Efface les traces : Alexandre ou le faux prophète, Lucien

Le Charles Manson de l’antiquité. Charlatanerie religieuse à l’état brut.

Lucien de Samosate 180(~), Alexandre ou le faux prophète, Les Belles Lettres, 2001

Traduit du grec ancien par Marcel Caster (Ἀλέξανδρος ἢ Ψευδόμαντις).

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

À la demande de son ami Celse, Lucien fait le portrait d’Alexandre, prophète de l’oracle d’Abonotique, qu’il a rencontré quelques années plus tôt. Derrière ce culte à mystères du dieu-serpent Glycon, devenu célèbre jusques à Rome, Lucien a découvert un personnage vile, avide d’argent et de pouvoir, qui a usé de trucs grossiers pour manipuler une population naïve et créer sa légende.

Commentaires

Commentaire plus classique : article sur persee.fr

Aux habitudes parodiques de l’écrivain, à son profil épicurien anti-religion, les commentateurs ont longtemps voulu voir dans cette petite œuvre une caricature grossière, plutôt qu’un reportage sérieux sur un célèbre oracle des derniers siècles pré-chrétiens. Lucien s’est rendu sur place et s’est activement renseigné sur l’homme qu’il a rencontré, sur ses collaborateurs, ses clients, sur le fonctionnement de l’oracle. Si le ton satiriste est bien présent, la profusion de détails ne relève pas de l’extrapolation mais bien de l’enquête. L’oracle antique ne se limite pas à un essai plus ou moins vague de « divination » (tel que rendu célèbre par le mythe d’Œdipe). Les demandeurs viennent chercher conseil pour de multiples problèmes (périple, épreuve, dilemme, mal d’amour, maladie…), et dans un contexte polythéiste, ils cherchent surtout à comprendre à quel dieu s’adresser, comment, quelles actions et offrandes pour s’attirer la réussite, les démons favorables… La description que fait Lucien du fonctionnement de cet oracle (le prophète reçoit la confidence d’un demandeur et apporte une réponse adaptée) montre que ceux-ci n’agissent pas différemment des confesseurs chrétiens, des psychanalystes et des coaches modernes (des marabouts aussi). Si cet Alexandre agit en escroc fini, Lucien laisse entendre que d’autres peuvent être de bon conseil.

Mais le prophète acquiert un pouvoir sur les personnes qui font appel à lui, de par les secrets qu’ils lui livrent (d’autant plus avec sa célébrité). Connaissant leurs faiblesses, leurs ambitions, leurs déplacements, il peut les manipuler à sa guise. L’oracle d’Abonotique apparaît ainsi comme une secte et le « petit » Alexandre a tout d’un Charles Manson : enfance criminelle, prostitution, charisme, intelligence sociale, protection de personnalités importantes, culte du secret, fan club hystérique obéissant aveuglément, service sexuel des adeptes et femmes d’adeptes, diffamation de toute voix contradictoire, chantage, crimes par procuration, mégalomanie (il fait rebaptiser la ville et frapper monnaie à son effigie)… Pour un épicurien dénonçant partout les piège des superstitions, il est évident que tout oracle comme toute institution religieuse est une supercherie qui permet de détenir un pouvoir sur la population, d’acquérir ainsi des privilèges. Un tel portrait de charlatan peut-il être représentatif des autres oracles et cultes à mystère qui étaient à la mode dans l’antiquité (Delphes, Eleusis, Mithra…) ? Ainsi, Alexandre ne serait pas un « faux prophète » mais simplement un prophète comme un autre, comme le Tartuffe première version de Molière qui n’était initialement pas un « imposteur » ou faux dévot, mais un « hypocrite », c’est-à-dire le dévot par excellence, dont l’attitude religieuse ne sert qu’à acquérir un pouvoir pour manipuler, s’enrichir et assouvir ses vices…

Ce que dénonce le plus violemment Lucien, c’est l’usage de tout le décorum, les effets spéciaux qui trompent sur le réel pouvoir de simples hommes à capter le divin. Les dieux, si dieux il y a, sont pour les épicuriens loin de l’homme, insaisissables, indifférents à nos actions. Dans une civilisation qui fait reposer l’autorité du pouvoir, sa légitimité, sur le sacré du religieux, on peut comprendre que de telles entreprises, quel que soit leur degré de malversation, aient eu l’épicurisme comme ennemi mortel… Et que, à l’image d’Alexandre le charlatan, ils aient partout cherché à éliminer un courant de penser si dénonciateur du sacré. On pourrait faire le lien ici avec la pensée d’Illich sur les institutions (cf. La Convivialité) : tendant à rendre sacrées et donc intouchables, indiscutables certaines choses, elles laissent un espace pour l’abus de pouvoir, l’arnaque, la manipulation…

Passages retenus

#16, p. 23
Maintenant figure-toi une petite chambre, pas très claire, ne recevant qu’une lumière avare, et une foule, très mêlée, de gens bouleversés, sidérés à l’avance, tout exaltés par l’espoir : dès l’entrée, ils étaient frappés (il y avait de quoi !) par ce miracle que le minuscule serpent des jours précédents leur apparût, si peu de temps après, comme un dragon immense, et qui plus est, avec une tête humaine et apprivoisé. Mais déjà ils étaient poussés vers la sortie, et avant d’avoir pu regarder les détails ils étaient chassés par l’afflux des entrants : on avait pratiqué juste en face de la porte une autre ouverture pour la sortie. C’est ce qu’avaient fait, dit-on, les Macédoniens à Babylone, lors de la maladie d’Alexandre, quand il était déjà très mal et que la foule, grouillant autour du palais, voulait le voir pour lui dire un dernier adieu. Et le forban ne se contenta pas de faire une fois cette exhibition ! Il paraît qu’il l’a répétée souvent, surtout quand il arrivait des contingents tout frais de riches pèlerins.

Coaching, conseils en placement et anathèmes, #22, p. 29
Il vaticinait donc et prophétisait, montrant dans ce métier la plus grande intelligence, combinant le hasard de la conjecture et la réflexion logique. Ses réponses étaient tantôt obliques et équivoques, tantôt franchement inintelligibles, car il estimait que l’obscurité totale était aussi une loi du genre oraculaire. Il retenait ou encourageait ses clients, selon l’hypothèse qui lui semblait la meilleure. À d’autres il ordonnait des traitements et des régimes, car il connaissait, comme je l’ai dit au début, beaucoup de drogues utiles. Il tenait en grand honneur ses « cytmides », nom qu’il avait forgé pour un onguent fortifiant à base de graisse d’ours. Mais si on lui parlait d’espérances, d’avancement, d’héritages, il en renvoyait toujours la réalisation à plus tard, en ajoutant : « Tout cela n’arrivera qu’au moment où je le voudrai, quand mon prophète Alexandre me l’aura demandé et m’aura prié pour vous. »
Le prix fixé pour chaque oracle était une drachme et deux oboles. Ne crois pas que ce fût peu [un journalier touchait quatre oboles par jour…], mon cher, et qu’il n’en tirât que de chétives ressources. Il ramassait dans les 70 000 à 80 000 drachmes par an, car ses clients insatiable lui demandaient de ses oracles par dix et quinze à la fois. Il est vrai que l’argent n’était pas pour lui seul. Il ne thésaurisait pas. Il avait déjà autour de lui une multitude d’auxiliaires : domestiques, informateurs, rédacteurs d’oracles, archivistes, scribes, scelleurs, interprètes, tous payés selon leur importance.
Déjà il envoyait jusqu’à l’étranger des émissaires chargés de faire de pays en pays une célébrité à l’oracle. Ils avaient pour mission de raconter qu’il signalait à l’avance et faisait retrouver les esclaves en fuite, découvrait les voleurs et les brigands, faisait déterrer les trésors, guérissait les malades, et déjà même avait ressuscité plusieurs morts.
Alors, ce fut la ruée et la bousculade. On venait de partout. […]
Mais beaucoup de gens sensés, une fois cuvée, si je puis dire, cette profonde ivresse, se groupèrent contre lui, surtout les confréries d’épicuriens. Dans les villes, on surprenait peu à peu le secret de toute cette sorcellerie, on découvrait la mise en scène de la farce. Alors Alexandre joue de l’épouvantail. Il lance un oracle contre les incrédules : « Le Pont était rempli d’athées et de chrétiens qui osaient répandre sur lui les pires calomnies. Il ordonnait de les chasser à coups de pierres, si l’on voulait conserver la faveur du dieu. »

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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