
La protectrice des filles perdues, maquerelle ou reine du Carnaval ?
Schwob (Marcel) 1894, Le Livre de Monelle, Paris, Allia
Résumé
– Paroles de Monelle. Dans la nuit, un homme pleure. Une fillette aux airs de femme mûre – ou est-ce l’inverse – apparaît alors et le relève, son visage plus chaleureux que la Madone. Quelques mots et retourne à l’oubli.
– Les sœurs de Monelle ont grandi pleines de couleurs et de vie, comme toutes les petites filles – peut-être plus encore. Un premier amant qui passe, un bateau qui promet, une quête… et les voilà sur la route, héroïnes vagabondes de contes de fée, se perdant dans l’incertain.
– Monelle est cette jeune fille au grand sourire, presque femme, Elle vend des petites lampes sur son stand, recueille les enfants des rues et les amène dans une belle maison où tout n’est que jeu et soleil.
Commentaires
Poèmes en prose consacrés aux filles perdues. Dans la littérature, ce personnage pourtant durement condamné par l’opinion publique, apparaît souvent comme salvateur : muse, érotisme divin mis à portée de l’homme (versant complémentaire du feu de Prométhée), élan maternel sans limite, femme se sacrifiant pour le bien des autres. Processus romantique par excellence, trouver l’essence de la beauté et de l’humanité dans la boue la plus crasse, Monelle et ses sœurs sont les petites sœurs fin de siècle des Fleurs du mal. La prose symboliste de Schwob prend certains aspects du flux de pensée dans lequel se mélangent les souvenirs littéraires, les réflexions intellectuelles et des morceaux de réalité vécue, des projections fantasmatiques. Les petites biographies des « Sœurs de Monelle » annoncent déjà les Vies imaginaires : morceaux de vies réalistes, tissés par la soie du conte, se prolongeant dans une certaine divagation poétique. Vies authentiques et mythifiés de prostituées ou bien s’agit-il de vie de toute femme, toujours exposée au risque de se perdre ?
La figure de Monelle s’incarne et se réincarne (est-elle la femme qui accueille les enfants perdus ou achève de les perdre ? est-elle fille de joie, ou vierge éternelle ?), toujours cette figure d’une beauté naïve éternellement juvénile, une femme qui a échangé son âme dans un pacte de Faust – ainsi s’explique son visage ambigu, pacte qui rappelle celui du Portrait de Dorian Gray – pour une beauté à la fois maternelle et virginale, afin de sauver l’enfant en l’homme. Consciente qu’il s’agit d’un jeu de rôles carnavalesque (où les règles habituelles n’ont plus court), elle organise et se déguise, joue à l’enfant avec l’homme-enfant, pure joie du jeu, inconscience, inconséquence de la cruauté, l’espace d’un moment suspendu et profondément humain. Figure qui bouscule pour un instant, par le sacrifice d’elle-même, l’ordre, laisse entrevoir un instant le renversement rêvé de la réalité.
Passages retenus
p. 15
Le désir même du nouveau n’est que l’appétence de l’âme qui souhaite se former.
Et les âmes rejettent les formes anciennes ainsi que les serpents leurs anciennes peaux.
Et les patients collecteurs d’anciennes peaux de serpent attristent les jeunes serpents parce qu’ils ont un pouvoir magique sur eux.
Car celui qui possède les anciennes peaux de serpent empêche les jeunes serpents de se transformer.
Voilà pourquoi les serpents dépouillent leur corps dans le conduit vert d’un fourré profond ; et une fois l’an les jeunes se réunissent en cercle pour brûler les anciennes peaux.
p. 71
Marjolaine s’assit et fila. Patiemment elle tourna le fuseau, tordit le chanvre, et le détordit. Les quenouilles s’amincissaient et se regonflaient. Près d’elle Jean vint s’asseoir et l’admira. Mais elle n’y prenait point garde. Car les sept cruches de la grande cheminée étaient pleines de rêves. Pendant le jour elle croyait les entendre gémir ou chanter. Quand elle s’arrêtait de filer, la quenouille ne frémissait plus pour les cruches, et le fuseau cessait de prêter ses bruissements.
– Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait la vieille nourrice tous les soirs.
Mais au milieu de la nuit la rêveuse se levait. Comme Morgiane, elle jetait contre les cruches des grains de sables, pour éveiller les mystères. Et cependant le brigand continuait de dormir ; les fruits précieux ne cliquetaient pas, elle n’entendait pas couler la poudre d’or, ni se froisser l’étoffe des robes, et le sceau de Salomon pesait lourdement sur le prince enfermé.
Marjolaine jetait un à un les grains de sable. Sept fois ils tintaient contre la terre dure des cruches ; sept fois le silence recommençait.
– Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait la vieille nourrice tous les matins.
Alors Marjolaine fronça le sourcil lorsqu’elle voyait Jean, et Jean ne vint plus. Et la vieille nourrice fut trouvée morte, une aube, assez souriante. Et Marjolaine mit une robe noire, une cornette sombre, et continua de filer.
Toutes les nuits elle se levait, et, comme Morgiane, elle jetait contre les cruches des grains de sable pour éveiller les mystères. Et les rêves dormaient toujours.
Marjolaine devint vieille en sa patience. Mais le prince emprisonné sous le sceau du roi Salomon était toujours jeune, sans doute, ayant vécu des milliers d’années. Une nuit de pleine lune, la rêveuse se leva comme une assassine, et prit un marteau. Elle brisa furieusement six cruches, et la sueur d’angoisse coulait de son front. Les vases claquèrent et s’ouvrir : ils étaient vides. Elle hésita devant la cruche où Lilith avait versé le Paradis violet ; puis elle l’assassina comme les autres. Parmi les débris roula une rose sèche de Jéricho. Quand Marjolaine voulut la faire fleurir, elle s’éparpilla en poussière.
p. 103
Il y avait un enfant qui avait coutume de jouer avec Monelle. C’était au temps ancien, quand Monelle n’était pas encore partie. Toutes les heures du jour, il les passait auprès d’elle, regardant trembler ses yeux. Elle riait sans cause et il riait sans cause. Quand elle dormait, ses lèvres entrouvertes étaient en travail de bonnes paroles. Quand elle s’éveillait, elle se souriait, sachant qu’il allait venir.
p. 122
Elle se leva d’entre les enfants, et me dit :
– Je ne vends plus les petites lampes menteuses qui s’éteignaient sous la pluie morne.
Car les temps sont venus où le mensonge a pris la place de la vérité, où le travail misérable a péri.
Nous avons joué dans la maison de Monelle ; mais les lampes étaient des jouets et la maison un asile.
Monelle est morte ; je suis la même Monelle, et je me suis levée dans la nuit, et les petits sont venus avec moi, et nous irons à travers le monde.
Elle se tourna vers Louvette :
– Viens avec nous, dit-elle, et sois heureuse dans le mensonge.
Et Louvette courut parmi les enfants et fut vêtue pareillement de blanc.
– Nous allons, reprit celle qui nous guidait, et nous mentons à tout venant afin de donner de la joie.
Nos jouets étaient des mensonges, et maintenant les choses sont nos jouets.
Parmi nous, personne ne souffre et personne ne meurt : nous disons que ceux-là s’efforcent de connaître la triste vérité, qui n’existe nullement. Ceux qui veulent connaître la vérité s’écartent et nous abandonnent.
Au contraire, nous n’avons aucune foi dans les vérités du monde ; car elles conduisent à la tristesse.
Et nous voulons mener nos enfants vers la joie.
Maintenant les grandes personnes pourront venir vers nous, et nous leur enseignerons l’ignorance et l’illusion.
Nous leur montrerons les petites fleurs des champs, telles qu’ils ne les ont pas vues ; car chacune est nouvelle.
Et nous nous étonnerons de tout pays que nous verrons ; car tout pays est nouveau.
Il n’y a point de ressemblances en ce monde, et il n’y a point de souvenirs pour nous.
Tout change sans cesse, et, nous nous sommes accoutumés au changement.
Voilà pourquoi nous allumons un feu chaque soir dans un endroit différent ; et autour du feu nous inventons pour le plaisir de l’instant les histoires des pygmées et des poupées vivantes.