Ramasse tes lettres : Her-Bak « Pois Chiche », Schwaller de Lubicz

L’éveil spirituel par l’artisanat et par l’observation de la vie : du corps à l’esprit

Schwaller de Lubicz (Isha) 1950, Her-Bak « Pois Chiche », Flammarion, coll. Champs Classiques, 2014

Note : 4.5 sur 5.

Résumé

Le jeune Her-Bak, « Pois-Chiche », fils de paysan curieux et espiègle, est pris sous l’aile du grand prêtre. Mais avant de commencer sa formation de scribe et d’entrer au temple, il est envoyé en apprentissage chez tous les artisans du Pharaon…

Commentaires

Parcours initiatique pour le personnage, plongée dans la culture et dans les conceptions du monde de la civilisation du Nil pour les lecteurs, Her-Bak est une fiction pédagogique, un peu à la manière du Télémaque de Fénelon. Ce dernier, par le biais de la fable divertissante ayant pour cadre L’Odyssée, emmenait son lecteur dans de petites aventures servant de base à un apprentissage moral, culturel, langagier et politique. Ici, le but premier est plutôt documentaire (découverte d’une civilisation), mais l’autrice souhaite également apporter des enseignements plus philosophiques au lecteur du XXe siècle, notamment ouvrir son esprit à un début de spiritualité et à une tolérance envers les diverses croyances. Si Ischa et son mari le philosophe René Schwaller de Lubicz sont bien des spécialistes reconnus de l’Égypte antique, ils sont aussi membres de la Société théosophique, réseau international de penseurs et de scientifiques, qui prônait une fraternité entre les peuples et une amélioration du monde basée sur les échanges intellectuels, scientifiques, et sur une spiritualité universelle dépassant les particularismes religieux et culturels : « aucune religion n’est au-dessus de la vérité » (devise du groupe).

Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, il n’est que peu question des croyances religieuses et mythes de l’Égypte antique dans ce premier tome. On est plus proche de la Vie quotidienne au temps des Pharaons. On suit le petit héros dans son parcours professionnel, découverte et expérimentation des divers métiers, rencontre d’artisans – comme pourrait le faire un jeune collégien en stage ou en apprentissage… – le tout encadré par son maître Mesdjer qui lui fait tirer de ses expériences des enseignements, toute une sagesse pratique (qui fera penser à la première philosophie). Les vraies connaissances ne s’apprennent pas comme à l’école, par l’étude de textes théoriques, par la répétition de paroles et de règles, mais par la pratique, par le mouvement du corps, par la sensation et le tâtonnement, comme dans les pédagogies alternatives (notamment développées par Rudolf Steiner, célèbre penseur théosophe). De manière surprenante, Schwaller de Lubicz rejoint les conceptions de Marx et de William Morris (l’artisanat comme travail sublimé en art) : le travail est le lieu d’une quête de sens, de plaisir et de réalisation de soi quasi mystique. Mais pour l’apprenti se destinant à une vie intellectuelle, la quête de sagesse ne s’arrête pas éprouver la vie par le travail manuel et l’effort, mais se poursuit dans l’observation de la vie quotidienne, l’observation des éléments, des animaux, des humeurs et contradictions humaines, dans un questionnement perpétuel sur soi. Il s’agit pour l’apprenti scribe en vue de son initiation d’être au clair avec lui-même : est-il décidé à chercher au-delà du plaisir d’une vie simple ? C’est avec ce recul, en ayant éprouvé les plaisirs et déceptions de la vie, en ayant accepter ses propres faiblesses, que le jeune apprenti peut entrer dans une quête ésotérique d’une vérité pas toujours confortable (aucune assurance de l’existence des dieux, d’un sens de la vie…).

Passages retenus

Chap VI, pp. 56-58
– Mais moi je suis petit, je ne suis pas grand : qui sait de quoi j’aurai envie ?
– Si tu vas au marché, tu te sers de ton âne : doit-il devenir ton maître ?
– Ô Mesdjer, je crois que mon âne fera beaucoup de bêtises sous mes ordres…
– Il est un temps pour germer, un autre pour récolter ; il est d’abord essentiel de semer.
» Sois heureux d’être encore petit, tu observes toutes choses vivantes avec un coeur nouveau : apprends maintenant comment elles se transforment : c’est cela que tu dois faire. Sais-tu pourquoi ton père humidifie le lin étendu dans la fosse ?
– Il ne me l’a pas dit. Sans doute est-ce pour le nettoyer ?
– Ne sais-tu pas que pour le rendre pur il faut que pourrisse tout ce qui peut pourrir ? Que pour en faire un fil durable, on doit d’abord détruire ce qui pourrait ensuite ce corrompre ? Certes, il faut sauver les fibres au bon moment ; ensuite on charge le Soleil de brûler ce qui est impur.
– Alors, il devient blanc ?
– Pas encore ; on le broie, on l’étire en longs fils, on mouille encore ces fils pour les pourrir légèrement. Ainsi tout ce qu’ils ont de corruptible est épuisé ; c’est le lin purifié dont on fait les beaux tissus blancs.
– Comment peut-il devenir si joli après avoir été gâté ?
– Rien n’a été gâté de ce qui est pur en lui ; rien ne peut être rénové sans avoir subi l’épreuve de la destruction du corruptible.
– C’est une chose difficile à comprendre pour moi.
– Ô Pois Chiche, ce l’est plus encore pour un homme au savoir arrogant. Le lin aura plusieurs fois refleuri avant que mes paroles aient mûri dans ton coeur ; mais à chaque saison son mystère et sa leçon !
» Avais-tu observé le lin avant la graine ?
– Celui de mon père avait des fleurs bleues.
– C’est une plante de printemps ; le bleu aime la jeunesse du matin et du Soleil ; le lin a quelques fois d’autres nuances, mais la couleur de sa nature est le gris bleuté de la Lune.
– Ô Mesdjer, la Lune n’est pas grise : elle est blanche.
– Blanche comme l’argent, mais sa lumière est bleue. Connais-tu le nom de la Lune quand elle est pleine ?
– On dit qu’elle est meh… Oh ! c’est presque le nom du lin : meha.
– C’est exact, et ce mot te donne le nom du nord, meh, d’où vient le froid. Or sache que le lin n’est très beau que s’il est exposé vers le nord.
– Comment connais-tu toutes ces choses ?
– J’ai regardé, lorsque j’avais mes yeux ; puis j’ai prononcé les noms que les sages ont donné à tout ce qui est sur terre : ainsi j’ai quelquefois deviné leur pensée.
– Quand tu me parles, mon coeur saute comme un cabri ! Pour connaître ce que tu sais, je crois qu’il apprendrait à maîtriser son âne : est-ce cela l’envie ?
– Apprends d’abord à connaître cet âne, ô bouillant cavalier ! La route est longue… il faut passer quelques tempêtes.

Les pulsions animales, p. 85
Chaque animal a ses passions personnelles, comme les hommes ; et toute passion a pour objet ce qui peut momentanément accroître ou exalter la vie. […] Chaque bête, chaque plante, a sa nature et ses propriétés particulières, qui donnent la couleur et la forme selon lesquelles s’exprime en eux l’appel de la vie par leurs divers instincts : avidité de nourriture, de chasse, ou d’amour. Plus cette avidité est grande, plus la vie est intense.
– Cependant, ô Mesdjer, si mon âne mange trop, il devient lourd et abruti.
– Parce qu’il a comblé le vide : il éteint son envie. L’animal grossier ne se soucie point de cela et ne cherche qu’à se satisfaire : le porc est un exemple. L’animal le plus fort est celui qui cherche à décupler sa vie plutôt que de satisfaire ses besoins. Ainsi le chat trouve plus de plaisir dans le jeu de la chasse que dans le fait de manger la souris.
Les propriétés de chaque animal et de chaque plante créent un jeu d’exaltation ou d’atténuation des forces vitales qui sont causes de leurs sympathies ou de leurs antipathies. L’animal ne raisonne pas : il éprouve directement. Telle est sa supériorité sur l’âge intermédiaire de notre Humanité, cette phase où l’homme – trompé par le témoignage imparfait de ses sens et de sa raison – a laissé s’atrophier sa conscience instinctive sans avoir encore appris l’usage de ses facultés intuitives qui sont l’« Intelligence du coeur ».
– L’animal est donc un modèle pour l’homme ?
– Chaque animal résume un caractère qui est une perfection dans son genre, parce qu’il n’en dissimule pas ce que nous appelons les défauts ; il est ce qu’il paraît. Si tu observes chaque espèce, tu y découvriras quelque aspect des passions qui sont les mobiles de notre propre vie.
– Ô Mesdjer, l’animal ne pense pas comme les hommes : peut-il donc éprouver nos envies, nos chagrins, notre jalousie ?
– Tous les mouvements passionnels expriment des « poussées » vitales naturelles, et c’est l’animal, en nous, qui les suscite. L’homme sage en est conscient, il sait leur donner leur vrai nom et les utiliser comme tu diriges ton âne. Mais l’homme sage est rare, et l’égoïsme trouve mille raisons pour donner à ces impulsions des motifs légitimes et des noms très flatteurs. Les passions humaines sont des impulsions vitales perverties… et si habilement perverties qu’il est bien difficile de découvrir sous leurs complications, la puissance presque divine qui en est l’origine…

La vraie connaissance de l’artisan, p. 182
– Voici : tu as gonflé ta mémoire de formules et ton coeur de suffisance ; tu devras maintenant constater que ton savoir est faux devant celui d’un carrier, d’un maître charpentier, ou même d’un potier aux doigts habiles ; tes mains doivent apprendre que la matière obéit à des lois qui ne sont point conventionnelles ; qu’il faut, pour faire d’une pierre un chef-d’oeuvre, avoir l’oreille dans le coeur et l’âme vivante dans les doigts. Car tu sauras que pour choisir dans la roche le bloc sans défaut qui fera l’obélisque ou la statue parfaite, il faut au maître d’oeuvre un instinct aussi sûr que celui qui indique à l’animal sauvage le danger imperceptible ou la plante qui le guérira.
» Ainsi donc tu laisseras ta robe de scribe et me remettras ta palette. On te donnera un pagne neuf et un devanteau de cuir, tel qu’en portent les techniciens. Dès demain tu entreras en atelier. J’ai dit !

Affinité animale, p. 195
– Seigneur, tu lis ma pensée dans mes yeux ! Alors, je n’ai pas à te demander… si les hommes ne peuvent être dressés sans le bâton ?
Menkh montra un visage attristé :
– Si tu deviens un jour chef des travaux, et si tu as du coeur, alors tu comprendras la tragédie de ta question. Dis-moi : tous les ânes obéissent-ils sans le bâton ?
– Oh ! Seigneur, beaucoup d’ânes sont meilleurs que leurs maîtres ! Mais il y a des paresseux et des rosses.
– Ceci déjà donne la réponse ; mais je veux t’apprendre à réfléchir. À peine es-tu né, et tu poses des problèmes essentiels : tu dois donc aussi chercher la solution essentielle. Écoute : le lion peut se dompter par le regard, le serpent par le son, le chat par le confort et par le jeu, l’oiseau par la douceur, le chien noble par la voix et par la louange, le chien vulgaire par le fouet. L’humanité porte en elle toute animalité : ton coeur tient du lion, ton poumon de l’oiseau ; mais chaque homme, en son corps animal, a quelque ressemblance et quelque affinité particulière ; la connaître, c’est savoir diriger les hommes.

Ouvrier, artisan et technicien, p. 231
Jusqu’à ce jour, tu as été un ouvrier exécutant les gestes imposés. L’artisan se distingue de l’ouvrier par la conscience du geste, de l’instrument et de la matière qu’il travaille. LE technicien parfait va plus loin ; il connaît les lois de la Matière et cherche à en pénétrer les causes ; il connaît le nom des choses et leur sens symbolique. Ceci est le chemin. […]
Ce qu’on reçoit dépend de ce qu’on donne ; il y a ce qu’on donne au métier, il y a ce que le métier vous donne. Quant à l’ouvrier, il donne le travail de son bras, son énergie, son geste exact ou inexact ; le métier lui donne en échange la notion de résistance de la matière et de sa façon de réagir.
Quant à l’artisan, il donne au métier son amour ; et le métier lui répond par un confondement de l’artisan avec son œuvre.
Quant au technicien, il donne au métier sa recherche passionnée des lois de Nature qui le régissent ; et le métier lui enseigne la Sagesse !

Savoir et connaissance, p. 338
Peu d’élèves ont le courage d’accepter la destruction de leurs éléments corruptibles ; car tout homme est riche en excuses pour sauvegarder ses préjugés, ses instincts et ses opinions. […] Savoir, c’est inscrire dans sa mémoire ; connaître, c’est se confondre avec la chose et se l’assimiler, comme le pain que tu manges s’assimile à ton corps ; or les préjugés s’interposent comme un écran entre la chose et l’homme, et ce que le « chercheur » parvient à percevoir est déformé par cet écran.

Saine curiosité et mémoire vitale, p. 350
La curiosité est une éponge faite pour boire l’eau, mais qui est sèche : donc c’est une pauvreté que l’on reconnaît.
Or l’âme sait tout, mais elle ne formule pas. Quand on prend conscience sans savoir formuler, on est pauvre, on est inquiet, on a soif, on est curieux.
– Il faut donc s’avouer qu’on est pauvre ?
– C’est la première condition. C’est pourquoi les vaniteux ne connaissent que la curiosité malsaine : happer, copier, répéter ce que les autres ont formulé. […] La curiosité saine puise en soi-même les éléments de tout problème, créant par son désir le contact avec la chose à connaître. […]
Tout ce dont tu as pris conscience dans tes divers métiers et expériences est un acquis réel : ceci est mémoire vitale et non mémoire du cerveau. Réveille cette conscience pour l’étendre à ce que tu désires connaître ; dans la Nature, tout se tient ; or toi, tu fais partie de cette Nature ; observe au-dehors, écoute au-dedans : tu seras surpris d’apercevoir le rapport des choses entre elles et, peu à peu, leur jeu vital.
Alors ne sois pas impatient, écoute encore… et recommence, jusqu’à ce que la conscience acquise se formule sans effort ; ainsi tu comprendras ce que tu as connu.

Jeux de nombres, p. 378
Sachez abdiquer, pour l’instant, votre propre pensée pour écouter l’intention des constructeurs ; acceptez l’ambiance du temple qui crée la disposition religieuse. Car la science du symbole véridique, y étant appliquée dans ses moindres détails, réalise une magie capable d’éveiller une compréhension du coeur telle qu’aucun discours ne saurait l’évoquer.
Le regard suit la direction suggérée par la forme, comme la marche subit l’impulsion imposée par un rythme. Par le son et par la forme, on peut obliger notre corps à faire certains gestes, susciter certains réflexes, provoquer telles réactions correspondant à l’intention de l’idée directrice ; une statue, conforme dans ses proportions aux jeux de Nombres des Principes qu’elle représente, agit sur la conscience profonde de l’homme qui la contemple ; la pointe des doigts de pierre que sont nos obélisques appelle le feu du ciel.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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