Ramasse tes lettres : Le Principe, de Jérôme Ferrari (bio-fiction)

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Pourquoi la science est-elle parfois si naïve ?

Note : 3 sur 5.

Ferrari (Jérôme) 2015, Le Principe, Actes Sud, coll. Babel, 2017

Résumé

Un jeune chercheur en philosophie s’intéresse au célèbre physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976), enfant surdoué, formulant le principe d’incertitude en 27, ayant reçu le prix Nobel en 1932 pour ses recherches sur la mécanique quantique.
Mais il demeure interdit, choqué, par le rôle et la position du physicien pendant troisième Reich. Malgré toutes ses anciennes amitiés pour des scientifiques juifs, il a dirigé le programme nazi de recherches nucléaires…

Commentaires

Jérôme Ferrari a sûrement fait les mêmes recherches que son personnage de narrateur, double fictif à peine dissimulé. Il a bien entendu lu l’autobiographie d’Heisenberg, La Partie et le Tout (69), et a sûrement parcouru nombre d’autres témoignages des contemporains et la correspondance avec Niels Bohr. Toutefois, le plus important résiste à la recherche historique, et pour un littéraire comme pour un philosophique, c’est la question humaine. Comment un jeune homme si brillant, si bien éduqué, un scout ayant le souci de l’humain, ayant eu de réelles amitiés pour des savants juifs, devant une part de sa connaissance à des intellectuels d’origine juive… Qu’a-t-il pu se passer dans la tête du jeune scientifique ? D’abord clairement opposé au régime, critiqué par les nazis comme traître pro-juif, ou « Juif blanc », menacé, puis porte-parole culturel du régime et dirigeant du programme nucléaire… Heisenberg expliquera avoir participé au programme pour l’entraver et pour préparer l’après… Mais de nombreux éléments laissent entendre sa déception de voir les Américains maîtriser la bombe avant eux…

À la manière de Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires (1896) qui raconte et complète la vie parcellaire de certaines figures historiques légendaires, le sous-titre « roman » annonce que c’est bien l’imagination de l’auteur, la fiction, qui complétera les manques de l’histoire, essaiera de répondre à cette brûlante question. En racontant, en retraçant la vie du physicien, en le fictionnalisant en personnage, l’auteur lui prête un univers mental, une sensibilité, des sensations… C’est par le biais de la supposition, de l’expression de la probabilité, de différentes alternatives, que l’auteur évite de se montrer trop fantaisiste ou affirmatif sur l’homme. Toutefois, cela ne l’empêche pas de condamner la position et les actions du physicien par l’intermédiaire prudent de son discret narrateur porte-parole.

Pour raconter, citer, re-raconter les sources, et les compléter, Ferrari utilise une situation d’énonciation innovante dans laquelle son personnage-narrateur s’adresse directement, à travers le temps et les frontières du monde des morts à Heisenberg, comme un lecteur-chercheur qui adresserait des remarques à l’auteur qu’il est en train de lire, entendant sa voix, chosé par ses propos, alors même que celui-ci est bien évidemment absent. C’est d’ailleurs cette frustration de ne pouvoir interroger le physicien, qui fait surgir les plus belles pages. Si l’exercice littéraire, la période troublée dépeinte, la gravité des événements, la charge émotionnelle, permettent à l’auteur de grandes envolées lyriques puissantes et des liaisons poétiques et intellectuelles remarquables entre temps anciens et modernité, sciences et humanité, Jérôme Ferrari demeure trop discret sur son personnage de narrateur – qui nous reste étranger –, pour créer un parallèle efficace, pour faire de la leçon de l’histoire – par la critique d’un de ses acteurs –, passée par le tamis de l’écriture littéraire, une vision critique du présent.

Passages retenus

La naïveté du chercheur en sciences, p. 52 :
Il vous fallait participer à des débats gigantesques, inépuisables, qui vous permettaient d’échapper à la fois à votre mélancolie et à tout ce qui vous dégoûtait dans la vie publique, que vous ne preniez pas au sérieux parce qu’il vous était impossible de croire que les forces de la bêtise fussent infiniment supérieures à celles de la raison. Si vous étiez naïf, c’était peut-être de rêver que le monde de la politique devrait en fin de compte obéir aux mêmes règles aristocratiques que le monde de la science dans lequel les luttes les plus acharnées n’admettaient pas d’autres armes que les arguments et constituaient encore des témoignages de respect et d’amitié. Vous pensiez qu’une cause qui n’est défendue que par la violence, le mensonge et la calomnie fait ainsi l’aveu de sa propre faiblesse, et vous aviez raison – mais vous n’imaginiez pas le pouvoir de la faiblesse, de l’humiliation, du ressentiment et des peurs abjectes. Quelque chose de raffiné et de pourri viciait l’air que vous respiriez mais vous ne le sentiez pas ; vous conversiez fraternellement avec des hommes de toutes nationalités qui se faisaient de ce qui est essentiel la même idée que vous, vous passiez d’un pays à l’autre, d’une université à l’autre, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, comme si la vaste Athènes contemporaine dans laquelle vous viviez avait effacé les frontières, vous bondissiez joyeusement sur le pilier d’angle d’une terrasse, au Japon, et Dirac, terrorisé à l’idée que vous alliez basculer dans le vide d’un instant à l’autre, vous regardait vous y tenir debout, en équilibre, les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de votre pantalon, impassible et joyeux, devant le grand ciel clair.

Limites de l’appréhension du monde par une personne, p. 66 :
On essaye de comprendre les choses à partir de sa propre expérience parce que c’est tout ce dont on dispose et c’est, bien-sûr, très insuffisant, on ne comprend rien, ou on comprend de travers, ou seulement l’inessentiel, mais quelle importance ?
Vous savez bien que c’est seulement ainsi qu’on peut apprendre ce que comprendre signifie vraiment.

Le Juif blanc, p. 72 :
Vous êtes un traître, un sectateur de Bohr et d’Einstein, un allié des Juifs, un Juif vous-même, au fond, d’une espèce d’autant plus pernicieuse que coule dans vos veines un sang incontestablement aryen, car c’est votre âme qui est corrompue jusqu’au fond, vous êtes « le dépositaire de l’esprit d’Einstein », un « Juif blanc » que Johannes Stark, dans les colonnes du journal des SS, suggère de supprimer ou d’envoyer au plus tôt dans un camp de concentration, par mesure de prophylaxie élémentaire, pour protéger la jeunesse de son influence morbide – et ceux qui croient vous insulter ainsi confessent malgré eux que le terme « juif », au-delà de sa signification raciale, ne leur sert qu’à regrouper au sein d’une même catégorie métaphysique tout ce qui leur échappe, tout ce qui les rend malades de peur parce qu’ils ne le comprennent pas.

Hypothèses sur le comportement de Heisenberg, p. 78-79 :
Pensiez-vous, comme votre ami Carl Friedrich en était alors convaincu, avec un machiavélisme incroyablement enfantin, que la maîtrise de l’énergie atomique donnerait aux scientifiques du pouvoir sur Hitler et leur permettrait de donner aux événements un cours favorable ? Envisagiez-vous seulement de profiter de votre situation pour préserver la science allemande et tenir éloignés du front ses représentants les plus jeunes et les plus prometteurs en prétendant qu’ils vous étaient indispensables ? Avez-vous accepté de diriger les recherches pour mieux les ralentir et les entraver ou simplement parce que, là où vous aviez été emporté à une vitesse inimaginable, vous aviez depuis longtemps laissé loin derrière vous toutes les possibilités de refus ? À moins que vous n’ayez succombé, ne serait-ce qu’une seconde, bien que je me refuse à le croire, à l’enthousiasme toxique de voir votre pays retrouver la grandeur dont on l’avait injustement privé et que vous ayez voulu participer de tout votre coeur à ses victoires éclatantes, sans plus vous soucier de la nature des maîtres que vous deviez servir.
C’est inextricable.
Toutes les histoires sont nécessairement cohérentes ; les motivations les plus diverses, les plus incompatibles vous aurait conduit à adopter un comportement rigoureusement identique et à prendre exactement la même décision, et de toutes ces histoires cohérentes dans lesquelles vous vous parez tour à tour des visages de l’irresponsabilité, du renoncement, de l’intégrité, de la complaisance et de l’infamie, personne ne peut deviner laquelle est vraie.

Le poison de la vérité sur l’étudiant Hans Euler, p. 88-89 :
Vous avez essayé de lui parler, la guerre finirait, le monde serait encore là, un monde différent, ce ne serait sans doute pas un monde meilleur mais il aurait besoin que des hommes de bonne volonté survivent pour faire au moins en sorte qu’il ne devienne pas pire que celui-ci, c’était une tâche utile, nécessaire, certaines choses méritaient d’être sauvées du néant, il secouait tristement la tête, vous aviez beau insister, il ne vous croyait plus, toutes les paroles d’espoir lui semblaient répandre une puanteur insupportable, celle du mensonge et de l’illusion, et il souffrait terriblement, car les effets du poison de la vérité sont d’abord douloureux, on songe avec nostalgie à la douceur perdue des rêves d’avenir qu’on ne fera plus jamais, aux délices du mensonge et de l’illusion dont on ne supporte plus la puanteur après s’être si longuement enivré de leur parfum délicat, aux promesses d’amour auxquelles on ne peut plus croire, mais, quelques mois plus tard, quand le poison a desséché jusqu’à la racine de la vie, il n’y a plus de nostalgie, plus de souffrance, seulement l’incomparable quiétude du désespoir, et Hans Euler vous écrivait depuis la Grèce pour vous parler seulement du ciel bleu, de la mer vineuse et du goût des oranges.

Prière atroce, p. 92 :
Une prière atroce montant vers un Dieu qu’on ne peut plus aimer et auquel on revient pourtant comme une idole barbare, capricieuse et cruelle, qu’on supplie de faire tomber ses bombes sur les enfants des autres, oh, que meurent les enfants des autres et que les miens vivent, et quand vous les serrez enfin dans vos bras, vous avez honte de la joie égoïste et sauvage qui vous coupe le souffle, et honte de votre prière.

L’assassin et les métaphores, p. 93 :
Un vieux maître soufi dont nul ne sait rien, si ce n’est qu’il vécut lui aussi en un temps d’assassins et protégea de leur fureur, afin qu’elle pût être transmise en héritage, une vérité fragile, précieuse, vivante, vers laquelle mène le chemin secret des métaphores, que les assassins ne découvrent jamais parce qu’ils ne comprennent pas les métaphores. Ils ne comprennent que le répugnant code administratif grâce auquel ils croient pouvoir camoufler à leurs propres yeux, sous le voile pudique du mensonge, le morne équarrissage qu’ils ont orchestré et dont le spectacle leur donne envie de vomir, car ils aiment la mort plus que tout mais ils ne supportent pas la puanteur des cadavres dont ils épuisent la terre et le feu, ils voudraient que les morts aient la courtoisie de s’évaporer dans le néant sans laisser aucune trace de leurs pauvres existences, et ils n’ont pas d’autre choix, pour préserver leur estomac délicat du poison mortel de la vérité, que de briser par le mensonge le lien qui unit les mots aux choses jusqu’à ce que la langue, privée de sa force vitale, se raidisse et se nécrose et se mette elle-même à puer comme une charogne encombrante abandonnée au soleil.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

2 commentaires sur « Ramasse tes lettres : Le Principe, de Jérôme Ferrari (bio-fiction) »

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