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Ramasse tes lettres : Les Dublinois, James Joyce (nouvelles)

De quels matériaux composites inconciliables sont faits les humains parmi lesquels j’ai grandi ?

Joyce (James) 1904-1907 (1914), Les Dublinois, Gallimard, coll. Folio, 1974

Traduit de l’anglais par Jacques Aubert (Dubliners)

Note : 4 sur 5.

Commentaire général

Ensemble de nouvelles de style réaliste qui forment en quelque sorte un atelier d’apprentissage pour le jeune écrivain Joyce. Écrivant d’abord sur sa jeunesse, la découverte de la complexité des sentiments et les détours de l’égo, sur la famille et ses implications, puis se tournant vers l’extérieur, les proches, les amis, les discrets, les marginaux, les notables… pour enfin parvenir à crever l’épaisseur de réalité. Il s’agit pour l’écrivain de comprendre d’où il vient, les matières proprement dublinoises dont il a été composé, de deviner ce qui se passe derrière les apparences et comportements. Et pour ce faire, la fiction parce qu’elle reconstitue la logique interne des actions, est un excellent moyen de comprendre l’humain (manière inversée du Roman expérimental de Zola qui part des théories scientifiques pour programmer ses personnages). En même temps qu’une enquête sur ses congénères, ces nouvelles sont aussi une recherche sur soi (se distinguer de l’un, se reconnaître dans l’autre) et le lieu d’une formation pratique, cheminement technique de la description objective (description des mouvements) à la polyphonie (la parole peut aussi faire deviner les mouvements du corps en les associant à une monde de croyances, d’espérances, de regrets). Que ce soit dans la forme ou dans le fond, la littérature s’apparente chez Joyce à une enquête sur l’humain, mais il ne s’agit jamais de dire les ressorts, d’expliquer, mais de faire pressentir la profondeur de l’humain même le plus apriori insignifiant.

Sommaire

Les Soeurs ***
Une rencontre ****
Arabie *** *
Eveline ****
Après la course **
Deux galants ***
La Pension de famille ****
Un petit nuage **** *
Contreparties ****
Argile *** *
Un cas douloureux ****
Ivy Day dans la salle des commissions ***
Une mère *** *
La Grâce ***
Les Morts ****

Les Soeurs (1904)

Le père Flynn a succombé à une nouvelle attaque. Vieux et paralysé, il était l’ami et le mentor de notre jeune conteur, qui passait son temps avec le vieux fou plutôt qu’avec des camarades de son âge, au grand dam de ses parents. Le jeune garçon éprouve cependant un sentiment confus devant la mort de cette vielle personne à part, qui était considérée comme fou depuis quelque incident survenu à l’église.

Sans doute un souvenir d’apprentissage, un premier contact avec la mort (on voit que le cycle sera accompli dans la dernière pièce de ce recueil avec une arrivée à l’âge mûr et un retour au thème de la mort), ce conte laisse surgir l’étrange réaction du gamin, son incompréhension et en même temps sa prise de conscience de ce que les grandes personnes disent à ce sujet.

p. 48
C’était bizarre : ni cette journée ni moi-même n’étions d’humeur à prendre le deuil, et je fus même contrarié de découvrir que j’éprouvais une sensation de soulagement, comme si sa mort m’avait libéré de quelque chose.

Une rencontre (1905)

Notre jeune conteur organise avec ses copains une aventure buissonnière, car les livres de Far West ne lui suffisent plus. Finalement, seul Mahony l’accompagne. Assis dans un champ après une longue promenade, ils font la rencontre d’un vieux monsieur qui leur parle de son opinion d’abord attendri puis physiquement sévère à l’égard des garçons et de leurs flirts.

Le thème de l’aventure, de l’évasion, vient heurter celui de la déviance chez le vieil homme. Le temps magnifique sert de cadre à un enseignement de vie plutôt décevant ou dégoûtant. La manie du vieil homme se déclenche peu à peu. De son discours libéral, autoexcitation, sur les belles fillettes, à son action louche à la lisière du bois, laissée à deviner pour le lecteur, jusqu’au fantasme de correction corporelle, post-jouissance.

p.67 : « Il me donnait l’impression qu’il répétait quelque chose qu’il avait appris par cœur, ou bien qu’hypnotisé par certains mots qu’il employait, il avait un esprit qui tournait lentement en rond, inlassablement sur la même orbite. »

Arabie (1905)

Notre jeune conteur se sent une adoration pour la voisine. Elle ne peut aller à la fête foraine « Arabie ». Il lui dit qu’il lui en ramènera quelque chose. Il n’a plus que ça en tête mais a besoin d’un peu d’argent.

Ce souvenir de première naissance du sentiment amoureux est dépeint avec un relief fort. L’échec final de l’achat du cadeau reste difficile à saisir. Le sentiment pour la fille vient s’opposer au sentiment pour soi, à la fierté. N’est-ce pas là ce qui définit tout sentiment amoureux ? un conflit interne entre égoïsme et don de soi.

p.73 : « Son nom avait pour effet de mettre mon sang en folie. Son image m’accompagnait jusque dans les lieux les moins propices au romanesque. »
p.74 : « Mon corps était une véritable harpe, sur les cordes de laquelle, tels des doigts, ses mots et ses gestes semblaient courir. »
p.76 : « La nuit dans ma chambre et le jour en classe son image venait s’interposer entre mes yeux et la page que je m’efforçais de lire. […] Je n’avais plus guère de patience pour les tâches sérieuses de l’existence : maintenant qu’elles me séparaient de mon désir, elles me paraissaient des jeux puérils, des jeux aussi puérils que monotones. »

Eveline (1904)

Eveline regarde les objets de sa maison qui ont occupé ses dix-neuf années. Elle va bientôt fuir cette vie lourde et pesante, son père sévère et son frère peu présent, pour Buenos Aires avec Franck. Mais au moment de l’embarquement, une panique la saisit.

Ce conte exprime cette typique opposition entre l’envie, le désir de changer de vie, de partir, et la peur panique de laisser une vie qui est un morceau de soi. A lier à Un petit nuage, ce conte peint l’impossibilité de se dépêtrer de son conditionnement.

p.88 : « Au fil de sa songerie, la vie de sa mère, en une vision pitoyable, venait jeter son maléfice au plus profond d’elle-même – cette vie faite d’humbles sacrifices et s’achevant en une déchéance définitive. Elle tremblait en entendant à nouveau la voix de sa mère répétant sans cesse, avec l’insistance d’un simple d’esprit. »

Après la course (1904)

Jimmy Doly est un jeune Irlandais qui a eu quelques mauvaises dettes de jeu heureusement couvertes par son père. Ayant fait la connaissance de deux Français très riches, propriétaires d’une voiture, il profite avec eux de leur succès et de leur notoriété au cours d’une soirée arrosée et excitante.

Conte de la replongée du personnage dans son vice du jeu, piège tendu par les mauvaises habitudes. Joyce évoque à peine le jeu et montre comment l’excitation et la grise grimpe peu à peu et fait progressivement perdre le sens des réalités au personnage qui va s’abandonner à son vice. Le conte tend tout de même à la description d’un décor secondaire qui ne prend pas vraiment le lecteur dans l’effet procuré au personnage.

p.97 : « Ségouin poussa son monde vers la politique. C’était là un sujet attrayant pour tous. Jimmy, sous l’empire d’influences généreuses, sentit se réveiller le zèle que son père avait jadis éteint en lui-même : il finit par faire perdre son flegme à Routh. »

Deux galants (1906)

Corley et Lenchman marchent par Dublin. Corley rejoint sa nouvelle conquête. Il est en retard mais compte bien tirer profit de cette bonniche, au contraire de ses premières expériences coûteuses. Lenchman les laisse et erre, désœuvré, ennuyé de sa vie d’écornifleur. En même temps, il attend avec impatience l’issue prometteuse de la soirée de son ami.

Ce conte met en scène l’errance et le vice d’une jeunesse sans valeur ni but. Une vie sociale perverse vécue à regret. Les rues de Dublin prennent le rôle de personnage central, personnage influent qui influence et dévie les hommes de leurs trajectoires et perd les femmes. Englués dans leur routine, les deux personnages ont des moments de lucidité sur le peu d’intérêt de leur vie.

p.108 : « [Le harpiste] pinçait les cordes, insoucieux, jetant de temps en temps un coup d’œil rapide vers le visage de chaque nouveau venu et de temps en temps, d’un air également fatigué, vers le ciel. Sa harpe aussi, insoucieuse d’avoir la housse rejetée sur les genoux, semblait lasse des yeux des étrangers comme des mains de son maître. »

La Pension de famille (1905)

Mrs Mooney, après s’être séparée de son mari violent, dépensier et alcoolique, a ouvert une pension de famille, pleine de jeunes messieurs attendant de se trouver une meilleure situation. Le fils Jack semble tenir de son père et a mauvaise réputation. La jeune Polly semble prendre plaisir à flirter quelque peu avec les jeunes gens. Il se dit que les choses vont plus loin avec un jeune homme respectable, avec une bonne position, Mr Doran. Mais Mrs Mooney ne semble pas décidée à intervenir pour empêcher la perte de l’honneur de sa fille.

On est ici dans un conte clairement semblable aux « pièges » typiques de Maupassant (inspirés des réflexions de Schopenhauer sur le piège féminin). Ici, la mère et la fille n’ont aucune espèce de complicité, et pourtant elles agissent avec les mêmes intentions, et mènent donc un même type de jeu pervers. L’homme qui se croyait libre penseur est pris au piège de ses valeurs et du regard de la société. On devine une union destructrice pour le moral de cet homme.

p.120 : « Polly était une mince adolescente de dix-neuf ans ; elle avait les cheveux clairs et flous, et une petite bouche pulpeuse. Ses yeux, gris avec un soupçon de vert, ne manquaient jamais, lorsqu’elle parlait à quelqu’un, de regarder en l’air, la faisant ressembler à une petite madone perverse. »

Un petit nuage (1906)

Little Chandler est excité, il va retrouver dans le bar le plus tendance de Dublin, son vieil ami Ignatius Gallaher qu’il n’a pas vu depuis huit ans et qui est devenu un journaliste célèbre à Londres. Gallaher lui parle de la vie parisienne, de la débauche, de sa maîtrise du cours de la vie et des femmes. Little Chandler, l’alcool aidant, voit ressurgir sous sa timidité les vieux rêves de vie d’artiste d’avant son mariage.

Là encore, on retrouve le thème du piège de la nature et de la femme, cher à Maupassant. C’est d’ailleurs une même méthode de description psychologique par le comportement qui donne toute sa consistance au conte. Le personnage de Little Chandler, à l’occasion de cette rencontre choc avec un fantôme de son passé, voit surgir tous les obstacles de sa vie en même temps, devient un personnage pitoyable enfermé dans une prison bourgeoise qu’il a épousé par défaut, par peur de la vie. On pourrait même déduire l’évolution tragique possible du personnage, alcool, dégoût de sa famille, écrasement moral par la femme… Par les aspirations à une vie différente et le regard sur la rue, ce conte est en rapport avec Deux galants ; toujours par la rue et par la situation du foyer en impasse, il pourrait être lié à Contreparties. On voit déjà comment, par l’ensemble des contes du recueil Dubliners, à premier assemblage sans ligne directrice, Joyce trace sous nombreux angles le portrait de la vie de l’homme moyen de Dublin, enfance et âge mûr, rêves déchus et amours décevantes…

p.148 : « Il regarda avec froideur les yeux de la photographie, qui lui répondirent avec la même froideur. Certes ils étaient jolis, et le visage était joli. Mais il lui trouvait quelque chose de mesquin. Pourquoi ce visage faisait-il si absent, si grande dame ? Le parfait sang-froid de ces yeux l’irritait. Ils le repoussaient et le défiaient : ils n’exprimaient aucune passion, aucune ivresse. Il pensait à ce que Gallaher avait dit des riches Juives. Ces sombres regards orientaux, se disait-il, comme ils sont pleins de passion, de désirs voluptueux !… Pourquoi avait-il épousé les yeux de la photographie ? »

Contreparties (1905)

Farrington se sent oppressé par le travail que lui donne son patron. Pour se sentir plus fort, il s’évade quelques instants au bar du coin pour un remontant bien frais. Mais le travail devient plus ardu et Farrington finit par mal répondre à son patron et bâcler. Il met sa montre en gage pour aller boire avec ses amis au lieu de rentrer voir sa petite famille.

Au registre de la chute finale inattendue et du piège de la vie, typiques de Maupassant, vient se greffer une finesse psychologique dostoïevskienne : Joyce décrit une mécanique implacable aux conséquences terribles, en s’installant peu à peu dans la tête de ce fonctionnaire bourru, oisif torturé, oppressé et oppresseur.

p.167 : « Sa femme était un petit être au visage en lame de couteau qui le houspillait lorsqu’il était à jeun et qu’il houspillait lorsqu’il avait bu. »

Argile (1905)

Maria est une bonne vieille fille que tout le monde adore, qui travaille durement à la blanchisserie. Elle file gaiement voir l’un des enfants qu’elle gardait autrefois, maintenant marié et père, avec un sac de petits biscuits et une part de gâteau à la prune en guise de cadeau. Dans le bus, un homme lui laisse la place et discute avec elle. Une fois chez les Donnelly, elle se rend compte qu’elle a perdu sa part de gâteau.

Étrange personnage que cette vieille fille que tout le monde adore, au visage crochu et aux intentions de sainte. Son cœur se brise à l’idée que les deux frères ne veulent plus se voir, et que son cadeau est perdu (à rapprocher de la vieille fille d’Un coeur simple de Flaubert). Le jeu divinatoire lui fait mettre la main dans l’argile (la mort), on lui refuse pour le missel (symbole d’engagement religieux). Destin tragique annoncé, mais destin refusé également, l’engagement est sa propriété principale (la charité chrétienne devenant autodestruction, comme pour Pauline dans La Joie de vivre de Zola), mais la chanson qu’elle interprète laisse deviner des rêves beaucoup plus communs de bonheur, de richesse et d’amour, là encore esquintés. On pourrait mettre en parallèle cette nouvelle avec celle de La Reine Hortense de Maupassant, qui dans sa fièvre laisse transparaître des désirs et rêves d’amours profonds qu’on n’aurait pas attendus de son caractère.

p.173 : « Maria fut obligée de rire et de répondre qu’elle ne voulait pas d’anneau, ni d’homme non plus ; et quand elle rit, timidité et désappointement firent briller ses yeux vert-gris et le bout de son nez rejoignit presque le bout de son menton. »
p.173 : « Elle regarda avec une bizarre affection le tout petit corps qu’elle avait si souvent paré. Malgré les années, elle trouvait que c’était un joli corps bien net. »

Un cas douloureux (1905)

Mr James Duffy a une vie particulièrement bien rangée et solitaire. A un concert, il fait la connaissance d’une femme mariée avec qui il partage bientôt son temps et ses pensées. Quand il découvre que celle-ci éprouve des sentiments amoraux pour lui, il rompt toute relation.

Dans la continuité de la nouvelle précédente, le personnage de Mr. Duffy incarne un autre effet pervers ou plutôt destructeur de la morale. Piégé davantage par la peur du quendiraton que par la moindre conviction religieuse, il échoue sa vie en se conformant à une rigueur austère qui étouffe et refoule ses sentiments et ses désirs profonds.

p.183 : « Sur sa tête allongée et plutôt forte poussaient des cheveux noirs, secs, et une moustache roussâtre recouvrait mal une bouche peu avenante. Ses pommettes aussi donnaient à son visage un caractère dur : mais il n’y avait nulle dureté dans les yeux qui, regardant le monde par-dessous leurs sourcils roussâtres, donnaient l’impression d’un homme toujours prompt à saluer chez les autres le trait de nature susceptible de les racheter, espoir souvent déçu. Il vivait un peu à distance de son corps, considérant ses actes d’un regard oblique et dubitatif. Il avait une singulière habitude autobiographique qui, de temps en temps, lui faisait composer dans sa tête une petite phrase le concernant et comportant un sujet à la troisième personne et un prédicat au passé. »
p.185 : « Le capitaine Sinico encouragea ses visites, pensant que la main de sa fille était en cause. Il avait sincèrement écarté sa femme de la galerie de ses plaisirs, au point de ne pas soupçonner que quelqu’un d’autre pût s’intéresser à elle. »

« Ivy Day » dans la salle des commissions (1905)

Les soutiens du candidat aux municipales Richard Tierney, opportuniste reconnu, sont réunis autour d’un feu alors que trombe la pluie au dehors. Autour de quelques bouteilles de stout, ils discutent de politique et en viennent à évoquer Parnell, nationaliste éliminé par ses ennemis politiques mais aujourd’hui célébré comme un héros national. Seul intrus, M. Hynes, militant pour les prolétaires, a toujours soutenu et rendu hommage à l’homme.

Cette nouvelle est la première apparition du dialogue comme élément fondamental de la technique de Joyce. Presque omniprésent, uniquement entrecoupé de quelques phases descriptives des personnages et du lieu, comme pour une pièce de théâtre, le dialogue fait émerger la polyphonie qui sera la marque du style de Joyce. Les personnages gagnent ainsi en consistance, en indépendance à l’auteur (comme chez Dostoïevski). Le thème traité apparaît d’autant plus flou, la politique, ses convictions et ses anomalies. Le héros national, attisant les passions, est incapable de faire l’unanimité de son vivant. C’est le tragique destin de la politique de ne pouvoir profiter de ses bons éléments, hommes d’honneur engagés pour le bien de leur nation. L’opportuniste sans parti, sans générosité, bien peu apprécié, est ainsi bien plus fédérateur.

p.215 : « M. Crofton s’assit sur une caisse et regarda fixement l’autre bouteille. Il avait deux raisons d’être silencieux. La première, suffisante en elle-même, c’est qu’il n’avait rien à dire ; la seconde était qu’il considérait ses compagnons comme indignes de lui. »
p.218 : « Nous le respectons tous maintenant qu’il est mort et enterré. »

Une mère (1905)

A la Renaissance irlandaise, Mrs Kearney rapatrie sa fille Kathleen, mise dans un couvent pour apprendre comme elle à son âge, le français et la musique. Elle fait signer sa fille pour une série de quatre concerts rémunérés, donnés pour une association patriotique, et s’implique elle-même dans l’organisation. Mais les concerts n’attirent pas la foule attendue. Mrs Kearney craint l’entourloupe.

À la rupture d’une règle tacite des contrats, le paiement des artistes après remboursement des frais, vient surtout s’ajouter l’inclination surpuissante du bourgeois pour l’argent (renforcée par son mari bottier) qui surpasse la distinction de caractère ou les idéaux artistique, patriotique, le soutien à un spectacle de jeunes, et qui fait même oublier sa réputation et celle de sa fille. L’impression d’y perdre en affaires dépasse toute la maîtrise de la femme pourtant éduquée dans la pudeur et la rigueur du couvent, et dans l’esprit distingué du romantisme. Là encore, le phénomène de la description objective (on devine les pensées par les actions décrites), caractéristique du réalisme d’un Maupassant, dessine des personnages épais bien que grotesques.

p. 237
Mr Holohan désignait désespérément la salle où l’on applaudissait et tapait des pieds. Il en appela à Mr Kearney et à Kathleen. Mais Mr Kearney continuait de caresser sa barbe et Kathleen regardait le plancher, bougeant l’extrémité de son soulier neuf : ce n’était pas sa faute.

La Grâce (1905)

Il est arrivé un accident à Mr Kernan au bar. Anciennement homme d’affaire estimé, entraîné par de mauvaises fréquentations de comptoir à un nouvel excès, il a manqué une marche et s’est mordu la langue en tombant dans les pommes. Quelques amis, particulièrement Mr Power, jeune homme d’affaire en plein succès, qui accorde encore de l’admiration à son aîné, se mettent en devoir de le remettre dans le droit chemin. Pour cela, ils choisissent avec Mr Cunningham de se rendre à l’église pour un sermon adapté à leur mode de vie.

Une fois encore, les péripéties n’ont ici rien de palpitant. Mais la technique de Joyce se précise encore, mêlant les voix dans le récit et laissant grande place au dialogue et à l’implicite. La psychologie des personnages est très présente, un peu trop voyante encore, finement tracée de quelques remarques. La chute reste pour le moins énigmatique, forçant le lecteur à questionner le sens de l’aventure, voire même à questionner l’intérêt même de cette aventure. Y a-t-il une leçon à tirer ou bien l’aventure ne sert finalement qu’à montrer l’empêtrement des hommes dans leur rôle ?

p. 254
Après un quart de siècle de vie conjugale il ne lui restait que fort peu d’illusions. La religion était pour elle une habitude, et elle soupçonnait qu’un homme de l’âge de son mari ne changerait guère avant sa mort. Elle était tentée de trouver à son accident quelque chose de curieusement approprié et, n’était qu’elle ne désirait pas paraître, elle aurait volontiers dit à ses messieurs que la langue de Mr Kernan ne perdait pas grand chose à être raccourcie.

Les Morts (1907)

Gabriel accompagné de sa femme Gretta arrive à la fête donnée par ses tantes Kate et Julia, sa cousine Mary Jane. Dans sa famille portée sur la musique, Gabriel, en tant qu’universitaire, est la fierté d’intelligence à qui l’on demande de préparer un discours. Il aide à la réception, arrange l’arrivée de l’ami ivre, donne un gros pour-boire à la petite… Pendant une danse, une collègue lui reproche avec malice d’écrire dans un journal anglophile et l’invite à passer l’été dans une petite île de l’Irlande, région d’origine de Gretta. Gabriel est satisfait de ses habitudes sur le continent et finit par se fâcher.

Cette nouvelle plus longue conclut le recueil sur le récit d’une réception qui entre en contraste avec le titre, comme l’ivresse de la fête et la tristesse finale de la femme. Le personnage bourgeois de Gabriel aperçoit, effrayante, cette autre vie, sous le voile de sa confiance en lui – la crise existentielle sur le sens de sa vie, de la vie. Jouant le charmeur avec la servante mais gêné par les avances de sa collègue, le personnage découvre enfin sa femme, sous un angle inhabituel, un tableau sensuel et mystérieux, mais celle-ci lui échappe, il entre en concurrence avec l’amour d’un mort.
Ici encore, l’implicite tient une place importante. A travers les esquisses de mouvement et les réactions, on comprend le caractère du personnage. Chaque personnage ainsi esquissé semble dépasser le cadre du récit, avoir une épaisseur. Les absents et les morts en ont parfois même plus.

p. 306
Suivre cette voix sans regarder le visage de la chanteuse, c’était ressentir et partager l’émotion d’un vol rapide et sûr.

p. 349
L’air de la pièce lui glaçait les épaules. Il s’allongea avec précaution sous les draps et se coucha près de sa femme. Un par un, ils devenaient tous des ombres. Mieux valait passer hardiment en cet autre monde, dans la pleine gloire de quelque passion, que de s’effacer et de se dessécher lamentablement au fil des années. Il songea à la façon dont elle avait enfermé dans son cœur pendant tant d’années cette image des yeux de son amant à l’instant où il lui avait dit qu’il ne souhaitait pas vivre.
Des larmes généreuses emplissaient les yeux de Gabriel. Il n’avait jamais lui-même rien éprouvé de tel pour une femme, mais il savait qu’un tel sentiment devait être de l’amour. Les larmes se pressèrent plus drues, et dans la demi-obscurité il crut voir la forme d’un adolescent debout sous un arbre dégoulinant de pluie. D’autres formes étaient à proximité. Son âme s’était approchée de cette région où demeurent les vastes cohortes des morts. Il avait conscience de leur existence capricieuse et vacillante, sans pouvoir l’appréhender. Sa propre identité s’effaçait et se perdait dans la grisaille d’un monde impalpable : ce monde bien matériel que ces morts avaient un temps édifié et dans lequel ils avaient vécu était en train de se dissoudre et de s’effacer.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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