Balance ton cerveau : Fragments d’Héraclite recomposés par Marcel Conche

Les coffres explosifs de la pensée

Héraclite d’Éphèse -500(~), Fragments recomposés (présentés dans un ordre rationnel par Marcel Conche), PUF, 2017

Traduit du grec ancien et commenté par Marcel Conche.

Note : 4 sur 5.

L’auteur : Héraclite d’Éphèse (-544 -480)

Ayant vécu selon les témoignages lointains la plus grande partie de sa vie à Éphèse, il serait semble-t-il d’une famille importante. Élitiste, antidémocratique, initié aux mystères (sans doute ceux de la secte de Pythagore) mais considérant les croyances comme superstitions confortables et mensongères, connaît parfaitement les systèmes philosophiques de son temps mais les désapprouve violemment, malgré l’influence de sa pensée, il ne semble pas avoir fait école. Il est dit qu’il n’aurait écrit qu’une œuvre mais cela apparaît totalement contradictoire vu l’influence qu’il a vraisemblablement exercé sur les pensées de Socrate ou même d’Épicure. Personnage volontiers énigmatique et provocateur, solitaire, resté célèbre pour cela, il est peut-être plus plausible qu’il est été bien davantage acteur de son temps que ne le veut la légende, peut-être ayant eu des responsabilités politiques, ayant été reçu dans d’autres cités grecques… Il dit avoir cherché à connaître les choses par lui-même, sans intermédiaires, ce qui nécessite voyages et rencontres. La venimosité du verbe et l’acrimonie de l’orgueilleux vieillissant ont sans doute occulté le reste, tout comme la haine qu’il a semble-t-il nourri contre l’évolution marchande de la cité d’Éphèse.

Compte-rendu

Marcel Conche réorganise les fragments de la philosophie d’Héraclite, afin de constituer un ensemble logique où les pensées sur un même thème se répondent et s’appellent :

– Critique sur les connaissances existantes : Héraclite s’inscrit dans l’histoire de la pensée mais pose les limites des philosophies existantes (qui n’ont pas compris la complémentarité des forces contraires) et dénonce les leurres des croyances religieuses.
– Méthode de réflexion employée : se chercher soi-même, penser avec rigueur, privilégier l’observation des phénomènes, l’expérimentation par soi-même à la connaissance par intermédiaire, avoir le courage et la volonté d’aller chercher la connaissance par-delà le déjà-connu et le rassurant.
– Thèses principales : les lois du monde sont difficiles à accepter ; le temps (et donc la succession des choses) sans raison morale mais implacablement logique, destructeur et constructeur, jamais identique et pourtant cyclique ; la nature du monde repose sur une perpétuelle explosion créatrice des contraires ; les savoirs sont tout à fait relatifs et peuvent donc se renverser selon le point de vue ; l’opposé doit toujours être pris en compte et amène au contraire de l’harmonie ; ainsi le monde se fait et se défait en même temps, conservant toujours l’équilibre malgré ou par les changements d’état du feu qui représente cette vie aussi bien destructrice que créatrice. Comme la nature, l’âme est un élément qui peut être animé du feu vital ou humidifié, mou sans énergie ; il faut donc entretenir ce feu pour étendre le terrain de l’âme et de la compréhension (la pensée nécessite donc une vie physique bien contrôlée).
– Applications politiques : il ne faut pas se heurter et s’épuiser à lutter contre les fantômes, à raisonner des avec des capricieux qui refusent de penser, à récuser des maîtres en illusions, le grand nombre ne sait pas ce qu’il veut, est pris dans l’attrait du bonheur facile, dans des passés fantasmés, dans les opinions forgés dans sa jeunesse ; la politique doit être décidée par les meilleurs, des philosophes qui doivent assumer et diriger ; le peuple doit s’en remettre à eux et défendre jusqu’au bout la direction choisie par ces meilleurs. C’est ce qui fait la force et fait taire les dissensions. L’état ne doit pas être soumis aux marchands comme dans la ville d’Éphèse. Le philosophe a ses limites : il est le meilleur mais il ne sait pas tout, il n’est pas infaillible, doit rester humble et ne pas être considéré comme un dieu.

Commentaires

« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve » et la pensée en éclats des présocratiques en est un, comme le suggère Marcel Conche dans sa préface. La baignade y est jouissive pour le chercheur qui peut passer toute sa carrière à fantasmer la reconstruction de la pensée perdue de mille manières différentes, comme les archéologues et préhistoriens les sociétés anciennes à partir de poussières de pierre et d’os… Comme la pensée en aphorismes de Nietzsche (qui en est quelque part une imitation), les fragments d’Héraclite amènent le lecteur – comme le chercheur – à se faire enquêteur – ou mieux praticien de l’archéologie expérimentale de la sagesse – pour se mettre à la place du penseur, imiter les mouvements de sa pensée pour essayer d’en rebâtir la splendeur… Or, se couler avec effort dans un moule de pensée étranger à soi, c’est avoir bientôt l’impression d’avoir élaboré soi-même cette pensée, avec intelligence… Une technique rhétorique revendiquée par les symbolistes et décadents de la fin du XIXe cultivant volontiers l’obscurité de la pensée… (cf. L’Idéalisme, de Remy de Gourmont)

Rompant avec les habitudes de classement scientifique, ainsi qu’avec la prudence et le détachement de la posture de chercheur, Marcel Conche se fait continuateur et co-penseur. Ses commentaires se présentent comme des explications ou raisonnements développés qu’aurait pu apporter Héraclite (s’il parlait avec la voix et l’univers de pensée de Marcel Conche) à la suite des fragments qu’on a gardés de lui, ceux-ci agissant dès-lors comme des titres ou sentences coup-de-poing (qui continuent de passer quelque chose de l’attitude d’Héraclite de conquérant impitoyable de la pensée), condensant le trésor de pensée dans de petits coffres poétiques que le disciple Conche a simplement ouverts. Sa parole, sans circonvolutions jargonnantes ni dogmatisme, présentant uniquement et simplement une lecture possible, n’étouffe jamais celle du maître et laisse place à d’autres errements interprétatifs.

Outre la forme poétique et rhétorique, Nietzsche a clairement repris cette attitude d’Héraclite, farouchement individualiste et hargneux, aristocrate de la pensée, et sa critique radicale de la morale comme obstacle à la recherche de la vérité (cf. Par delà le bien et le mal). Héraclite fut sans doute un initié de l’école pythagoricienne. S’il lui reste une certaine culture de la langue énigmatique, de la vérité difficile d’accès qui doit se mériter, il est clair qu’il rejette violemment le mysticisme, l’aspect sectaire et religieux du groupe, et tout encombrement de la préoccupation morale dans la quête de connaissance et dans la cosmogonie. On le dit disciple de Hippase de Métaponte, pythagoricien renégat (aurait révélé certains secrets de la secte) qui lui aurait soufflé le principe du feu. C’est sans doute par ce réseau pythagoricien et anti-pythagoricien que sa pensée aurait circulé, en dépit de son attitude. Héraclite rejette quelque part le côté collectif de Pythagore, au profit de l’individuel. Sa cosmologie sans dieu, son temps sans raison morale, son rationalisme radical, conservent quelque chose de fondamentalement moderne qui se retrouve dans l’épicurisme, lequel renoue en revanche avec la convivialité de l’école pythagoricienne, comme communauté de partage, la philosophie comme mode de vie, recherche de l’éthique, régime alimentaire…

Passages retenus

XVIII 33 (20 Diels-Kranz), p. 35
Étant nés, ils veulent vivre et subir leur destin de mort, ou plutôt trouver leur repos, et ils laissent après eux des enfants, destins de mort à naître.

Les nombreux, comme vitalement fatigués, se bornent à vivre une vie de répétitions, dans l’attente passive et résignée de la mort comme d’un fait inéluctable mais inessentiel, de sorte que la vie pourrait continuer sans elle. Ils croient que la vie et la mort sont des contraires séparables. Ils ne voient pas que transvaluer la mort est la condition pour que la vie ne soit pas un morne recommencement mais une vie vraiment vivante, c’est-à-dire inventive. Les nombreux travaillent, produisent des objets périssables, mais n’ont pas le projet de s’illustrer par la mort immortalisante, ou de vaincre la mort par l’oeuvre impérissable.
Les nombreux se multiplient. Ils laissent après eux des enfants qui sont « les enfants de [leurs] parents ». Ne comprenant pas que la mort est un bienfait et une chance qui oblige la vie à inventer l’esprit, ils vivent comme des endormis et des rassasiés, « repus comme du bétail ».

XXIX 44 (5 DK), p. 47
Ils se purifient en vain par le sang lorsqu’ils sont souillés par le sang, comme si quelqu’un ayant marché dans la boue se lavait avec la boue : il semblerait être fou si quelque être humain le remarquait en train d’agir ainsi. Et ils font des prières à des statues comme quelqu’un qui parlerait à des maisons, ne connaissant en rien ce que sont les dieux et les héros.

[…] Les petits mystères [d’Éleusis] étaient précédés d’une purification (καθαρμοσ), laquelle a gardé son secret.
Héraclite songe surtout à la purification du meurtrier. Oreste, souillé du sang de sa mère, qu’il a tuée, est purifié par le sang d’un jeune porc qui coule sur ses mains. Ainsi « la souillure (μιασμα) du matricide est lavée » (Eschyle, Euménides) – lavée par la volonté d’Apollon, dieu de la purification. Mais pour le rationalisme d’Héraclite, Apollon n’est qu’un être mythique, le sang n’a aucune vertu symbolique ou mystique.

XLIII 7 (2 DK), p. 59
Alors que le discours vrai est universel, les nombreux vivent avec la pensée comme une chose particulière.

XLIV 9 (89 DK), p. 60
Héraclite dit qu’« il y a pour les éveillés un monde unique et commun », mais que « chacun des endormis se détourne dans un monde particulier. »

LXXXIX 12 (75 DK), p. 98
Les dormeurs sont co-ouvriers de ce qui se fait dans le monde.

Après les dormeurs au sens propre, voici les dormeurs au sens figuré. Ce sont des éveillés mais qui rêvent. Ils partagent leurs rêves collectifs – que sont leurs superstitions, leurs croyances religieuses, leurs morales traditionnelles, leurs utopies politiques ou autres. Ils sont « ouvriers » parce que, par l’éducation, ils transmettent leurs croyances, de sorte que leurs convictions, avec les actions qui en dérivent, se retrouvent dans les choses du monde.

CIII 123 (9 DK), p. 108
Les ânes choisiraient la paille plutôt que l’or.

[…Héraclite] laisse entendre que l’or est une fausse valeur. Or, qui accorde une grande valeur à l’or ? « les hommes », c’est-à-dire le peuple, les nombreux, non le philosophe. On reconnaît ici une intention critique à l’égard du commun des humains qui font le choix de valeurs convenues. Il leur donne en exemple l’âne qui, avec raison, préfère la paille à l’or. Il ne s’agit pas d’imiter l’âne, mais de trouver la « paille » qui nourrit.

CVI 116 (8 DK), p. 110
L’opposé, utile : à partir des différents, la plus belle composition.

[…] La diversité, la variation contribuent à la beauté. Leibnitz disait que dans une forêt, il n’y a pas deux feuilles identiques. Supposons-les identiques : que deviendrait la beauté de la forêt ? Imaginons que toutes les jeunes filles soient très belles. Que devient la beauté de Pierrette qui n’est que la copie de toutes les autres ? La beauté suppose la dissemblance. Dans une ville, si toutes les maisons se ressemblent, le quartier n’est pas beau.

CXXX 15 (70 DK), p. 139
Jouets d’enfants, les opinions humaines.

[…] Pour Héraclite, les opinions qui sont de vains préjugés ne sauraient être celles des aristoi, à l’âme sèche ; ce sont celles des polloi, à l’âme humide. Ils ont été les « enfants de leurs parents ». Ceux-ci leur ont transmis leurs croyances et leurs opinions, que, devenus grands, ils ont gardées, auxquelles ils tiennent obstinément et jalousement, comme les enfants à leurs jouets.

CXXXVIII 24 (35 DK), p. 144
Il faut, oui tout à fait, que les hommes épris de sagesse soient juges dans les affaires de la cité.

Accorder sa confiance au sage, CXXXIX 59 (33 DK), p. 145
La loi, c’est aussi d’obéir à la volonté d’un seul.

On peut entendre que dans une monarchie absolue ou une dictature, la loi – l’impératif – est d’obéir à la volonté d’un seul. Il ne s’agit ici rien de tel. L’obéissance n’est pas due à un n’importe qui parce qu’il a pris le pouvoir, ce « n’importe qui » fût-il le dirigeant d’un parti politique. Elle est due à celui à qui les concitoyens d’une cité, lassés d’un état d’anarchie, comme à Sparte, ou de lois trop rigoureuses, comme à Athènes (lois draconiennes), demandèrent une constitution : elle est due au sage législateur.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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