
L’homme civilisé et la nature sont-ils réconciliables ?
Sepúlveda (Luis) 1988, Le vieux qui lisait des romans d’amour, Métailié, 2004
Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero (titre original : Un viejo que leia novelas de amor). Cette édition fait suivre le roman d’une courte postface de l’auteur concernant le processus d’écriture : « Court roman d’un roman court ».
Résumé
Le vieil Antonio José Bolivar Proano vit depuis bien longtemps à El Idilio, petit village de colons, au bord du fleuve Nangaritza, en pleine forêt amazonienne. Alors que le médecin-dentiste fait son tour semestriel pour arracher des dents et lui apporter deux nouveaux romans d’amour, deux indiens Shuars apportent en pirogue le corps d’un orpailleur. Antonio devine qu’il a été déchiqueté par une femelle jaguar, à seulement quelques kilomètres de là, sûrement parce qu’il avait tué ses petits. Le gros maire compte sur lui pour l’en débarrasser.
Commentaires
L’ouverture du roman sur l’anecdote des orpailleurs à édenter donne le ton léger de l’écriture, bourré de situations cocasses où brille le ridicule du gros maire, envoyé de l’Etat totalement inadapté, incapable de comprendre la nature, mais également l’autodérision d’Antonio et des autres personnages devant leur existence particulière, coincée dans un entre-deux. Le goût d’Antonio pour les romans d’amour, ajoute une touche de décalage, autant qu’une certaine rêverie poétique qui donne un goût particulier au récit du vécu du vieil homme.
Roman de l’Amazonie, médité et rédigé des années durant, après sept mois passés par l’auteur dans un village amérindien. Le personnage d’Antonio y a passé quelques années et continue d’habiter en Amazonie. Pourtant, il porte assez bien le vécu de l’auteur et son point de vue. Par ce personnage, l’auteur partage une quantité de traits culturels Shuars (absorbtion de chicha et de yahuasca, culte des ancêtres et des morts, fins de vie volontaires de certains vieux… amour sans baisers, partage des femmes et même parfois des hommes…) et de savoirs sur la vie dans la forêt (comment capturer un petit singe par une coco suspendue avec des cailloux à l’intérieur, des aras avec un mélange papaye-yahuasca, prendre la tête du crotale avec soi si on se fait mordre… s’abriter sous un arbre mort pour profiter de la sensibilité des chauve-souris pour une bonne alarme…). Mais, malgré son affection pour ce peuple et une grande acculturation, sans doute également celles de l’auteur, Antonio ne peut pas vraiment faire partie de ce peuple ; il en est exclu de fait par sa naissance et son passé qui finissent par ressurgir sous la forme d’une faute culturelle impardonnable qui lui vaut le rejet. On retrouve ici les sentiments de nostalgie de l’homme quant à la « chute » de l’homme du royaume de la nature (mythe du jardin d’Eden, également exprimé dans la philosophie de l’absurde, détachement par rapport au réel dû à la conscience qui le sépare irrémédiablement de l’instinct animal, cf. Les Animaux dénaturés, de Vercors). Malgré tout son désir de retour à l’état de nature, conscient de sa décadence, l’homme « civilisé » ne peut qu’être rejeté, vivant un étrange compromis comme Antonio, profitant de la nature mais dépendant de la civilisation, que ce soit par l’alcool vu par les personnages comme seule occupation ou pour Antonio par son goût pour la lecture, sa soif d’« intelligence », donc quelque part de progrès. Et le fait de placer le roman en dehors de la vie du peuple Shuar, qui demeure en arrière-plan bien qu’omniprésent, signifie l’impossibilité pour l’auteur de romancer cette expérience trop différente.
L’expédition elle-même n’occupe qu’une petite partie du roman, et prend des tours inattendus, c’est le gros maire qui a d’abord le premier rôle, rendant impossible toute prise au sérieux de cette chasse. Et l’affrontement promis, qui a lieu, est surtout l’occasion d’une méditation : le jaguar a été dérangé, perturbé dans son état de nature, détraqué par les hommes, il n’y a de réparation possible que la mort de la bête. Si l’homme ne semble pas pouvoir revenir à l’état de nature, les bêtes sauvages ne peuvent pas non plus continuer à exister dans le règne humain.
Passages retenus
p. 51 :
Tant qu’il vécut chez les Shuars, il n’eut pas besoin de romans pour connaître l’amour.
Il n’était pas des leurs, et pour cette raison, il ne pouvait prendre épouse. Mais il était comme eux, et c’est pourquoi le Shuar qui l’hébergeait pendant la saison des pluies le priait d’accepter l’une de ses femmes, pour le plus grand honneur de sa caste et de sa maison.
La femme offerte l’emmenait sur la berge du fleuve. Là, tout en entonnant des anents, elle le lavait, le parait et le parfumait, puis ils revenaient à la cabane s’ébattre sur une natte, les pieds en l’air, doucement chauffés par le foyer, sans cesser un instant de chanter les anents, poèmes nasillards qui décrivent la beauté de leur corps et la joie du plaisir que la magie de la description augmentait à l’infini.
C’était l’amour pur, sans autre finalité que l’amour pour l’amour. Sans possession et sans jalousie.
– Nul ne peut s’emparer de la foudre dans le ciel, et nul ne peut s’approprier du bonheur de l’autre au moment de l’abandon.
Vraie nature des chasseurs, p. 118 :
Tu crois peut-être que le jaguar te considère comme son égal ? Ne sois pas vaniteux, Antonio José Bolivar. Souviens-toi que tu n’es pas un chasseur, que tu as toi-même toujours refusé ce qulificatif et que les félins suivent les véritables, les authentiques chasseurs à l’odeur de peur et de sexe en érection qui émane d’eux. Non, tu n’es pas un vrai chasseur. Souvent les habitants d’El Idilio parlent de toi en t’appelant le Chasseur, et tu leur dis que ce n’est pas vrai, parce que les chasseurs tuent pour vaincre la peur qui les rend fous et les pourrit de l’intérieur. Combien de fois tu as vu apparaître des bandes d’individus enfiévrés, bien armés, qui s’enfonçaient dans la forêt ? Quelques semaines plus tard tu les voyais revenir avec des ballots de peaux de fourmiliers, de l’outres, d’ours à miel, de boas, de lézards, de petits chats sauvages, mais jamais avec la dépouille d’un véritable adversaire comme la femelle que tu attends. Tu les as vus se soûler devant leurs tas de peaux pour dissimuler la peur que leur inspirait la certitude d’avoir été vus, sentis et méprisés par un ennemi digne de ce nom dans les profondeurs de la forêt.
Extrait de la postface, technique d’écriture inspirée par les Shuars, p. 136
Lorsque je suis revenu à Quito avec des cheveux jusque sur les épaules, une barbe qui me couvrait la moitié de la poitrine et un collier de perles protectrices autour du cou, j’écoutais avec mauvaise humeur ceux qui me conseillaient d’améliorer mon aspect puisque j’étais un « homme civilisé » et je préférais me réfugier sur la partie la plus haute du mont Panecillo. De là je regardais vers l’orient, vers l’endroit où j’avais volontairement abandonné une façon de vivre qui me paraissait pleine et même souvent heureuse. Là, navigant sur les eaux calmes du souvenir, j’ai commencé à écrire l’histoire d’un vieux qui vivait seul dans la forêt, sans autre compagnie que ses romans d’amour. Je faisais cela sans papier et sans machine à écrire car les Shuars m’ont appris que le narrateur, celui qui le soir près du foyer relate le jour qui s’achève et ce faisant raconte l’univers, se le raconte à lui-même pour le comprendre dans son infinie complexité.