mais très visible, Finette Cendron mixe des éléments du Petit Poucet et de Cendrillon qui semblent ainsi exprimer des préoccupations du temps ou plus exactement des jeunes femmes nobles du temps : déclassement social des familles nobles, abandon par les parents qui se désintéressent des enfants (les confiant à des nourrices pendant qu’ils vivent à la Cour), mariages arrangés, rivalité des sœurs – tout comme celle des frères – pour les faveurs et les meilleurs partis, les héritages, marraines-fées protectrices ou fâchées qui permettent ou non de s’introduire à la Cour, belles-mères persécutrices… Autant de thèmes qui, loin de décrire la princesse passive et naïve qui habite l’imaginaire du conte pour enfants, révèlent une sensibilité féministe avant l’heure (qui doit se fondre malgré tout dans les convenances), forgée par l’expérience (Marie-Catherine a subi un mariage arrangé malheureux, qui l’a entraînée dans des péripéties dignes de ses contes). La morale des contes populaires du temps ancien devient ainsi sous sa plume un manuel de survie pour les jeunes filles au temps du roi Soleil…

L’Île de la Félicité ***

Un prince russe du nom d’Adolphe s’égare lors d’une chasse à l’ours. Trouvant refuge dans la grotte des divinités des vents. Zéphyr lui apprend l’existence d’une île inaccessible où vivent des nymphes entourant une ravissante princesse du nom de Félicité.

Ce conte court et sans multiplication de péripéties, à l’inverse de la majorité des contes de madame d’Aulnoy mis en recueil, pourrait bien venir presque sans altération d’une source populaire russe (le motif de la chasse à l’ours blanc n’a aucune raison d’avoir été rajouté). On se rapproche davantage du conte de mise en garde à la manière du Petit Chaperon rouge. Le prince tourne tous ses efforts, toutes ses qualités, vers la réussite de son amour ; nul besoin de mise à l’épreuve devant un tel dévouement dont la récompense ne peut être qu’un bonheur parfait. Cette « félicité » ainsi obtenue a le pouvoir magique de protéger les amants contre l’usure du temps. En revanche, ce bonheur est fragile et peut s’évanouir aussitôt qu’on lui préfère l’ambition personnelle…

Adolphe lui témoigna sa reconnoissance pour tant de bontez, & à même temps son inquiétude que la princesse Félicité n’entendît pas sa langue, & qu’il ne pût parler la sienne. Ne vous mettez point en peine de cela, lui dit le Dieu, la princesse est universelle, & je suis persuadé que vous parlerez bientost un même langage.

La langue universelle des contes, p. 57

Gracieuse et Percinet *** *

Le roi se remarie avec la duchesse Grognon, boiteuse, borgne, doublement bossue mais extrêmement riche. La nouvelle reine persécute la princesse Gracieuse, jalouse de sa beauté. Le prince des fées Percinet la secourt mais Gracieuse se refuse à lui.

L’obstination de la jeune fille, qui pourrait paraître d’abord comme une perversion de la morale, un masochisme (une trop grande défiance face au mariage et à l’homme, due à la morale religieuse, comme dans On ne badine pas avec l’amour Musset), se révèle finalement comme une force de courage : elle prolonge l’épreuve pour mieux en triompher et pour mieux s’y construire. C’est par la patience, l’endurance, le refus du chemin facile, que la jeune fille obtient le bonheur et devient une femme accomplie et forte. Car elle façonne en même temps la détermination du jeune garçon qui la requiert, qui de prince des fées (fantasque) devient un homme sensible et à l’écoute.

La Belle aux cheveux d’or *** *

Une belle princesse aux longs cheveux blonds refuse les demandes en mariage d’un roi voisin. Celui-ci envoie le jeune Avenant qui se vante d’y parvenir. Sur le chemin, Avenant vient en aide à une carpe, un corbeau et un hibou en difficulté. Il arrive à la cour de la Belle avec son petit chien Caracolle. Pour accéder à sa demande, la princesse lui impose trois épreuves : retrouver sa bague perdue dans la rivière, vaincre le géant voisin et ramener de l’eau de la fontaine de jouvence…

Partant du même dispositif de la jeune fille difficile mettant à l’épreuve son prétendant, ce conte s’enrichit d’une situation proche de Tristan et Iseult (amour impossible de la princesse pour l’envoyé du roi). Le jeune homme dans sa quête, obtient les atouts qui lui permettent de triompher non par ses talents, sa beauté, mais par sa fidélité et sa bonté à toute épreuve (étant généreux jusques envers les animaux – série classique de trois mises à l’épreuve – et même envers le roi qui lui a été ingrat). Les patience et persévérance de l’une comme de l’autre surmontent les obstacles les plus difficiles et sont créateurs d’un vrai amour.

L’Oiseau bleu ****

La nouvelle Reine impose que sa fille Truitonne soit mariée avant Florine, la princesse de la défunte première femme du roi. Mais lorsque le jeune roi Charmant aperçoit la jeune fille, même habillée des guenilles que lui a imposées la Reine, il tombe amoureux. La Reine fait enfermer la jeune fille, trompe Charmant qui enlève Truitonne par erreur. Ayant rompu sa promesse d’engagement, la fée Soussio le change en oiseau bleu qui vient chaque jour rendre visite à la princesse enfermée.

Se confrontant à la poésie symbolique du Moyen-Âge, la jeune princesse prisonnière, l’amant transformé en oiseau bleu (couleur du printemps), madame d’Aulnoy place là encore la jeune fille dans une situation d’attente courageuse faisant le dos rond en attendant des circonstances plus favorables, caractère solide amenant le prétendant à ancrer son attirance première physique en un véritable engagement.

Amour, amour, que l’on te cache difficilement ! Tu parais partout, sur les lèvres d’un amant, dans ses yeux, au son de sa voix ; lorsque l’on aime, le silence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de ce qu’on ressent.

p. 69 (L’Oiseau bleu)

Cependant Florine s’inquiétait pour l’oiseau-bleu. Qui le garantira des chasseurs, disait-elle, ou de la serre aiguë de quelqu’aigle ou de quelque vautour affamé qui le mangerait avec autant d’appétit que si ce n’était pas un grand roi ? Ô ciel ! Que deviendrai-je, si ses plumes légères, poussées par le vent, venaient jusqu’en ma prison m’annoncer le désastre que je crains ? Cette pensée empêcha la pauvre princesse de fermer les yeux ; car lorsqu’on aime, les illusions paraissent des vérités, et ce qu’on croirait impossible dans un autre temps, semble aisé en celui-là.

p. 85 (L’Oiseau bleu)

Le Prince lutin *** *

Le jeune Léandre est chassé de la Cour par le méchant prince Furibon, jaloux de sa beauté et de son succès auprès des femmes. En sauvant une couleuvre, qui était en réalité la fée Gentille, il obtient le pouvoir magique d’être un Lutin invisible lorsqu’il enfile son chapeau rouge…

Cette fois, Aulnoy conte l’histoire d’un jeune garçon poussé à l’aventure (qui va devenir plus adulte par le voyage, la mise à l’épreuve…). Elle déploie les ressorts de la magie, et les fantasmes infinis qui l’accompagnent (devenir invisible, se téléporter)… Là encore la jeune fille résistante, presque inaccessible, est récompensée du meilleur parti quand la jeune fille plus facile s’éprend d’un artiste capricieux et peu fiable (figure encore très attirante aujourd’hui)…

Faut-il qu’il lui veuille du mal d’être plus aimable et plus aimé que lui ? Faut-il que pour lui plaire il se défigure la taille et le visage ? Faut-il que pour lui ressembler il se disloque les os, qu’il se fende la bouche jusqu’aux oreilles, qu’il s’apetisse les yeux, qu’il s’arrache le nez ? Voilà un petit magot bien injuste !

p. 127 (Le Prince lutin)

La Princesse printanière *** *

Un roi et une reine enferment leur fille Printanière dans une tour pour la protéger de la fée Carabosse qui lui a attribué la guigne jusque ses vingt ans. Quelques jours avant l’échéance, la princesse promise à un prince voisin enfreint l’interdiction et s’enfuit avec l’ambassadeur du prince, Fanfarinet.

Conte régulièrement écarté du choix des éditeurs. L’argument du conte est en grande partie repris dans La Biche au bois, comme si le conte avait été retravaillé avec davantage d’éléments symboliques. Certains éléments paraissent peu appropriés au registre du conte de fées : la jeune et belle princesse… tue son amant devenu cannibale ! De plus, elle est tombée amoureuse du premier venu, un homme de condition inférieure (c’est-à-dire de sentiments moins nobles), qu’elle a elle-même détourné de la droiture morale en lui déclarant son amour à la première seconde, et elle l’oblige presque à l’enlever (de par sa supériorité). À la manière de l’amour hors-société de Tristan et Iseult (épisode de la fin des effets du filtre dans la forêt), Printanière et Fanfarinet se retirent sur une île déserte, et, face aux difficultés, bien plus vite que le couple de la légende, l’amour initialement partagé disparaît. L’amant tourne au mépris, à la cruauté, à la violence… Si l’on considère le conte de fées comme le fait Bettelheim dans Psychanalyse des contes, cette princesse et ce qu’elle vit ne sont pas une occasion de projection pour un enfant.

Ce conte a des airs d’écriture-exutoire, comme si madame d’Aulnoy accomplissait une vengeance à travers la fiction : tuer l’amant qui a trahi son engagement amoureux, est même devenu violent (le cannibalisme symbolisant bien la manière dont l’homme peut « bouffer » la vie de la femme maltraitée). On aurait ainsi un conte particulièrement féministe dans une veine très Despentes (si l’on pense au défouloir Baise-moi). En même temps, le mauvais amant n’est pas fondamentalement mauvais (c’est aussi ce qui pose problème dans ce conte) mais médiocre, ridicule, comme le nom qu’il porte (d’une nullité mâle ordinaire, comme les personnages masculins de Vernon Subutex). L’enfermement initial, surprotection des parents, prend une couleur particulière de responsabilité : la jeune fille n’était pas prête pour devenir adulte, pas assez mature pour l’amour, c’est pour ça qu’elle s’est trompée, par naïveté autant que par défi envers une éducation rigide (la protection des femmes entraîne leur enfermement, comme dans La Servante écarlate). Mais la malédiction de la fée Carabosse, cause de cette surprotection, est due à une faute – non précisée – qu’aurait commise le père…

La Princesse Rosette ***

À la naissance de la princesse Rosette, les fées annoncent un sombre présage : elle mettra en danger la vie de ses frères… En conséquence, le couple royal confine leur fille dans une tour. À leur mort, la jeune fille retrouve la liberté et s’émerveille, elle ne se mariera qu’au roi des Paons…

Explore le mythe d’Œdipe dans une version féminine. Et c’est pour une fois la jeune fille elle-même qui part en quête dans un royaume lointain. Pour la première fois, la femme devient pleinement actrice de son bonheur. Sans doute parce que ses rêves étaient très inaccessibles, elle n’a plus à attendre mais à aller les chercher.

Le Rameau d’or *** *

Le roi Brun veut marier son fils le prince Torticoli, à la princesse Trognon du royaume voisin. Difformes tous deux, ni l’un ni l’autre ne consentent à un tel mariage. Enfermés dans le château, ils découvrent chacun de leur côté des peintures et objets magiques qui les amènent à aider une fée et son amant changé en aigle. En récompense, ils deviennent de beaux bergers mais la bergère continue de fuir le berger…

Posant la question, l’obstacle, de la non-conformité au modèle attendu de princesse et de prince (ici physiquement), Aulnoy compose également autour des amours bergers de l’Astrée, elle lance la jeune fille dans une aventure sur le chemin de la réalisation de soi parallèle à celle du garçon, mais retombe sur la nécessité de la résistance de la jeune fille et de la détermination du jeune garçon (la transformation magique faisant naître l’attirance montre que le jeune garçon n’est pas attiré par l’essence de la jeune fille qui doit donc éprouvait ce dernier).

Venez, aimables amants, s’écria la reine, en leur tendant les bras, venez recevoir de nos mains les couronnes que votre vertu, votre naissance et votre fidélité méritent ; vos travaux vont se changer en plaisirs. Princesse Brillante, continua-t-elle, ce berger si terrible à votre cœur est le prince qui vous fut destiné par votre père et par le sien. Il n’est point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, et me laissez le soin de votre repos et de votre bonheur.

L’objet de la quête, p. 300 (Le rameau d’or)

L’Oranger et l’Abeille **

La princesse Aimée dans son berceau, perdue lors d’une tempête, est recueillie et élevée par une famille d’ogres mangeurs de chair-fraîche, et promise à leur ogrelet. Alors qu’elle approche l’âge de marier vient s’échouer sur le rivage un beau prince du nom d’Aimé.

Motif traditionnel de conte, et hautement psychanalytique, l’enfant grandit dans une famille qui n’est pas sa vraie famille, à cause d’un événement originel (il se construit donc en opposition et devra sortir de leur influence). Le principal ressort poétique est la relation de deux amants qui ne parlent pas la même langue (mais ont une même noblesse d’âme). Le parallèle entre ogres et cyclopes de l’Odyssée, de même que la ruse de la princesse, est évident et semble rajouté, n’apportant rien à l’action. C’est la baguette magique qui rend possible l’évasion. Objet magique obtenu sans mise à l’épreuve, qui a toute puissance mais le choix de métamorphoses semble là aussi immotivé, ni ne semble porter de fonction symbolique. On est plutôt dans le cadre d’une deus ex machina qui permet une juxtaposition de motifs spectaculaires plus au lieu d’un véritable approfondissement de l’un ou l’autre.

Tiens, Ravagio, dit-elle à son mari, voici de la char-frache, bien grassette, mais par mon chef tu n’en croqueras que d’une dent ; c’est une belle petite fille ; je veux la nourrir, nous la marierons à notre ogrelet, ils feront des ogrichons d’une figure extraordinaire ; cela nous réjouira dans notre vieillesse. C’est bien dit, répliqua Ravagio ; tu as plus d’esprit que tu n’est (sic.) grosse.

L’ogre du pays… p. 306

La Bonne Petite Souris ***

Le roi méchant a conquis le pays de la joie et capturé la reine enceinte d’une fille qu’il veut marier à son horrible fils. Une petite souris vient chaque soir voir la pauvre reine dans sa cellule. Celle-ci partage sa maigre ration de pois. Et voilà qu’apparaissent de délicieux mets.

Conte plus familial (centré sur le personnage de la mère – mais est-ce madame d’Aulnoy elle-même ou bien sa mère qui fut contrainte de la marier très tôt ?), la femme choisit de faire le bien à une petite souris plutôt que son confort personnel. Cette droiture morale traditionnelle, symbolisant le don contre-don, lui permet de trouver l’aide nécessaire dans sa quête de liberté pour elle et pour sa fille.

Don Gabriel Ponce de Leon (nouvelle espagnole) ***

Lors de son passage en ville, don Louis raconte à ses amis la triste histoire de ses deux jeunes sœurs, Isidore et Mélanie, contrôlées austèrement comme des nonnes par leur tante dona Juana depuis la mort de leur mère. Il vante tant leurs qualités que Gabriel s’éprend de la pauvre jeune fille. Avec son cousin le comte d’Aguilar, ils se rendent dans la propriété de la tante et se font introduire déguisés en pèlerins cherchant un refuge. Mais ils séduisent d’autant mieux la vieille fille en lui annonçant qu’ils connaissent de merveilleux contes…

Les thèmes du travestissement et celui de la vieille duègne avec sa morale rigide à déjouer, et sa manie des contes telle une folie « quichottesque », placent cette nouvelle dans le lignée du roman parodique (alors en perte de vitesse au royaume de France). La satire de la médecine charlatane qui fait plus de mal que ne guérit rappelle les pièces de Molière. A l’instar des pièces de ce dernier, la jeunesse affronte les préjugés et la surprotection destructrice d’une société de vieux réactionnaires qui veut faire subir aux jeunes ce qu’ils ont souffert dans leur jeunesse.
Les contes insérés dans ce récit cadre servent autant à séduire les jeunes filles qu’à détendre la vieille duègne aigrie, comme si la moralité qui y était insérée avait pour effet d’agir quelque peu à l’encontre de la rigueur morale d’une société injuste notamment envers les jeunes filles. Les contes ne sont pas pour la comtesse d’Aulnoy des naïvetés pour jeunes filles protégées mais au contraire des ouvertures vers l’ailleurs possible, vers un monde de réconciliation et d’accomplissement des personnes…


Il est vrai, dit don Louis, que dona Juana a du mérite & de la vertu, mais ce n’est point une vertu sociable, ni un mérite aisé ; & comme elle n’est ni belle ni jeune, & qu’elle n’a jamais inspiré de tendres sentiments, elle ne peut souffrir que l’on prenne devant elle la plus innocente liberté. J’appréhende qu’à la fin elle ne devienne jalouse du jour qui vous éclaire.

p.395

Ce caractère si naïf & si enfantin qu’ont les romances, ne plaît pas également à tout le monde ; beaucoup de bons esprits les regardent comme des ouvrages qui conviennent mieux à des nourrices & à des gouvernantes qu’à des gens délicats. Je ne laisse pas d’être persuadée qu’il y a de l’art dans cette sorte de simplicité, & j’ai connu des personnes de fort bon goût, qui en faisoient quelquefois leur amusement favori.

p. 483

Seriez-vous capable de vouloir ce que vous dîtes ? Oui assurément, reprit le comte, je le voudrois avec passion ; mais mon coeur entend si mal ses intérêts, qu’il ne le veut pas.

p. 520

Le Mouton *** *

Un jour que le roi rentre de guerre, sa fille préférée Merveilleuse le blesse en lui racontant son rêve dans lequel il est à son service. Furieux, il ordonne sa mise à mort. Par un subterfuge, elle échappe à la mort et dans la forêt rencontre un groupe de moutons qui mènent belle vie et parlent…

La faute d’orgueil de la jeune fille, transgression des règles de la position de l’enfant par rapport à l’adulte est le déclencheur prétexte pour un départ de l’héroïne vers un monde extérieur ici symbolisé par les moutons qui sont hommes sous leur apparence différent. Le mouton peut être vu aussi bien comme l’image de la gentillesse et de la victime, que du danger, le loup déguisé en agneau. La jeune fille va donc là encore éprouver la nature de son prétendant (c’est elle qui met à l’épreuve).

Finette Cendron ***

Un roi et une reine, tombés dans le dénuement, se décident à abandonner leurs trois filles en forêt. Finette ayant entendu la conversation, demande de l’aide à sa marraine la fée Merluche, qui lui donne une cordelette magique pour retrouver son chemin. Le lendemain, elle parvient à ramener ses sœurs à la maison. Mais celles-ci la tiennent pour responsable de la tentative d’abandon et la maltraitent. La mère prévoit une nouvelle promenade… La fée l’avertit de ne plus aider ses sœurs…

Fusion du Petit Poucet et de Cendrillon, ce conte montre bien ce travail d’Aulnoy sur les matériaux du conte de fées afin d’en créer des nouveaux (au contraire de Perrault qui s’applique davantage à donner une forme à un matériau existant). Pauvreté, abandon, rejet par sa famille, ingratitude, errance, capture, esclavage… Véritable chemin de croix pour une jeune fille honnête (à l’image de ce qu’a pu vivre madame d’Aulnoy par son mariage arrangé, son procès, l’exil…). Mais il ne s’agit pas de subir passivement comme souvent les critiques l’affirment au sujet de la position de la jeune fille dans les contes. Finette maintient ses valeurs quitte à se rendre la vie plus difficile, y compris contre les recommandations de la fée. Le bonheur final de la jeune fille est en proportion avec les souffrances subies, mais il représente non la délivrance mais la réussite de la quête de la princesse : imposer le bon comportement, les vertus, autour de soi. Le gentillesse est moquée, victimisée, exaspère et attire les mauvais coups, mais finit par trouver un chemin.

Fortunée *** *

Un pauvre laboureur donne son maigre héritage à son fils. À sa fille Fortunée qu’il aime, il remet un pot d’œillets et une bague qu’une dame avait laissés pour elle. Le fils jaloux de sa sœur si belle, la brime de tous les biens de la ferme. Elle part au puits chercher de l’eau pour arroser ses œillets et rencontre une belle dame en grande compagnie...

Figure de la princesse cachée sous des origines modestes (illustrant ce besoin bien connu de la psychanalyse pour le pauvre ou l’insatisfait de sa famille de se fantasmer des origines nobles), tant l’éducation rustre du paysan que des tâches qui vont avec ne peuvent pervertir un sang noble : croyance évidemment critiquable du point de vue du déterminisme social mais symboliquement salutaire pour une personnalité en construction qui se sent déclassé socialement ou contraint à des travaux jugés indignes (ne salit pas l’être profond) ayant besoin de croire que la fortune peut un jour le rétablir intact dans sa nature noble. L’action de la jeune fille se limite à cette bonté modeste naturelle et patiente, à la gratitude devant la fée des bois, et enfin à une générosité toute chrétienne pour son frère : elle répond à sa méchanceté par une bonté qui finit comme par miracle par le transformer et l’anoblir. Vertu non attendue par la fée pour lui accorder ses bienfaits, non nécessaire d’un point de vue familial.

Vous n’êtes donc pas riche, reprit la Reine en souriant ? Je suis si pauvre, dit Fortunée, que je n’ai hérité de mon père qu’un pot d’œillets et un jonc d’argent. Mais vous avez un cœur, ajouta la reine, si quelqu’un vouloit le prendre, voudriez-vous le donner ? Je ne sais ce que c’est que de donner mon cœur, répondit-elle, j’ai toujours entendu dire que sans son cœur, on ne peut vivre, que lorsqu’il est blessé, il faut mourir, & malgré ma pauvreté, je ne suis pas fâchée de vivre. Vous aurez toujours raison, la belle fille, de défendre votre cœur.

p. 4 (Fortunée)

Babiole ****

Par la rancune de la fée Fanfreluche, une jeune princesse à peine née est changée en guenon. Abandonnée par sa mère, elle est recueillie par une reine voisine et donnée au prince. Grâce à sa bonne éducation et son esprit, elle s’attire de l’affection, mais son physique la condamne à un mariage avec le roi des Magots…

Malédiction de la naissance, laideur, rejet par la mère (et même tentative d’éradication de l’enfant maudit comme Laïus Oedipe), amour impossible pour un beau jeune homme… Cette jeune personne qui est bien peu de choses car négligeable en beauté (donc pour une jeune femme de la Cour, déclassement social), mais qui ne peut accepter une basse condition, ne peut réussir seulement en se retournant vers sa mère (car elle sera toujours pour elle signe de sa déchéance). La laideur ne serait-elle pas ici la métaphore d’une naissance d’un amour adultère ? Ainsi donc l’impossibilité de se marier au rang de son éducation (manifesté par le rejet presque méprisant de l’homme aimé : elle n’est rien pour lui). C’est le voyage, l’errance, le hasard, l’aventure, le temps, qui métamorphosent la jeune fille et font enfin coller la délicatesse de l’intérieur (l’éducation noble) à une beauté extérieure enfin trouvée… Ailleurs, elle ne porte plus sur son visage l’indignité de sa mauvaise naissance.


Dès qu’il fut jour, elle continua son voyage, sans savoir où elle vouloit aller, pensant & repensant mille fois à la bisarrerie d’une aventure si extraordinaire. Quelle différence, s’écrioit-elle, de ce que je suis à ce que je devrois être ! Les larmes couloient abondemment des petits yeux de la pauvre Babiole.

p. 77

Don Fernand de Tolède (nouvelle espagnole, récit cadre) **

Don Francisque aide ses amis Jaime et Fernand à voir ses deux cousines Léonore et Matilde dont ils sont sincèrement amoureux, dans le dos de leur mère, une duègne aigrie intraitable qui finit par s’enfermer avec ses filles dans un domaine familial isolé près de Cadix. Les jeunes hommes sont forcés de prendre de plus en plus de risques : Francisque les introduit déguisés en princes marocains…

Commençant comme Don Gabriel Ponce de Leon, avec amours, tours et déguisements pour tromper une duègne ridicule, cette nouvelle prend un virage inattendu vers le genre de l’aventure : enlèvement, pirates… mélodrame peu cohérent mais qui illustre dans le monde réaliste les aventures-voyages initiatiques des contes. Ainsi, comme il sera dit dans Serpentin vert, les contes sont une sorte de métaphorisation des aventures de la réalité.

Le Nain jaune *** *

Pour marier sa fille trop orgueilleuse, la reine tente l’aventure pour aller demander conseil à une célèbre fée. Mais sur le chemin, mise en danger par des lions, elle est sauvée par un mystérieux nain jaune, en échange de la promesse de la main de sa fille…

L’orgueil est puni, mais la fidélité à sa parole et à son amour permet d’attirer l’aide des fées. Le merveilleux est ici pleinement exploité, avec fées, lutin, illusions, objets magiques, jusqu’à un affrontement final entre bonnes et mauvaises fées qu’il s’agit de s’être conciliés.

Serpentin vert *** *

Lors de la fête suivant la naissance de deux petites princesses, la mauvaise fée Magotine lance une malédiction sur l’un des deux bébés. Rebaptisée Laidronette, la pauvre enfant grandit dans la conscience de son malheur. Au mariage de sa soeur Bellotte, elle part s’isoler dans un château lointain pour épargner à tous sa présence et pour s’épargner tout amour impossible. Un jour qu’elle se promène en forêt, elle est effrayée par un horrible serpentin vert qui parle…

Ce dernier conte du premier recueil de contes de madame d’Aulnoy reprend le motif de la malédiction d’une mauvaise fée rancunière – déjà utilisé dans Babiole -, pour aborder le thème de la laideur déjà traité dans Le Rameau d’or. La jeune princesse peut s’affliger de ne pas être la beauté idéale mais elle doit être patiente et ne pas en retour juger les prétendants sur leur apparence… Le temps finit par accommoder le regard, et le coeur métamorphose tout visage même le plus difforme. En se refusant la jalousie pour sa soeur et en partant ailleurs chercher son amour, la jeune fille patiente est bientôt récompensée.
En revanche, trop pressée de voir son amoureux se transformer en amant, elle est contrainte à une pénitence : des années seront à nouveau nécessaires pour faire cet effet magique de l’amour de rendre l’être aimé beau.
Le conte le dit lui-même, les avertissements explicites, les explications, fonctionnent souvent mal. La pénitence est une aventure ou épreuve proposée à la personne qui échoue, afin de se racheter aux yeux des autres et surtout à ses propres yeux. La métamorphose en animal en est la métaphore et le conte, le récit codé.


Il faut que vous sachiez, madame, que plusieurs fées s’étant mises à voyager, se chagrinèrent de voir des personnes tomber dans des défauts si essentiels, elles crurent d’abord qu’il suffiroit de les avertir de se corriger : mais leurs soins furent inutiles, & venant tout d’un coup à se chagriner, elles les mirent en pénitence ; elles firent des perroquets, des pies & des poules de celles qui parloient trop ; des pigeons, des serins & des petits chiens, des amans & maîtresses ; des singes de ceux qui contrefaisoient leurs amis ; des cochons, de certaines gens qui aimoient trop la bonne chère ; des lions, des personnes colères ; enfin, le nombre de ceux qu’elles mirent en pénitence fut si grand, que ce bois en est peuplé, de sorte que l’on y trouve des gens de toutes qualités & de toutes humeurs.

p. 201-202

La Princesse Carpillon **

Un prince Bossu, jaloux de la venue au monde d’un autre héritier de la nouvelle femme de son père, substitue l’enfant par un chat et le fait perdre dans la forêt sauvage. Le nourrisson est nourri par une aigle, avant d’être confié par la fée Amazone à un berger du nom de Sublime, en fait un roi déguisé qui a dû s’enfuir de son royaume avec sa femme et ses deux filles, perdant dans la fuite leur troisième fille encore bébé…

La rencontre des deux jeunes prince et princesse qui ont perdu leur royaume et leur statut, est le vrai sujet du conte. Sous les allures de simples bergers, dans une communauté paradisiaque, sous la protection d’une fée aux allures de Diane (déesse de la nature, de la chasse – protectrice des amazones).

Ne dédaignez pas de donner vos soins à cet enfant ; apprenez-lui à mépriser les grandeurs du monde, & à se mettre au dessus des coups de la fortune ; il peut être né pour en avoir une assez éclatante, mais je tiens qu’il sera plus heureux sage, que puissant ; la félicité des hommes ne doit pas consister dans la seule grandeur extérieure ; pour être heureux, il faut être sage, & pour être sage il faut se connoître soi-même, savoir borner ses désirs, se contenter dans la médiocrité comme dans l’opulence, rechercher l’estime des gens de mérite, ne mépriser personne, & se trouver toujours prêt à quitter sans chagrin les biens de cette malheureuse vie.

Ligne morale des contes, p. 245, La princesse Carpillon

Quand elle montra ses mains, ils crurent qu’elle tiroit de ses manches deux boules de neige façonnées, tant elles étaient éblouissantes.

p. 271 (La Princesse Carpillon)

La Grenouille bienfaisante ** *

Dans une situation de siège, un roi éloigne sa reine enceinte dans un château lointain. Celle-ci s’impatiente et décide de faire le trajet en char à travers la forêt épaisse. Elle a un accident et est enlevée par la mauvaise fée Lionne dans son monde de marécages. Désemparée, elle porte secours à une petite grenouille prise par un corbeau.

Conte centré sur la personne d’une mère enceinte (comme la Bonne Petite Souris). L’impatience, la jalousie et donc le désir animal, la mènent à l’imprudence et mettent en danger son couple et son enfant. Le sauvetage d’un animal insignifiant, alors qu’elle est elle-même en danger, est l’épreuve que réussit la reine et qui va lui apporter un soutien magique pour endurer les souffrances imposées par la mauvaise fée.

De quelle utilité lui pourra être de me savoir dans ce triste séjour ? Il lui sera impossible de m’en retirer ; madame, reprit la grenouille, il faut laisser ce soin aux dieux, & faire de notre côté ce qui dépend de nous.

p. 324, La grenouille bienfaisante

Il fallait qu’il fût doué d’une grande persévérance : il passait aussi mal son temps que roi du monde ; la terre, pleine de ronces et couverte d’épines, lui servait de lit ; il ne mangeait que des fruits sauvages, plus amers que du fiel, et il avait sans cesse des combats à soutenir contre les monstres du lac. Un mari qui tient cette conduite pour ravoir sa femme, est assurément du temps des fées, et son procédé marque assez l’époque de mon conte.

Métaphore mariage / mise à l’épreuve, p. 334 (La grenouille bienfaisante)

La Biche aux bois *** *

Lorsque la princesse Désirée longtemps attendue vient au monde, les fées qui ont aidé la Reine à tomber enceinte sont réunies et couvrent le bébé de bénédictions. La fée écrevisse, vexée d’avoir été oubliée, impose à la petite de rester dans l’ombre jusqu’à ses quinze ans… Alors qu’elle approche l’âge de sa libération, on organise son transport dans un carrosse hermétique pour qu’elle rencontre enfin le jeune prince Guerrier, avec lequel elle s’est liée à distance par l’échange de portraits et de messages. Mais la dame d’honneur et sa fille Longue-Épine, infiniment jalouse, ouvrent le carrosse en plein jour. Une biche blanche s’enfuit dans la campagne…

La transgression de l’interdit par les parents est bien causée par l’insistance de la jeune fille qui veut se croire prête à devenir adulte avant l’âge ordinaire (quinze ans étant bien-sûr l’âge minimum requis pour le mariage). Elle est donc mise à l’épreuve par une transformation, c’est-à-dire par l’expérimentation d’un monde sans privilège, sans sécurité. L’homme, là encore selon son comportement, peut se changer en chasseur violent ou en amant parfait.

La faim pressant Désirée, elle brouta l’herbe de bon appétit et demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse ; la nuit la surprit, elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proches d’elle, et souvent, oubliant qu’elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu ; elle admirait sa beauté, et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux, qu’elle ne se lassait point de le regarder, tout ce qu’elle en avait entendu dire lui semblait fort au-dessous de ce qu’elle voyait.

Rite de passage en forêt, p. 385 (La biche au bois)

Les transports qui l’animaient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que, quelque soin que j’aie eu de m’informer de ce qu’il lui dit dans ces premiers moments, je n’ai trouvé personne qui m’en ait bien éclairci. La princesse ne s’embarrassa pas moins dans ses réponses ; mais l’Amour, qui sert souvent d’interprète aux muets, se mit en tiers, & persuada à l’un & à l’autre, qu’il ne s’étoit jamais rien dit de plus spirituel ; au moins ne s’étoit-il jamais rien dit de plus touchant & de plus tendre.

p. 404 (La biche au bois)

Le Gentilhomme bourgeois (nouvelle satirique) **

Un bourgeois parvenu, s’étant donné le nom de Dandinardière, s’est fait bâtir un manoir extravagant au bord de la mer près de Rouen. À la suite d’une dispute avec un voisin, le baron Saint-Thomas décide de lui jouer un vilain tour en le poussant au duel. Il arrive alors déguisé en chevalier…

Récit cadre en forme de nouvelle inspirée tant du Bourgeois Gentilhomme et des Précieuses ridicules de Molière que des romans satiriques tels Le Baron Faeneste de d’Aubigné (dispositif de l’adjuvant qui pousse la folie du fanfaron autant pour lui administrer une leçon que pour en prendre plus de plaisir) et surtout Don Quichotte de Cervantès (pour le maître qui se déguise ridiculement en chevalier et son assistant terre à terre). Les filles et femme du baron sont des précieuses, des pré-personnagification d’Emma Bovary, le bourgeois tout comme chez Molière se rêve en gentilhomme tel qu’il se le représente d’après les livres idéalisés (trait caractéristique de la noblesse) et principalement d’après les contes qui sont le genre a priori le plus accessible (pour les enfants). L’union de ces personnages est un bienfait pour le rire mais annonce des dégâts à la hauteur de Madame Bovary. Comme l’explique bien Georges Bettelheim, les contes de fées, tout comme les romans de chevalerie, peuvent avoir cet effet désastreux ou ridicule si on ne comprend pas leur rapport symbolique avec la réalité et qu’on les prend au pied de la lettre. Les princes et princesses ne sont que des héros de projections, leur statut social, leurs qualités physiques et les prouesses fantastiques qu’ils accomplissent ne sont que les métaphores symboliques des vertus morales dont ils font preuve par leurs décisions lors d’une série d’épreuves. Ce sont ces vertus qu’on attend d’un gentilhomme. Or, Dandinardière veut adopter tous les traits du prince-héros, son enveloppe, mais ne peut remettre en question son système de valeurs bourgeoises : importance des apparences, de l’accumulation de biens, lâcheté devant le danger, absence de honte des procédés…

La Chatte blanche *** *

Un vieux roi lance un défi à ses trois fils. Celui qui lui ramènera le plus beau chien après un an sera son successeur. Le cadet arrive dans la forêt face à un mystérieux château, habité par des chats parlant et une ravissante chatte blanche.

On sent presque l’arrivée des contes orientaux tant avec l’histoire des trois frères qu’avec le récit enchâssé de la princesse transformée en chatte. Si les premiers éléments magiques, les mains, les chats parlant et le cheval de bois, impressionnent, l’accumulation finit par embrouiller, alourdir un conte dont le personnage principal n’a finalement pas d’épaisseur : il n’a aucune décision à prendre, aucune mise à l’épreuve !

Fils de roi, lui répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c’est une marchandise rare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, & ne veulent rien aimer, mais tu montres assez que la règle générale a son exception.

p. 476 (La Chatte blanche)

Belle-Belle ou Le Chevalier Fortuné ***

Un vieux comte, pauvre et n’ayant que trois filles, est sommé d’aller à la cour du roi pour le servir sous peine d’une lourde amende. Au désespoir, il accepte que ses filles se déguisent pour jouer le rôle du chevalier son fils. Les deux premières reviennent, démasquées à quelques villages de là, par une simple bergère. Belle-Belle, la troisième, propose son aide à la bergère pour tirer un mouton coincé dans le fossé. Pour la remercier, celle-ci, se révélant être une fée, lui offre un cheval nommé Camarade et un coffre magique. Sur chemin, Camarade l’incite à recruter sept hommes doués de pouvoirs extraordinaires. Arrivé à la Cour, Belle-Belle devenue le chevalier Fortuné est émerveillé par le beau roi. Mais il attise aussi tout le désir de la reine sa soeur.

Dans ce conte, la jeune fille prend pleinement le rôle du jeune héros de contes par le biais du travestissement. Son sexe ne lui pose aucune difficulté pour remplir la fonction de chevalier. L’enjeu du conte se situe dans les sentiments blessés que la reine nourrit pour elle. Le parallèle avec l’histoire de Joseph (qui rejette les avances de la femme de son maître, y laissant sa veste) est bien-sure évident. L’autrice n’a osé semble-t-il pousser le thème ouvertement jusqu’à la subversion : mais l’histoire garde les traces claires d’une première écriture qui voyait la reine être la femme du roi et non sa soeur vieille-fille, d’où le secret forcé entourant ses amours. De même, l’attirance homosexuelle ou transexuelle qui trouble ce couple royal face au chevalier androgyne semble avoir été effacée (Belle-Belle y tient un peu le rôle du visiteur du Théorème de Pasolini). Demeurent certains traits du malaise du roi (comme les personnages virils du film Titane devant la jeune fille travestie en homme et dansant sensuellement), de la frustration de l’amour interdit de la reine qui se change en haine ou de cette duplicité trop peu agissante pour être innocente de la suivante Floride (qu’on ne peut que deviner amoureuse de la reine au moins a)… Ce sous-texte trop timidement déployé, éclipse pourtant largement les objets symboliques de l’univers des fées, les trois soeurs mises à l’épreuve, les sept rencontres, les sept dons, le coffre et le cheval conseiller… symboles seulement posés là pour ‘faire » conte de fées.

Le Pigeon et la Colombe *** *

À sa mort, la reine confie sa fille à une fée qui l’élève en bergère. Celle-ci ne peut éviter que la jolie princesse soit enlevée par un géant. Échappée avec son mouton Ruson, Constancia est remarquée par le prince Constancio qui l’établit en bergère sur ses terres. La belle-mère veut empêcher cette union déshonorante.

Près de quarante ans avant le Jeu de l’amour et du hasard ou un siècle et demi avant On ne badine pas avec l’amour, les deux jeunes amants jouent le jeu de l’amour (refusant de se révéler, de dévoiler leur amour simplement et sincèrement, jouant un rôle pour pousser l’autre à se dévoiler, jeu qui peut tourner au tragique chez Musset ou au ridicule, comme croqué dans la chanson « Ghetto sitcom » de Disiz la Peste). Cela dit, la jeune fille n’échappe pas aux persécutions de la belle-mère, qu’elle doit endurer sans révolte… On a bien là l’allégorie du mariage patrifocal où la jeune fille est intégrée à la famille de son mari.


La fée lisait dans les astres avec la même facilité qu’on lit à présent les contes nouveaux qui s’impriment tous les jours.

p. 101 (Le pigeon et la colombe)

Tout mouton est mouton, et la plus chétive brebis était plus belle aux yeux de Ruson que la mère des amours. Constancia lui reprochait souvent ses coquetteries : « Petit libertin, disait-elle, ne saurais-tu rester auprès de moi ? Tu m’es si cher, je néglige tout mon troupeau pour toi, et tu ne veux pas laisser cette galeuse pour me plaire. » Elle l’attachait avec une chaîne de fleurs ; alors il semblait se dépiter, et tirait tant et tant qu’il la rompait : « Ah ! lui disait Constancia en colère, la fée m’a bien dit des fois que les hommes sont volontiers comme toi, qu’ils fuient le plus léger assujettissement, et que ce sont les animaux du monde les plus mutins. Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, va chercher ta belle bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bien mangé ; je ne pourrai peut-être pas te secourir. »

L’homme selon les fées, p. 105 (Le pigeon et la colombe)

La Princesse Belle-Étoile et le Prince Chéri ** *

Une reine déchue et ses trois filles reçoivent un jour une vieille dame avec tous les égards. En échange, la fée promet de réaliser le premier souhait que les jeunes filles auront sans plus penser à elle. C’est ainsi que celles-ci se retrouvent mariées à un jeune roi, à son frère et à leur amiral. Mais la mère du roi, furieuse de ces mariages désavantageux, avec l’aide de sœur mariée à l’amiral, substitue les quatre bébés des ses belles-filles par de petits chiots. Les bébés abandonnés, marqués d’une étoile, disposant du pouvoir prodigieux de faire tomber des pierres précieuses de leurs cheveux, sont recueillis par un corsaire…

Cascade de lieux communs de contes, distribution de pouvoirs magiques en pagaille, personnages maléfiques à la pelle… Accumulation sans vraie articulation. Aucun des éléments, bien que chacun plutôt intéressant, n’est vraiment traité ni n’obtient une signification symbolique remarquable : le corsaire n’apporte aucun caractère aventureux au conte ; l’origine royale ou pauvre est finalement peu traitée ; la marque des héros est apposée avant toute mise à l’épreuve ; les dons disproportionnés des enfants n’ont pas de contre-partie ; les frères vraisemblablement moins vertueux ont un rôle très secondaire sans s’opposer pour autant ; l’amour incestueux et scandaleux est à peine développé ; la femme de main de la reine-mère perd son caractère positif initial et devient sorcière ; la jeune fille n’est punie de sa convoitise qu’à la troisième fois… Les éléments magiques que sont l’eau dansante de jouvence, la pomme pierre philosophale et l’oiseau de vérité, font penser à une influence alchimiste mais rien d’autre ne va dans ce sens. L’épreuve récurrente du test de charité envers la vieille puis envers la tourterelle, est suivie de bienfaits mais ne garantit pas d’un revers de fortune… Tous ces éléments de contes semblent désactivés, comme si madame d’Aulnoy cherchait volontairement à juxtaposer le maximum d’éléments typiques des contes de fée afin d’observer leur fonctionnement : le manque d’implication dans l’action racontée fait ressortir en creux les motivations qui existent dans les autres contes où ces éléments sont présents (presque une grammaire des contes avant Propp). Par exemple, le dragon ici repoussé n’entraîne pas de questionnement sur le dépassement de soi ; quel mal concentre-t-il ? quelles conséquences a sa défaite ? comment l’objet magique qui le vainc (rappelant le bouclier de Persée…) a-t-il été obtenu ?

Le Prince Marcassin *** *

Selon les bénédictions et malédiction de trois fées, une reine infertile met au monde un enfant au corps de Marcassin. Intelligent, sensible, le prince ne peut se résoudre à ne pas aimer, il force une première jeune fille à le marier, celle-ci se tue. Il tue sa première sœur qui voulait le tuer pendant leur nuit de noces… il s’enfuit dans la forêt.

Après la jeune fille née guenon, voici le garçon né Marcassin. On est proche de la configuration de La Belle et la Bête. Le jeune prince doit vaincre son animalité (le ça) tout en l’acceptant, seule manière qu’il a d’être aimé pour ce qu’il est, alors qu’auparavant, il veut qu’on l’aime pour son caprice, parce qu’il est un prince et qu’il a la force.

– Tels sont les courtisans, dit la reine, et telle est la condition des princes, les uns louent toujours, les autres sont toujours loués ; comment connaître ses défauts dans un tel labyrinthe ? Ah ! que les grands seraient heureux, s’ils avaient des amis plus attachés à leur personne qu’à leur fortune !
– Je ne sais, madame, repartit Marcassin, s’ils seraient heureux de s’entendre dire des vérités désagréables ; de quelle condition qu’on soit, l’on ne les aime point ; par exemple, à quoi sert que vous me mettiez toujours devant les yeux qu’il n’y a point de différence entre un sanglier et moi, que je fais peur, que je dois me cacher ? n’ai-je pas de l’obligation à ceux qui adoucissent là-dessus ma peine, qui me font des mensonges favorables, et qui me cachent les défauts que vous êtes si soigneuse de me découvrir ?
– Ô source d’amour-propre ! s’écria la reine, de quelque côté qu’on jette les yeux, on en trouve toujours. Oui, mon fils, vous êtes beau, vous êtes joli, je vous conseille encore de donner pension à ceux qui vous en assurent.
– Madame, dit Marcassin, je n’ignore point mes disgrâces ; j’y suis peut-être plus sensible qu’un autre ; mais je ne suis point le maître de me faire ni plus grand ni plus droit ; de quitter ma hure de sanglier pour prendre une tête d’homme, ornée de longs cheveux : je consens qu’on me reprenne sur la mauvaise humeur, l’inégalité, l’avarice, enfin sur toutes les choses qui peuvent se corriger : mais à l’égard de ma personne, vous conviendrez, s’il vous plaît, que je suis à plaindre, et non pas à blâmer.

Dialogue sur la flatterie, p. 344 (Le prince marcassin)

J’ai appris, depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit être plus libre que le coeur ; je vois que tous les animaux sont heureux, parce qu’ils ne se contraignent point. Je ne savais pas alors leurs maximes, je les sais à présent, et sens bien que je préférerais la mort à un hymen forcé.

Maximes du monde animal, p. 357 (Le prince Marcassin)

– Vous m’allez jeter dans d’étranges doutes, dit le prince Marcassin ; il semble, à vous entendre, qu’il ne faut pas même croire à ce qu’on voit.
– La règle n’est pas toujours générale, répliquèrent les fées : mais il est indubitable que l’on doit suspendre son jugement sur bien des choses, et penser qu’il peut entrer quelque dose de féerie dans ce qui nous paraît de plus certain.

Dose de féerie, p. 375 (Le prince marcassin)

Le Dauphin **

Le prince Alidor, né bien laid, quitte son pays où il est mal-aimé et arrive dans un autre royaume où on apprécie mieux ses qualités humaines. Mais la belle princesse Livorette dont il est amoureux continue de se moquer de lui. Un dauphin qu’il épargne lors de sa pêche lui donne le pouvoir de se transformer en oiseau pour approcher sa belle.

Ce conte semble être une compilation d’un maximum de thèmes possibles à la manière de la Princesse Belle-Étoile. Manque d’inspiration ou « conte de travail » ? Le thème de la laideur/monstruosité du jeune sera particulièrement traité par Mme d’Aulnoy. L’oiseau symbolise le déguisement qui permet au laid de réaliser son amour (et la relation hors-mariage qui se voit punie). La princesse finit par souhaiter elle-même qu’Alidor devienne beau ce qui signifie que son amour est premier et transforme l’aspect physique de l’être aimé (ou bien c’est le devoir d’amour dû au lien marital et maternel… ce qui reviendrait à une morale conventionnelle : tu finiras par aimer ton mari…).

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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