
À chaque bar ces vies cassées qui n’en finiront jamais de faire couler les mots mais dont le verre demeurera vide
Mabanckou (Alain) 2005, Verre Cassé, éd. Seuil, coll. Points
Résumé
Ancien instituteur et habitué du bar le « Crédit a voyagé », Verre Cassé écrit sur un cahier que lui a confié le barman et propriétaire du bar, L’Escargot entêté, afin qu’il chronique les histoires de ce bar ouvert même la nuit et de ses habitués. De sa propre histoire d’amour de la bouteille à la lutte pour faire ouvrir ce commerce, en passant par l’histoire de l’homme aux couches Pampers, qui avait pris l’habitude d’aller voir les jeunes filles du quartier des Quatre-cents et dont s’est débarrassée sa femme en l’accusant d’avoir touché leur fille ; celle de cet ancien imprimeur de Paris-Match qui avait marié une blanche de Bretagne qui aimait les noirs alors que lui les trouve fainéants ; celle du défi de pisse…
Commentaires
Des histoires qui se rejoignent dans ce bar, ce point commun de laisser-aller, prennent la forme d’une parole de bistro, sans début ni fin, sans majuscules ni points. Le nom du bar évoque bien entendu les deux premiers romans de Céline (Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit) et donc son style mixte de parlé littéraire, et ce franc-parler de comptoir. Mais ce qui marque plus encore le style de Mabanckou, ce sont les continuelles références à la littérature de notoriété, les grands classiques scolaires ou encore ceux des luttes noires (Une saison blanche et sèche, Les Damnés de la terre…). Il use voire même abuse de jeux sur les titres ou schèmes célèbres, provoquant souvent un ton d’ironie et de distance sur la parole du narrateur.
Se constitue ainsi la parole hétérogène perdue de ces buveurs de comptoir. L’alcool étant omniprésent, la réflexion et la parole individuelles laissent place à un tissu fait de la parole commune et populaire, de proverbes et d’expressions accumulées et recrachées telles quelles sans avoir été remâchées et assimilées par la conscience individuelle. Le fait que les histoires nous montrent des personnages instruits, la référence à un savoir scolaire nous montre comme il a été mal transmis et inutile : il aurait même quelque part, par sa contradiction au contexte de vie du Congo, provoqué le naufrage et l’échec.
Les cascades de références saugrenues insérées sans motifs autres que la contiguïté mentale ou la consonance phonique à ce qui est dit, se greffent aux aventures grotesques, et laissent transparaître les défauts de ces hommes tout en inspirant pitié pour leurs destins brisés. Par ce style même, Mabanckou trace l’aberration de la culture scolaire héritée du colonialisme, faite sur des références trop lointaines, inappropriées… Les échoués du bar ont acquis un savoir qui ne leur sert à rien.
Passages retenus
p. 132 :
J’ai l’habitude, « crois-moi », et elle a commencé à convoquer ses souvenirs de jeune prostituée quand ses mains pouvaient encore faire perdre la tête à un traîne-misère au bord du suicide.
Critique des intellectuels, p. 188-189 :
Il disait que j’étais pas doué, que je parlais et prononçais mal le français, que le gouvernement avait commis une bévue en laissant aux ignares de mon espèce le soin de montrer aux enfants le chemin de la vie, c’est depuis cette époque que j’ai commencé à haïr les intellectuels de tout bord parce que, avec les intellectuels, c’est toujours ainsi, ça discute et ça ne propose rien de concret à la fin, ou alors ça propose des discussions sur des discussions à n’en pas finir, et puis ça cite d’autres intellectuels qui ont dit ceci ou cela et qui ont tout prévu, et puis ça se frotte le nombril, et ça traite les autres de cons, d’aveugles, comme si on ne pouvait pas vivre sans philosopher, le problème c’est que ces pseudo-intellectuels philosophent sans vivre, ils ne connaissent pas la vie, et celle-ci suit son cours en déjouant leurs prédictions de piètres Nostradamus, et ça se congratule entre eux.
Présentation du projet stylistique, p. 198 :
J’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé, je m’en fouterais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose, et dans ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne s’énoncerait pas clairement, et les mots pour le dire ne viendraient pas aisément, ce serait alors l’écriture ou la vie, c’est ça, et je voudrais surtout qu’en me lisant on dise « c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat de barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-fonds des belles-lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce que c’est du sérieux ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où, bordel », et je répondrais avec malice « ce bazar c’est la vie ».
p. 241 :
Le livre de ma mère, je sais que quelqu’un l’a déjà fait, mais abondance de biens ne nuit pas, ce serait à la fois le roman inachevé, le livre du bonheur, le livre d’un homme seul, du premier homme, le livre des merveilles, et j’écrirais sur chaque page mes sentiments, mon amour, mes regrets, j’inventerais à ma mère une maison au bord des larmes, des ailes pour qu’elle soit la reine des anges au Ciel, pour qu’elle me protège toujours et toujours, et je lui dirais de me pardonner cette vie de merde, cette vie et demie qui m’a sans cesse mis en conflit avec le liquide rouge de la Sovinco.