Madame D. et Miss 6-If

août 2020-février 2021
inspiré très librement du personnage vivant d’Audrey Derquenne,
autrice de Figures de graffeuses (2020, éd. Alternatives),
livre sur le graffiti qu’on a aussi poétiquement illustré.
La journée, sagement sérieuse, petitesse inoffensive, deux yeux immenses pleins de songes, manga tout en rondeur romantique. Cils et seins en concurrence pour aller de l’avant, l’œil explosif, la petite parole qui vous pince. Un je-ne-sais-quoi de séduction incertaine, juste une cuillerée à piéger. Respectueuse. Professionnelle. Ceci est une façade.
Experte en construction bastimentale. Les ouvriers, chefs de chantier, électriciens, oiseaux migrateurs, sont en silence pour écouter sa petite voix qui tout en parlant de béton, de piston, de remorque, de poids lourd et de grue, vous apporte par le son un message différent… Elle est la reine bienveillante de leur chantier. Et suivant ses termes, ils transforment les terrains vagues en belles cages à humains, barreaux de verre, murs clairs et nus comme des feuilles blanches d’écoliers. Formes géométriques, jardin français de meubles et d’angles. Mais ceci n’est qu’une façade.
Le soir, de retour à son domicile, elle pose ses mains sur son chemisier et le dégrafe d’un geste libérateur, dévoilant une large poitrine de super-héroïne, couverte d’une combinaison moulante à capuche, floquée d’un « Me Against The Wall ». Elle se recouvre la tête, enfile gants noirs et ray-bans fumées.
Elle s’élance à travers la fenêtre, d’une habileté insoupçonnable, glisse à la gouttière jusqu’au bas de l’immeuble. Remonte par l’escalier, essoufflée, chercher son sac de sport plein de bombes. Ceci est une terroriste urbaine. La nuit elle commet des attentats pariétaux. La voilà cabriolant sur les murets comme un écureuil back-packer. Se faufilant dans les coins sombres, fermant les yeux, immobile pour disparaître aux yeux des cyclopes bleus qui rôdent.
La voilà devant le bâtiment qu’elle a récemment participé à ériger. Parfum de nettoyants, blancheur immaculée de l’inconscience du mal. Vitres comme des étangs assurés. Une façade digne et respectable. Cette frimousse de présumée innocente la fait trembler de l’index. Rictus de la dépendance, pupilles dilatées, sourire de l’hystérie. TOC : « Je vais t’arranger un second sourire, cloison de mes grosses fesses, tu vas saigner des briques, enflure bourgeoise ! »
Le sac de sport s’étale par terre dans un fracas métallique. Une bombe de peinture s’échappe et roule hors sur le sol rattrapant une canette de Coke oubliée. Un poum-poum sourd précède une voix braillarde : « J’viens de l’incendie, donc excuse la tête brûlée… » La main de noir gantée saisit la bombe fuyante. S’ensuit un clic-clic et l’arme est pointée vers le mur pâle et menteur. Et c’est le pschtschiiiit… La voilà défigurant ce mur blanc, cette particule de noblaillon, comme un tortionnaire vengeant la Révolution. La bombe crache tombe, une autre, une troisième puis la première revient. Et comme les gestes d’un tueur en série colérique, chaque mouvement fait surgir une nouvelle giclée de sang noir, rouge, orange… Grand sourire de l’assassine. Qui en danse. En transe comme les anciens sauvages, devant le mur apeuré qui crie muettement comme la victime riant d’un sortilège vaudou. Les couleurs infâmes, les lignes désordonnées, acquièrent le mouvement. Ce sont les lettres d’un alphabet oublié, inconnu de nos civilisations, langage hermétique en vie sur le mur comme un symbiote venimeux parasite, une mauvaise herbe picturale galopante. C’est la Médusa inversée, ses yeux colorés transforment la pierre en serpents.
Le cadavre de peinture, étalé sur son lit de drap blanc frais semble retrouver une âme. Comme si la chair se reformait autour d’un squelette vide. La voilà maintenant, un bâton noir en main. Stick magique. A côté de l’alien ressuscitant se dessinent des courbes douces comme des plaies noires. Les lignes posées par hasard semble-t-il se meuvent et prennent place jusqu’à former la silhouette ferme d’un buste féminin au visage rond. Deux gigantesques yeux rêvant, surlignés de cils emportés, vague indisciplinée de noirceur, étincelle jaillissante de la bouche tout sourire, sourire de la ruse triomphale.
Petits sifflets aspirants. Le sac se referme d’un éclair, remonte sur l’épaule, et la super-ombre rejoint une bande encapuchonnée qui file dans la nuit.
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Plus tard, M. Denis, chef de chantier, nerveux dans sa chemise bleue commercieuse cravatée de rouge à bulles, attend à la table d’un beau restaurant. Une belle jeune femme robe noire éclatante, fendue, parle avec le serveur qui lui montre la table. M. Denis ouvre de grands yeux. C’est Mme D. finement maquillée, qui s’assied en face de lui. Ils parlent du travail. Elle l’écoute sagement, donnant quelques réponses bien senties. Son œil brillant garde un mystère. Lui ne dira rien non plus de ce qui l’agite. Elle filera en taxi vers on ne sait quoi. Il rentrera chez lui dans la bredouille. Le lendemain, c’est le téléphone qui le réveille, horreur, le chantier a été saccagé…

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