
Bâtissons une société conviviale !
(au lieu de parler du concept négatif et économiste de décroissance…)
Illich (Ivan) 1973, La Convivialité (Tools for Conviviality), Seuil, coll. « Points Essais », 2003. (écrit directement en français ? ou traduit par lui-même ?)
Résumé
À la société de production industrielle, qui place l’homme en quasi situation d’esclave face à la consommation, aux technologies, et au travail, et qui avance irrémédiablement vers la destruction de l’homme et de l’environnement, l’auteur oppose une société conviviale dans laquelle l’homme reprend contrôle des outils et des institutions en leur imposant des limites, les empêchant ainsi d’acquérir un monopole radical menaçant libertés et égalité.
Les institutions telles que l’école, la santé, les médias, en prônant un perfectionnement de l’être humain, sont producteurs de spécialistes, et soutiennent ainsi la hiérarchisation de la société et la recherche du spécial, du luxe et du nouveau comme nécessités. Elles font naître des besoins secondaires qui paraissent primaires à cette élite puisque leur fonction en requiert la possession et la maîtrise. Or, ces besoins secondaires sont bientôt réclamés par les classes inférieures puisqu’elles veulent s’améliorer. Et toute la société est donc à contribution pour rendre possibles et populaires ces inventions chères et tout à fait secondaires.
« Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote. […] J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » (p. 13)
Ivan Illich
L’auteur : Ivan Illch (1926-2002)
De père croate et de mère juive allemande convertie, Ivan Illich grandit à Split avant que sa mère n’émigre à Vienne puis à Florence à cause de l’antisémitisme. Illich fait des études à Rome en cristallographie, en théologie et en philosophie puis se fait prêtre.
En 1951, il part aux États-Unis à l’Université de Princetown pour faire un doctorat d’histoire sur Albert le Grand. Il s’occupe d’une paroisse dans un quartier porto-ricain de New-York avant d’obtenir un poste à l’Université catholique de Porto-Rico où il fonde un centre de formation à la culture latino-américaine pour les prêtres.
En 1960, il quitte son poste en désaccord avec sa hiérarchie au sujet des préservatifs. Il fonde le Centre interculturel de documentation (CIDOC) à Cuernavaca au Mexique. Il clôt l’expérience en 76 pour éviter d’être institutionnalisé et rentre en Europe pour occuper une chaire d’histoire à l’Université de Brême et puis de Hagen.
Il décède en 2002 des suites d’un cancer qu’il a refusé de soigner médicalement pendant vingt ans. Sa pensée a une grande influence sur la gauche et notamment sur la pensée anarchiste.
Commentaires
Illich commence un peu là où les thèses de Günther Anders (dans l’Obsolescence de l’homme, 1956) s’arrêtent : l’homme crée des outils qu’il ne comprend pas tout de suite, qui le dépassent, et qui modifient sa vision du monde et son comportement, l’entraînant à s’adapter, à se surpasser de manière désespérée pour concurrencer la machine. Là où Anders interroge prudemment – mais sa réponse est évidente – la viabilité de ce futur dicté par les technologies, Illich pose d’emblée ce détraquement et la nécessité de limites. Il se sert de la notion de seuil au-delà duquel une technologie devient néfaste.
Illich part aussi de cet acquis – par exemple chez Franz Fanon – qu’il est inutile de s’opposer à la classe propriétaire des outils (telle qu’on le voit dans une compréhension simplifiée de la pensée de Marx), celle-ci sera remplacée par une autre élite qui fera le même usage des mêmes outils. Il faut s’opposer aux institutions qui soutiennent ce système et ont intérêt à la défense de ces techniques et technologies qui justifient leur spécialisation et donc leur supériorité de classe. L’école, l’administration, la santé, légitiment leur hiérarchisation, et donc le système d’inégalités qui va avec, par la maîtrise de certains outils techniques et technologiques. Rendre par exemple, la quête de diplôme moins valorisante, la culture perfectionnée et académique moins nécessaire, la possession de diplôme, de papiers, de permis… moins obligatoire, la prolongation de la vie en mauvaise santé et de la bonne santé dans un travail déséquilibrant moins obsédante, c’est retirer tout pouvoir à ces institutions. Or, pour ce faire, il faut retirer de l’importance à certains objets industriels qui légitiment la supériorité de ceux qui ont escaladé l’échelle de ces institutions : si l’on utilise moins les voitures, le permis perd donc de sa valeur, si l’on demande moins de services perfectionnés à l’hôpital, si l’on refuse le travail à l’usine pour des travaux conviviaux où l’outil ne détruit pas la santé ; si le boulot manuel que tout le monde peut exécuter et l’artisanat prennent plus de valeur marchande que la capacité à surveiller une machine, alors le diplôme perd de sa valeur et la société industrielle perd aussi ces forces qui la soutiennent.
Cette position très polémique de poser comme néfastes et même perverses les institutions officiellement reconnues comme les plus utiles et positives que sont l’école et la santé, est particulièrement difficile à expliquer car c’est bien là que se tient toute la complexité de la société de consommation. Les révolutionnaires se lèvent souvent contre les gouvernements et donc contre l’élite d’un temps, propriétaires des biens et des outils de production de richesse, s’insurgent devant les grandes entreprises leaders de la production industrielle, créateurs évidents d’une dépendance, d’une frustration, et d’inégalités terribles, responsables de la destruction de l’environnement, mais très rarement contre des institutions comme l’école et la santé, qui seraient pourtant celles à revoir en priorité pour redéfinir un monde convivial.
Illich dénonce tout simplement l’obligation scolaire, ainsi que la dépendance à la possession de diplômes pour occuper des fonctions importantes dans la société. Cette obligation rend donc obligatoire elle aussi une ségrégation entre diplômés et échoués du système scolaire, et donc la constitution de classes ou castes sociales.
De même, il dénonce le vice de la médecine qui s’approprie le droit de soigner – même les symptômes les plus évidents – de par ses diplômes, et surtout s’évertue à soigner des maladies et des blessures au lieu de s’attaquer à ce qui les provoque. L’institution sanitaire, et l’obligation de passer par elle, entretiennent ainsi un système déséquilibré et destructeur.
Ces positions supérieures des cadres justifient l’usage de certaines technologies : comment imaginer tous les professeurs, les médecins, les cadres supérieurs… sans leur voiture, sans leur ordinateur, sans internet, sans colloque à l’étranger… Illich critique ainsi l’illusion des transports rapides : la voiture permet de se déplacer plus loin en moins de temps, étendant donc la possibilité de travailler, de se procurer les biens de première nécessité, etc. ; or, le travailleur ne gagne donc pas de temps puisqu’il s’installe plus loin – provoquant au passage la fermeture des commerces de proximité, le groupement des écoles et des administrations… – il devient même dépendant à sa voiture et aux dépenses d’entretien qui y sont attachées, si la voiture casse, il devient défectueux pour le patron. Illich pose ainsi le seuil de perversion des outils de transport au vélo qui seul reste convivial car il ne nécessite pas d’énergie extérieure, ni de compétence particulière, dont la technologie peut être réparée et maîtrisée par les usagers…
Mais Illich n’est pas totalement opposé à toute production industrielle, mais au monopole que celle-ci peut acquérir, et donc à l’écrasement et à la destruction quelle provoque sur le reste du champ sociétal – production artisanale, anciens outils ne nécessitant pas d’énergie, etc. Ainsi, si Illich critique les transports en commun et le train, souvent vus comme des outils moins polluants et plus positifs socialement, car créateurs également d’une dépendance à l’énergie et à la technologie, d’une obsession du temps, il ne leur enlève pas tout intérêt mais leur enlève le rôle de solutions technologiques à la dérive d’une société technologique. C’est presque cinquante ans plus tard qu’apparaissent l’évidence de ces fausses solutions technologiques : le nucléaire comme fournisseur d’énergie propre, le TGV comme moyen de transport ultra rapide pour une élite… Le bus comme réponse à la voiture individuelle est un leurre pour Illich, le transport collectif n’est qu’un des outils de l’ensemble du pack transport à haute vitesse qui rend possible et même nécessaire une société accélérée, polluante, énergivore, urbaine… En rendant populaires et accessibles même aux plus pauvres les transports rapides comme le métro, la société impose à ses pauvres cette utilisation, cette disponibilité dans l’espace – vous ne pouvez refuser un job à l’autre bout de la région.
Autre forme de faux progrès dénoncée par Illich, ce sont les normes attendues pour la construction d’un logement décent qui empêchent ainsi l’auto-construction peu coûteuse pour les classes pauvres et renforcent le pouvoir des architectes diplômés seuls à même de valider une construction. Illich montre ainsi comment les normes et les droits sont maintenant devenus les défenseurs de la société industrielle. Pourtant, c’est aussi par eux – la justice, la police – que peuvent se renverser l’équilibre de cette société. En faisant appel au vrai rôle de ces institutions protectrices, on peut renouer avec ce qui fait le coeur identitaire d’une société et donc influencer les lieux de décision. La redéfinition et réorientation de la justice et de la police, est nécessaire pour l’avènement d’une nouvelle société.
Passages retenus
p. 44 : « L’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La majorité des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale. »
p. 58 : « L’émergence de nouvelles formes d’énergie et de pouvoir a changé le rapport que l’homme entretenait avec le temps. Le prêt à intérêt était condamné par l’Église comme une pratique contrenature : l’argent était par nature un moyen d’échange pour acheter le nécessaire, non un capital qui pût travailler ou porter des fruits. Au XVIIe siècle, l’Église elle-même abandonna cette conception, quoique ce fût à regret, pour accepter le fait que les chrétiens étaient devenus des capitalistes marchands. L’usage de la montre se généralisa et, avec lui, l’idée du « manque » de temps. Le temps devint de l’argent : j’ai gagné du temps, il me reste du temps, comment vais-je le dépenser ? […]
Bientôt on commença à considérer ouvertement l’homme comme une source d’énergie. On chercha à mesurer la prestation quotidienne maximale que l’on pouvait attendre d’un homme, puis à comparer le coût de l’entretien et la puissance de l’homme avec ceux du cheval. L’homme fut redéfini comme source d’énergie mécanique. »
p. 94-95 : « Qu’apprend-on à l’école ? On apprend que plus on y passe d’heures, plus on vaut cher sur le marché. On apprend à valoriser la consommation échelonnée de programmes. On apprend que tout ce que produit une institution dominante vaut et coûte cher, même ce qui ne se voit pas, comme l’éducation ou la santé. On apprend à valoriser l’avancement hiérarchique, la soumission et la passivité, et même la déviance-type que le maître interprétera comme symptôme de créativité. On apprend à briguer sans indiscipline les faveurs du bureaucrate qui préside aux séances quotidiennes, à l’école le professeur, à l’usine le patron. On apprend à se définir comme détenteur d’un stock de savoir dans la spécialité où l’on a investi son temps. On apprend, enfin, à accepter sans broncher sa place dans la société, à savoir la classe et la carrière précises qui correspondent respectivement au niveau et au champ de spécialisation scolaire.
Les règles d’embauche dans les industries naissantes des pays pauvres sont telles que seuls les industries naissantes des pays pauvres sont telles que seuls les scolarisés prennent les places rares, parce qu’ils sont les seuls à avoir appris à se taire à l’école. Ces places à la chaîne sont définies comme les plus productives et les mieux payées, de sorte que l’accès à la fabrication et à l’acquisition de produits industriels est réservé aux scolarisés et interdit aux non-scolarisés. Fabriqués par la machine, chaussures, sacs, vêtements, nourritures congelées et boissons gazeuses évincent du marché des biens équivalents qui étaient convivialement produits. L’école sert l’industrialisation en justifiant au tiers monde l’existence de deux secteurs, celui du marché et celui de la subsistance : celui de la pauvreté modernisée et celui d’une nouvelle misère des pauvres. Au fur et à mesure que la production se concentre et se capitalise, l’école publique, pour continuer à jouer son rôle d’écran, coûte plus cher à ceux qui y vont, mais fait payer la note à ceux qui n’y vont pas. »
p. 98 : « Pendant que l’école élargit le champ de ses prétentions, d’autres services se découvrent une mission d’éducateurs. La presse, la radio et la télévision ne sont plus seulement des moyens de communication, dès lors qu’on les met consciemment au service de l’intégration sociale. Les hebdomadaires connaissent l’expansion en se remplissant d’information stéréotypée, ils deviennent des produits finis, livrant tout emballée une information filtrée, aseptisée, prédigérée. Cette « meilleure » information supplante l’ancienne discussion du forum ; sous prétexte d’information, elle suscite une boulimie docile d’aliments tout préparés et tue la capacité native à trier, maîtriser, organiser l’information. On offre au public quelques spécialistes vulgarisés par l’emballeur du savoir, on confine la voix des lecteurs dans leur courrier ou dans les réponses (aux diverses enquêtes proposées) qu’ils envoient docilement.
Or les hommes n’ont pas besoin de davantage d’enseignement. Ils ont besoin d’apprendre certaines choses. Il faut apprendre à renoncer, ce qui ne s’apprend pas à l’école, apprendre à vivre à l’intérieur de certaines limites, comme l’exige par exemple la nécessité de répondre à la question de la natalité. La survie humaine dépend de la capacité des intéressés d’apprendre vite par eux-mêmes ce qu’ils ne peuvent pas faire. Les hommes doivent apprendre à contrôler leur reproduction, leur consommation et leur usage des choses. Il est impossible d’éduquer les gens à la pauvreté volontaire, de même que la maîtrise de soi ne peut être le résultat d’une manipulation. Il est impossible d’enseigner la renonciation joyeuse et équilibrée dans un monde totalement structuré en vue de produire toujours plus et de créer l’illusion que ça coûte toujours moins cher. »
p. 101 : « Les intoxiqués de l’éducation font de bons consommateurs et de bons usagers. Ils voient leur croissance personnelle sous la forme d’une accumulation de biens et de services produits par l’industrie. Plutôt que de faire les choses par eux-mêmes, ils préfèrent les recevoir emballés par l’institution. Ils étouffent leur pouvoir inné d’appréhender le réel. »
p. 105 : « Jamais l’outil n’a été aussi puissant. Et jamais il n’a été à ce point accaparé par une élite. Le droit divin volait moins au secours des rois d’antan que la croissance des services à celui des cadres d’aujourd’hui, dans l’intérêt supérieur de la production. »
p. 111 : « L’innovation coûte cher ; pour justifier la dépense, le gestionnaire doit prouver qu’elle est un facteur de progrès. Pour chiffrer ce progrès, dans une économie planifiée, le département de recherche et développement appelle à son secours la pseudo-science, et dans une économie de marché, celui des ventes recourt aux études de marché. En tout état de cause, l’innovation périodique nourrit la croyance qui l’a engendrée, l’illusion que ce qui est nouveau est mieux. Cette croyance est devenue partie intégrante de la mentalité moderne. On oublie seulement que toutes les fois qu’une société industrielle se nourrit de cette illusion, chaque nouvelle unité lancée sur le marché crée plus de besoins qu’elle n’en comble. Si ce qui est nouveau est mieux, ce qui est vieux n’est pas aussi bon ; le lot de l’humanité, dans son écrasante majorité, est alors bien mauvais. Le consommateur, l’usager, ressent durement la distance entre ce qu’il a et ce qu’il serait mieux d’avoir. Il mesure la valeur d’un produit à sa nouveauté, et se prête à une éducation permanente, en vue de la consommation et de l’usage de l’innovation. »
p. 113 : « Une société gelée serait tout aussi insupportable à l’homme que la société de l’accélération : entre les deux se place la société d’innovation conviviale. Le changement accéléré enlève tout sens à la régie d’une société par le Droit. La raison en est que le Droit se fonde sur le précédent. Au-delà d’un certain seuil d’accélération, il n’y a plus de place pour cette référence au précédent, et donc pour le jugement. En perdant ce recours au Droit, la société se condamne à l’éducation. »
p. 134 : « Peu à peu, non seulement la police, mais aussi les organes législatifs et les tribunaux en sont venus à être tenus pour un outillage au service de l’État industriel. Qu’ils défendent parfois l’individu devant les prétentions de l’industrie, c’est l’alibi de leur docilité à servir le monopole radical et de leur servilité à légitimer une concentration toujours plus forte des pouvoirs. À leur manière propre, les magistrats deviennent un corps d’ingénieurs de la croissance. En démocratie populaire ou capitaliste, ils sont les alliés « objectifs » de l’outil contre l’homme. Avec l’idolâtrie de la science et la corruption du langage, cette dégradation du Droit est un obstacle majeur au réoutillage de la société.
On comprend qu’une autre société est possible quand on parvient à l’exprimer clairement. On provoque son apparition quand on découvre le procédé par lequel la société présente prend ses décisions. On organise sa structure quand on utilise la langue maternelle et les procédures traditionnelles du Droit pour servir des buts opposés à ceux que se fixe leur présent usage. Car, dans chaque société, il y a une structure profonde qui organise la prise de décision. Cette structure existe partout où des hommes se rassemblent. »
p. 141 : « Ce qui m’intéresse n’est pas l’opposition entre une classe d’hommes exploités et une autre classe propriétaire des outils, mais l’opposition qui se place d’abord entre l’homme et la structure technique de l’outil, ensuite – et par voie de conséquence – entre l’homme et des professions dont l’intérêt consiste à maintenir cette structure technique. Dans la société, le conflit fondamental touche des actes, des faits ou des objets sur lesquels des personnes entrent en opposition formelle avec les entreprises et les institutions manipulatrices. Formellement la procédure contradictoire est le modèle de l’outil dont disposent les citoyens pour s’opposer aux menaces que l’industrie fait peser.
À de rares exceptions près, les lois et les corps législatifs, les tribunaux et les jugements, les plaignants et leurs requêtes sont profondément pervertis par l’accord unanime et écrasant qui accepte sans murmure le mode industriel de production et ses slogans : toujours plus, c’est toujours mieux. »
p. 147 : « Je ne fais que conjecturer l’aggravation de la crise. Mais je puis exposer avec précision la conduite à tenir devant et dans la crise. Je crois que la croissance s’arrêtera d’elle-même. La paralysie synergétique des systèmes nourriciers provoquera l’effondrement général du mode industriel de production. Les administrations croient stabiliser et harmoniser la croissance en affinant les mécanismes de contrôle, mais elles ne font que précipiter la méga-machine industrielle vers son second seuil de mutation. En un temps très court, la population perdra confiance non seulement dans les institutions dominantes, mais aussi dans les gestionnaires de la crise. Le pouvoir qu’ont ces institutions de définir des valeurs (l’éducation, la vitesse, la santé, le bien-être, l’information, etc.) s’évanouira soudainement quand sera reconnu son caractère d’illusion.
Un événement imprévisible et probablement mineur servira de détonateur à la crise, comme la panique de Wall Street a précipité la Grande Dépression. Une coïncidence fortuite rendra manifeste la contradiction structurelle entre les fins officielles de nos institutions et leurs véritables résultats. Ce qui est déjà évident pour quelques uns sautera tout à coup aux yeux du grand nombre : l’organisation de l’économie tout entière en vue du mieux-être est l’obstacle majeur au bien-être. »
p. 157 : « Le Droit garde toute sa puissance, même lorsqu’une société réserve à des privilégiés l’accès à la machine juridique, même lorsqu’elle bafoue systématiquement la justice et pare le despotisme du manteau de simulacres de tribunaux. Quand un homme défend le recours au langage ordinaire et à la procédure formelle, cependant que ses compagnons de la révolution le traînent au banc des accusés, le recours d’un individu à la structure formelle inscrite dans l’histoire d’un peuple reste l’outil le plus puissant pour dire le vrai, pour dénoncer l’hypertrophie cancéreuse et la domination du mode industriel de production comme la dernière forme d’idolâtrie. L’angoisse me ronge quand je vois que notre seul pouvoir pour endiguer le flot mortel tient dans le mot et, plus exactement, dans le verbe, venu à nous et trouvé dans notre histoire. Seul, dans sa fragilité, le verbe peut rassembler la foule des hommes pour que le déferlement de la violence se transforme en reconstruction conviviale. »
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