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Effets de gare : Vernon Subutex 1, de Virginie Despentes

Fantômes d’une société en décadence

Despentes (Virginie) 2015, Vernon Subutex 1, Grasset & Fasquelles, Le Livre de Poche, 2016

Note : 3.5 sur 5.
Résumé

Vernon, ancien disquaire spécialisé dans le rock, désormais au chômage, apprend la triste nouvelle : son vieil ami Alex, chanteur à succès qui lui assurait généreusement son loyer depuis quelques mois, vient de se suicider.
Quand Vernon est finalement expulsé, il fait appel à son réseau Facebook pour l’héberger, prétendant résider au Québec et être sur Paris pour quelques jours… En conversant avec son ami d’enfance Xavier, scénariste, il se souvient que la dernière soirée qu’Alex avait passée chez lui, peu de jours avant son suicide, il s’était enregistré dans la nuit, comme une auto-interview…

Commentaires

Le personnage de Vernon errant à travers les couches sociales, de par son métier et sa fonction, et de par la transversalité de la musique, semble tout d’abord une trame narrative prétexte à une galerie de portraits lapidaires, petites piécettes comparables aux Caractères de La Bruyère, proposant une charge de la micro société parisienne, le monde du sex, drogue, alcool et rock’n’roll.
Le principal attrait de ces portraits consiste en l’acharnement avec lequel l’auteure dénude ces personnages aux statuts sociaux relativement enviables, les réduisant à une nature grossière et dégoûtante, victime d’eux-mêmes et de leurs vices, se donnant une vague image, un déguisement social, une fausse contenance.
Mais la succession de ces portraits sans grand liant finit par ennuyer car l’auteure ne s’arrête vraiment sur aucun d’entre eux, ne les suit pas, ne développe que rarement, comme prise d’une frénétique nervosité de passer en revue un ensemble de personnes avec lesquelles elle aurait à en découdre. Elle évoque finalement à peine le sexe, le plaisir de la drogue ou de la musique, elle survole sans développer, use peu finalement du langage ordurier, alors que ce sont sans doute de redoutables appâts pour le public lecteur moyen bourgeois, excité de s’acoquiner un peu. Attirance vicieuse de ce vertige de la drogue, de la vie express, hédoniste, à l’opposé du régime prudent du mode de vie bourgeois.
Mais la profondeur finit par se trouver, alors que le personnage de Vernon touche le fond. En devenant presque une incarnation de l’Idiot de Dostoïevski, ce personnage qui a ses défauts, voleur, intéressé, égoïste, paresseux, qui semble mériter cette relégation au bas de l’échelle, est à la comparaison des autres portraits, le plus équilibré et le plus humain, naïf, gentil – celui qui ne s’est jamais soucié de rien – qui finalement aura vécu l’idéal rock avec innocence, devient la proie, se fait déchiqueter par cet univers d’êtres sordides tous plus vicieux, individualistes et déréglés les uns que les autres. Par un retournement, les figures de prostituées, d’actrices porno, de femme voilée, de SDF, pourtant souvent humainement difformes et pleines de vices, deviennent plus acceptables. Même celle de l’ouvrier violent brutalisant sa femme, en dépit des engagements féministes de l’auteur, paraît plus touchante que ces riches bourgeois, ces élites des affaires qui vivent de vice sans aucune excuse ni retenue. Ces hommes brutaux, qui finissent seuls ou en prison, sont les victimes d’une société qui fait reposer sur eux la pression. C’est en descendant dans ce gouffre social que Vernon prend une épaisseur. Ce fantôme que tout le monde cherche, qui a un trésor, secret du suicide de l’artiste, de l’étoile d’un monde décadent qui, en plein succès, choisit de trahir sa caste. Et l’auteure rejoint ainsi la grogne des gilets jaunes, les dénonciations de #balancetonporc, ou encore les grossièretés d’un certain rap sale, colère sociale désordonnée, parfois erronée, mais touchante, sincère et marquante.
Virginie Despentes y trouve enfin le souffle d’une écriture plus lâchée et moins scolaire, plus lyrique, proche du corps et de ses souffrances, alors qu’elle donne la parole aux basses classes, donnant chair à leur révolte violente et désordonnée, sens à leur errance, à leurs contradictions, comme une explosion de larmes de colère noire, devant le rire destructeur d’une société individualiste qui croit trouver son âme dans le vice, senti comme une rébellion au système bourgeois capitaliste, en fait un complément vital pour sa survie.

Passages retenus

Le gros, sac de frappe, p. 204 :
On peut tout se permettre avec les gros. Leur faire la morale à la cantine, les insulter s’ils grignotent dans la rue, leur donner des surnoms atroces, se foutre d’eux s’ils font du vélo, les tenir à l’écart, leur donner des conseils de régime, leur dire de se taire s’ils prennent la parole, éclater de rire s’ils avouent qu’ils aimeraient plaire à quelqu’un, les regarder en faisant une grimace quand ils arrivent quelque part. On peut les bousculer, leur pincer le bide ou leur mettre des coups de pied : personne n’interviendra. C’est peut-être à cette époque qu’elle a appris à renoncer à son genre : mâles ou femelles, les gros sont soumis à une exclusion similaire. On a le droit de les mépriser. Et s’ils se plaignent des traitements qu’on leur inflige, au fond tout le monde pense la même chose : mange moins, gros sac, tu pourras t’intégrer.

La colère de la fille d’immigré, p. 272 :
La France avait fait croire à son père que s’il embrassait sa culture universelle, elle lui ouvrirait grand les bras, comme à n’importe lequel de ses enfants. Belles promesses hypocrites, mais les arabes diplômés sont restés les bougnoules de la République et on les a tenus, pudiquement, à l’entrée des grandes institutions. Rien n’est plus intolérable, pour une fille, que de voir qu’on a trompé son père – sauf, peut-être, de découvrir qu’il y a cru. On avait floué son père. On lui avait fait croire que dans la République c’est au mérite que ça se joue, qu’on récompense l’excellence, on lui avait fait croire qu’en laïcité tous les hommes sont égaux. Pour lui claquer les portes, une par une, en lui interdisant de se plaindre. Pas de communautarisme, ici. Mais le moment vient toujours où il faut écrire son prénom – ce contre-sésame, par lequel les appartements n’étaient plus à louer, les places n’étaient plus ouvertes à candidature, l’agenda du dentiste trop chargé pour prendre un rendez-vous. Ils disaient intégrez-vous et à ceux qui cherchaient à le faire ils disaient mais vous voyez bien que vous n’êtes pas des nôtres.

La violence de l’ouvrier, p. 315 :
Dans le groupe de parole, la petite tafiole qui menait le jeu ne supportait pas de l’entendre dire que si il avait des thunes il ne serait pas violent. Et patati que ça n’a rien à voir avec le milieu social parce que patata parce que ça n’a rien à voir avec la position qu’on occupe dans l’échiquier économique. Et ma main dans ta gueule de sale taré de menteur elle n’est peut-être pas chargée du plein-temps que c’est d’être un putain de travailleur pauvre ? Ca ne changerait rien ? Si je levais mon cul le matin sans jamais me demander quel putain de recommandé je vais prendre dans ma gueule et me démener comme un con tous les jours pour régler ça ou savoir comment payer ceci ça ne changerait rien à mon humeur ? Je me sentirais vulnérable, si j’étais plein de thunes ? T’es sûr ? J’aurais pas moins peur ? Tu te fous de ma gueule ? Si je ne devais pas la fermer à longueur de journée avec mon corps qui souffre de ce que je lui impose pour ne même pas avoir de quoi payer des vacances de neige à mes fils, est-ce que je serais la même personne ? Je ne pense pas, non. Je crois au contraire que je ferais l’effort de ne pas sortir de ma voiture tambouriner à la vitre du conducteur qui voulait me faire une queue-de-poisson. Je le laisserai être un con, tranquille, je penserais à mon week-end qui arrive, je penserais à mon nouveau costard, je penserais à mon gosse sur son cours de tennis, je penserais à mon ex-femme dans le cent mètres carrés que je lui ai laissé, je penserais à mes contrats à négocier. Je penserais moins à égorger des nantis qui ne vivent bien que parce qu’ils m’ont tout pris. Moi et le miens. Tout confisqué.

Utilité sociale des SDF, p. 372
Tu sais pourquoi on nous tolère encore en ville ? Ils ont arraché les bancs, ils ont aménagé les devantures des magasins pour être sûrs qu’on ne pouvait s’asseoir nulle part, mais on ne nous ramasse pas encore pour nous mettre dans des camps, et ce n’est pas parce que ça coûterait trop cher, non… c’est parce que nous, on est les repoussoirs. Il faut que les gens nous voient et se souviennent de toujours obéir.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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