Mets-la en veilleuse : Vie de Pythagore, par Jamblique

Sagesse bohème, école alternative et apothéose philosophique

Jamblique (IVe siècle), Vie de Pythagore [in Pythagore, Un dieu parmi les hommes], éd. Les Belles Lettres, 2002

traduit du grec ancien par Alexandre Hasnaoui (Περὶ τοῦ Πυθαγορικοῦ βίου)

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

Annoncé par la Pythie, Pythagore grandit librement sur l’île de Samos, entièrement dévoué à sa quête de sagesse. Sur les conseils de Thalès, il embarque pieds nus pour l’Égypte sur un bateau qui passait près de la côte. Il serait resté près de quarante ans loin de sa patrie, à s’intéresser à la religion, à l’astrologie… Emmené comme prisonnier, il aurait passé également plusieurs années à Babylone ainsi qu’en Phénicie.
De retour à Samos, il se trouve un premier disciple parmi les jeunes, beaux et pauvres sportifs ; il sacrifie ses économies pour pourvoir à ses besoins, afin que le jeune homme se consacre exclusivement à l’étude de la sagesse suivant ses directives. Quand son maître n’a plus rien, le jeune qui porte également le nom de Pythagore, prend le relai…
Le tyran Polycrate ayant pris le pouvoir à Samos, Pythagore s’exile à Crotone en Sicile pour fonder son école. Une véritable communauté utopique et philosophique d’où sortiront notamment des dirigeants sages et démocratiques…

L’école pythagoricienne

Entretien d’entrée : tout d’abord, les élèves passent un entretien préalable pour tester leur moralité, leurs motivations et leurs aptitudes.

Cette école est une communauté vivant ensemble du lever au coucher (tout en ménageant des temps et espaces de solitude), mettant toute possession en commun. Les nouveaux disciples (appelés acousmatiques) doivent d’abord passer une première période de cinq ans dans le silence, se contentant d’écouter les sentences mystérieuses du maître caché derrière un voile, et les discussions des disciples plus avancés (mathématiciens). Puis ils se plongent plus concrètement dans l’étude et la science.

Description d’une journée à l’école pythagoricienne :
– Au réveil, dans le lit, travail de la mémoire sur ce qui a été entendu et appris la veille et l’avant-veille (hier, en premier, j’ai rencontré untel, il m’a dit telle chose, puis…) et anticipation de la journée : « Quand tu te lèves au sortir du doux sommeil, examine bien ce que tu feras dans la journée ».
– Promenade en solitaires dans la nature. « Ils estimaient qu’ils ne devaient rencontrer personne avant d’avoir apaisé leur propre âme et mis de l’ordre dans leur esprit. »
– Se retrouvent autour des temples, période d’apprentissage de la sagesse pythagoricienne par la discussion.
– Soin du corps et activité sportive (lutte, lancer de poids, boxe…)
– Déjeuner de pain et de miel
– Discussions sur les problèmes d’organisation tant concernant l’intérieur de la communauté que la société extérieure
– Promenades par groupe de deux ou trois, révisions des choses apprises et divertissements (« belles occupations »)
– Bain
– Repas par tablée d’une petite dizaine. Libations et sacrifice d’herbes aromatiques et d’encens. Vin, galettes, plat de résistance et légumes bouillis ou crus… Parfois de la viande de sacrifice (excepté le cœur et la cervelle) et rarement des produits de la mer.
– Libations d’après-repas et lecture choisie par l’aîné de la tablée. Libations et recommandations sur l’attention à ne pas endommager les plantes et les arbres, les animaux qui ne sont pas une menace pour l’humain, sur le respect pour les aînés, les parents, les héros, les démons, les dieux… Respect pour les lois et combattre l’illégalité.
– Musique et chants purificateurs.
– Lit tout de blanc comme leurs vêtements, entièrement en lin (pas de laine). Avant le sommeil, examen de conscience : « En quoi ai-je failli ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je omis de mon devoir ? »

On en apprend peu sur ce que font les disciples ayant passé ces années d’études (10, 15, 20 ans…?), restent-ils dans la communauté ? partent-ils dans le monde pour fonder d’autres écoles ou pour participer à la vie démocratique ?

Commentaires

Pythagore n’est pas un mathématicien, mais bien un aventurier, un pédagogue, et un philosophe légendaire d’une importance comparable à celle de Socrate. Un homme qui se soucie avant tout de sagesse pratique, d’équilibre entre corps et esprit, science et poésie, d’organisations sociales et politiques basées sur l’égalité et la délibération collective, de rapports harmonieux entre l’homme et le cosmos naturel et divin qui l’englobe. Les mathématiques et autres connaissances scientifiques au sens moderne du terme ne sont qu’un aspect secondaire, même si il s’agit d’un objectif réel : passées les premières années consacrées à la formation de base, les disciples approfondissent des connaissances par la recherche scientifique ou expérimentale, comme le feraient des universitaires ayant d’abord acquis les bases éthiques et pratiques). Les mathématiques interviennent également en tant que symbolique du cosmos : les nombres et les figures géométriques permettant d’entrevoir ou de prêter une grille de lecture harmonique à un monde qui échappe a priori à l’entendement humain.

Personnage de va-nu-pieds éclairé, humble à l’écoute du monde et des hommes, sagesse souriante et paisible, toujours en mouvement, Pythagore le jeune incarne la bonne attitude pour l’apprentissage de la philosophie : une curiosité saine et déterminée qui fait courir à la rencontre et au voyage, qui fait questionner et expérimenter. Parce qu’annoncé par la Pythie, Pytha-gore bénéficie d’une situation idéale pour apprendre : sa famille l’a libéré des contraintes matérielles et sociales (condition de toute bonne éducation – la contrainte sociale est devenue aujourd’hui la principale ennemie de l’éducation : la priorité d’un enfant va à la défense de sa stature sociale). Cette phase aventureuse et exploratrice de la vie de Pythagore, en Égypte pendant plus de vingt ans, est à peine évoquée. Mais il serait possible de la reconstituer (à la manière d’une bio-fiction) en s’imaginant par exemple une personnalité de voyageur poétiques comme le Nicolas Bouvier de L’Usage du monde, placée à l’école de la société égyptienne comme Her-Bak de Isha Schwaller de Lubicz (parcours d’un enfant-adolescent vers l’éveil spirituel, de la découverte des différents métiers à l’initiation aux mystères divins).

Le mythe du premier élève, sorte de double homonyme que le professeur façonne à son image tel Pygmalion ou le Yahvé de la Genèse, lui permet une nouvelle incarnation, ou au contraire, à la manière de Jésus après sa crucifixion, une désincarnation. Pythagore devient un mythe détaché de l’homme réel (on ne sait d’ailleurs pas si c’est lui ou son premier disciple qui fonde une école en Sicile…). C’est peut-être le vrai sens de la mise en scène pompeuse de l’apprentissage avec Pythagore parlant derrière un voile. Il ne s’agirait pas de diviniser le gourou de la secte, mais peut-être de voiler le corporel, d’empêcher l’emprise du charisme, de détacher le savoir de l’homme qui enseigne, de déplacer celui-ci sur le côté en médiateur pour laisser l’apprenant face à la lumière du savoir (principe des pédagogies alternatives, cf. Le Maître ignorant). Le départ de Pythagore de Samos, dû à la tyrannie de l’autocrate Polycrate, pourrait d’ailleurs symboliser l’abandon du dispositif pédagogique dominant du précepteur particulier (aboutissant à la reproduction de soi, non à la réalisation du potentiel de chacun ; et surtout réservé aux familles riches), au profit d’un enseignement en communauté. Le disciple pythagoricien sera confronté au savoir qui circule dans la communauté, notamment sous forme de sentences à méditer, énigmatiques boîtes de Pandore positives : comme les oracles de Delphes à méditer, les proverbes malgaches qui permettent d’infinies exégèses libres, ou comme des fragments qui permettent l’errement interrogatif de l’archéologue… Comme le Pythagore explorateur, le disciple cherche lui-même du sens et des connaissances en interagissant avec le monde qui l’entoure.

Bien plus qu’une chaîne d’écoles alternatives spécialisées en philosophie, ce sont de véritables communautés utopiques que Pythagore installe en Sicile dans la seconde moitié du VIe siècle et qui se multiplient un peu partout dans le monde grec au siècle suivant, et semblent avoir joué un rôle fondamental dans la naissance et la propagation des idées philosophiques et de la gouvernance démocratique (certaines cités alentour auraient été administrées par ses disciples). À l’opposé des groupes hippies qui ont pour but la rupture avec le monde après avoir été élevés par le monde, la communauté pythagoricienne retranche le jeune apprenti de l’agitation du monde pour le préserver des passions égoïstes et pour préparer un homme sage, complet et solide, qui pourra à son tour agir sur le monde (la communauté devenant réseau d’entraide). En cela, l’école pythagoricienne se démarque radicalement de l’enseignement de Socrate en place publique qui affronte directement les intérêts égoïstes. L’éducation peut-elle vraiment réussir si elle entre en concurrence avec le fonctionnement d’un monde corrompu (Vaneighem dans son Avertissement aux lycéens parle de la morale des affaires en concurrence avec celle de l’école). Pythagore considère l’entièreté de l’être humain intégré à son environnement – de son activité sportive à son alimentation, du tissu de ses vêtements à la musique qu’il écoute, de ses relations familiales à ses croyances… Dans La République de Platon, les philosophes sont une élite dirigeante, tandis que chez Pythagore, ce sont aussi bien des nettoyeurs que des cuisiniers, des ouvriers et des intellectuels, et tous participent à la gouvernance… Ce système philosophique englobant, comparable à celui d’une secte (notamment pour ses pratiques religieuses), violemment critiqué par Héraclite parce que s’y effacerait le génie individuel, ne se retrouvera plus par la suite que dans le Jardin d’Épicure…

Passages retenus

Musicothérapie, #110

#137
À chercher leur bien ailleurs que chez les dieux, les hommes font quelque chose de ridicule, car ils agissent alors comme quelqu’un qui, habitant dans une contrée gouvernée par un roi, honorerait un magistrat quelconque et négligerait celui qui est à la tête de tous et règne.

#162
Le commencement est moitié de toute chose.

Nécessité des dieux, #174
Le vivant est un être violent par nature, et changeant quant à ses impulsions, à ses désirs et à ses autres passions ; il a donc besoin d’une supériorité et d’une domination de cette sorte, d’où viennent correction et ordre.

#179
Il découvrit encore une autre méthode pour retenir les hommes de pratiquer l’injustice : en invoquant le jugement des âmes, car il savait que ce récit était non seulement vrai mais aussi utile pour inspirer la crainte de l’injustice. Il enseignait qu’il vaut mieux subir une injustice que de tuer un homme.

#183
Il faut que le gouvernement soit voulu par les deux, aussi bien par le gouvernant que par les gouvernés tout comme, pour que les connaissances viennent correctement, il faut qu’elles viennent volontairement, parce que les deux côtés le veulent, tant l’enseignant que l’élève.

#200
Folie que se préoccuper de l’opinion de n’importe qui sur n’importe quoi, et surtout de tenir compte de l’opinion du plus grand nombre, car c’est le petit nombre qui arrive à bien juger et à se faire une opinion juste.

Attention spéciale aux adolescents, #202-204
Devenus adolescents, ils sont libres, au moins chez le plus grand nombre, de faire ce qu’ils veulent. Or, à cet âge, confluent, pour ainsi dire, l’une et l’autre espèces de fautes, car les adolescents commettent nombre de fautes qui relèvent aussi bien de l’enfance que de l’âge adulte. En effet, refuser, pour parler sans détour, tout espèce de sérieux et de discipline et rechercher ce qui rapporte au jeu, au laisser-aller, et à l’insolence enfantine, voilà ce qui caractérise le mieux l’âge de l’enfance. Eh bien, ce type de disposition passe de l’enfance à l’âge suivant. D’un autre côté, les manifestations violentes du désir ainsi que de l’ambition, tout comme les autres impulsions et dispositions, qui sont d’un type pénible et violent, passent de l’âge adulte à l’adolescence. Voilà pourquoi de tous les âges de la vie, c’est l’adolescence qui réclame le plus de soin. Pour le dire de manière générale, il ne faut jamais laisser l’homme faire ce qu’il veut, mais il faut toujours qu’intervienne une surveillance et une règle qui assurent la loi et le bon ordre, auxquelles se soumettra chacun des citoyens, car, lorsqu’il est abandonné à lui-même et qu’on ne s’occupe pas de lui, l’être vivant tombe bien vite dans le mal et le vice. Souvent, disaient-ils, les pythagoriciens soulevaient la question suivante et en débattaient : pourquoi accoutumons-nous les enfants à prendre les aliments de façon ordonnée et modérément, pourquoi leur présentons-nous cet ordre et cette modération comme quelque chose de bien, et leurs contraires, le désordre et l’excès comme quelque chose de mal, ce qui explique pourquoi l’ivrogne et le goinfre sont l’objet d’un blâme sévère ? En effet, si rien de cela ne présente d’utilité quand nous atteignons l’âge adulte, il est vain de nous habituer, dans notre enfance, à cet ordre. […] Et en général, disaient-ils, les Pythagoriciens exhortaient ceux qui rejoignaient leur communauté à se méfier du plaisir plus que toute autre chose ; rien, en effet, ne nous fait plus facilement glisser et tomber dans la faute que cette expérience.

#208
En effet, chacun des aliments consommés provoque une disposition déterminée. Pourtant, les êtres humains ne font attention qu’aux aliments qui provoquent une modification brutale, le vin par exemple : consommé en quantité, il rend les gens plus joyeux jusqu’à un certain point, ensuite il les rend complètement fous et indécents ; mais ils ignorent les aliments qui ne font pas montre d’un tel pouvoir.

#213
Les êtres humains ne font aucun cas de leurs propres rejetons, ils les engendrent au hasard, n’importe comment, en agissant de toute façon à la légère, puis ils les élèvent et les éduquent en négligeant beaucoup leur tâche. Voilà quelle est la cause la plus importante et la plus évidente du vice et de la perversité qui caractérisent la plupart des hommes. En effet, pour la plupart des hommes, la procréation s’apparente à un jeu de hasard comme chez les bestiaux.

#224
Ils avaient des chants composés pour lutter contre les passions de l’âme, les uns conçus pour lutter contre le désespoir et le découragement, et d’autres contre les accès de colère et de fureur, grâce auxquels ils pouvaient intensifier ou calmer les passions jusqu’à les mettre en accord avec le courage.

#228
Protéger l’intellect et l’affranchir de toutes les entraves et de tous les liens qui le retiennent depuis l’enfance.

Protreptique, chapitre 21
3 : Déchausse-toi pour sacrifier et adorer.
« [Que les activités de l’âme] soient entièrement libres et dégagées pour partager la compagnie des dieux. »
4. Évite les grand routes et prends par les sentiers.
7 : Quand les vents soufflent, adore leur murmure.
8 : Ne tisonne pas le feu avec un couteau.
10 : Aide à soulever un fardeau mais non à le déposer.
13 : Ne passe pas par-dessus une balance.
15 : N’urine pas tourné vers le soleil.
19 : N’élève pas de rapace.
21 : N’accueille pas d’hirondelle chez toi.
22 : Ne porte pas d’anneau.
24 : Ne te regarde pas à la lumière d’une lampe.
26 : Ne pas céder à un rire irrésistible.
28 : Ne donne pas facilement la main droite au premier venu.
34 : Fais disparaître de la cendre la trace de la marmite.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer