Ramasse tes lettres : Un homme qui dort, Pérec (roman)

Arrêtons un instant : où est donc passé ce sens que notre monde a perdu ?

Pérec (George) 1967, Un homme qui dort, Denoël

Note : 4 sur 5.

Résumé

Un jeune homme renonce ce matin à aller passer ses examens à l’Université. Il reste chez lui et perd tout intérêt pour ce qui l’entoure. Il ne fait plus rien que de nécessaire pour sa survie. Y prend-il du plaisir ? Est-il déprimé ?

Commentaires

Réduit à un discours du narrateur à son personnage, ce texte est à rapprocher des récits-monologues où le narrateur s’adresse directement au lecteur comme Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, Dernier jour d’un condamné de Hugo, Le Bavard de des Forêts, La Chute de Camus… sauf qu’ici il n’y a plus mention du « je » car c’est sans doute à lui-même comme un autre que parle le narrateur, comme parfois nous le pratiquons en guise d’encouragement à soi, de reproche ou de construction de soi comme un autre (à la manière de L’Inconsolable d’Anne Godard). Il se pourrait que Perec raconte sa propre expérience de perte d’intérêt pour le monde. À rapprocher ainsi de Kafka, de L’Étranger de Camus ou de La Nausée de Sartre… pour leurs personnages en crise existentielle.
D’un autre point de vue, le personnage-monologuant mène également une certaine réflexion philosophique à la manière par exemple du Descartes des Méditations métaphysiques, il s’arrête de vivre pour mieux repartir en quête du sens de l’existence. Il expérimente dans sa vie et sur lui le détachement des choses de la réalité. Détaché de ce qui serait susceptible de l’affecter, il fuit les lourdeurs de la vie, ce qui pourrait provoquer chez lui de la souffrance en appliquant le principe hédoniste jusqu’à l’extrême. Mais ce mode de vie l’amène à un non-sens en tant qu’homme et aucune vérité nouvelle. Dans cette perspective, ce roman s’inscrit bien dans la lignée de son premier roman Les Choses, le personnage essayant de s’échapper des contradictions et impasses du monde moderne, sa société de consommation et son mode de vie préprogrammé, sans succès.

Passages retenus

Absence de philosophie dans la nature, p. 41 :
Il te semble que tu pourrais passer ta vie devant un arbre, sans l’épuiser, sans le comprendre, seulement à regarder : tout ce que tu peux dire de cet arbre, après tout, c’est qu’il est un arbre ; tout ce que cet arbre peut te dire, c’est qu’il est un arbre, racine, puis tronc, puis branches, puis feuilles. Tu ne peux en attendre d’autre vérité. L’arbre n’a pas de morale à te proposer, n’a pas de message à te délivrer.

Une vie produit industriel, p. 43-44 :
Tu n’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n’as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sièges sont là et attendent leur tour. Tes aventures sont si bien écrites que la révolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, couvrir ta tête d’immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d’un quelconque usurpateur, rien n’y fera : ton lit est déjà fait dans le dortoir de l’asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits. Bateau ivre, misérable miracle : le Harrar est une attraction foraine, un voyage organisé. Tout est prévu, tout est organisé dans les moindres détails : les grands élans du cœur, la froide ironie, le déchirement, la plénitude, l’exotisme, la grande aventure, le désespoir […]. Tout est déjà prêt pour ta mort : le boulet qui t’emportera est depuis longtemps déjà fondu, les pleureuses sont déjà désignées pour suivre ton cercueil.

Satisfaction du détachement philosophique, p. 76 :
Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te déprends de tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec presque, parfois, une sorte d’ivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît. Tu trouves, dans cette vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants suspendus que te procurent les cartes ou certains bruits, certains spectacles que tu te donnes, un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gonflé d’émotions nouvelles. Tu connais un repos total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesses et dont tu n’attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent. Tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des saisons, l’écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment, comme une goutte d’eau qui perle au robinet d’un poste d’eau sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un enfant ou comme un vieillard, comme un rat.

Étrangeté du monde intérieur, p. 128 :
Sa vie t’appartient [celle de ton voisin inconnu], ses bruits sont à toi, puisque tu les écoutes, les attends, puisqu’ils te maintiennent en vie, comme la goutte d’eau, les cloches de Saint-Roch, les bruits de la rue, de la ville. Il t’importe peu que tu te trompes, ou interprètes, ou inventes. Il suffit que tu l’aies fait mercier pour qu’il le soit, avec sa valise pliante, ses peignes, ses briquets, ses lunettes solaires. Il vit la mince vie que tu lui laisses vivre, s’évanouissant à peine sorti du champ de ta perception, mort dès que le sommeil te gagne, condamné le reste du temps à remplir d’eau sa bouilloire, à tousser, à traîner des pieds, à fermer, à ouvrir ses tiroirs.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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