
Ce lanceur d’alerte est une campagne de publicité pour se vendre lui-même
Beigbeder (Frédéric), 99 Francs, Grasset et Fasquelles, 2000
Résumé
Génie de la publicité, Octave Parrango est malade du cynisme caractéristique du métier, fatigué par ce mode de vie de l’argent roi, il veut se sauver de ce monde destructeur et le dénoncer. Il écrit pour provoquer la fin de son contrat de travail. Mais le vice l’a peut-être déjà trop contaminé, lui et toute la société.
L’euro a été inventé pour rendre les salaires des riches six fois moins indécents.
p. 18
Commentaires
Autofiction, 99 Francs commence sur un bon rythme et sur une intrigue intéressante : l’envie de dénoncer le monde cynique de la publicité, de provoquer le scandale par l’exposition des excès, secrets et mœurs, à l’instar des plus récents et célèbres lanceurs d’alerte tels Snowden, Assange et Manning dont la vie prend des allures de thriller complotiste après leurs révélations. Mais au lieu d’aller jusqu’au bout de la critique et d’un scénario héroïque, Beigbeder se délecte à mettre en scène les mauvais comportements des publicitaires, et sa critique tourne à la fiction rocambolesque avec un meurtre gratuit, ce qui manifeste un changement de genre de roman (de l’autofiction réaliste au polar mélodramatique grand public) et symbolise l’échec de l’entreprise initiale, tant celle du personnage de Parrango (qui contredit le destin porté par son nom – un parangon étant un modèle, ou bien une pierre précieuse parfaite), que celle de l’auteur qui s’il réussit bien sa reconversion et sa sortie du monde publicitaire (il a bien été renvoyé), ne provoquera nul scandale, et passe simplement d’une élite cocaïnée anonyme à une autre élite tout aussi futile et cynique.
L’écrivain recycle son expérience professionnelle, use de son sens de la formule et des campagnes de publicité auxquelles il a participé pour réécrire en paraphrasant avec humour, décalage de ton, les discours des managers et les grands textes critiques de la société de consommation (la dénonciation du fétichisme de la marchandise exposée par Marx dans ses Manuscrits de 44 et dans Le Capital, remise au goût du jour et rendue populaire en 67 par Guy Debord dans La Société du Spectacle, et d’une grande actualité au XXIe siècle chez les tenants de la décroissance). La narration autobiographique peut donner une grande force à ces discours, non pas parce qu’il s’agit de vécu au sens de vrai authentique (par opposition au monde de la fiction), mais parce que l’auteur a vécu avec ces discours, que les mots qui les composent peuvent résonner dans ce qu’il a vu, ce qu’il a senti. Il est ainsi en position de se livrer à des confessions (à la manière de Rousseau, mais plus encore de Saint Augustin qui confesse ses fautes pour adopter un mode de vie plus réglé moralement), dévoilant ainsi ce qui se passe à l’intérieur de ce qui s’apparente à une société secrète.
La pseudo contrainte avec changement de pronom sujet (jeu scolaire, on est loin de l’Oulipo…) à chaque chapitre cache une pénurie de forme, et là aussi l’échec du projet. On ressent dans le premier chapitre du « je » une écriture autobiographique habitée par un souci éthique. Le passage du « je » au « tu » puis au « il », jusqu’au « ils » est une progressive mise à distance de l’engagement de son personnage. L’auteur se désolidarise de son personnage et y perd la force littéraire de l’implication. Il met à distance ce combat, cette crise existentielle qui l’habitait, lui et son avatar. L’autodérision du « je » qui souffre et se débat, se transforme en regard moqueur sur un « il ». Cet éloignement du regard au lieu de symboliser un éloignement de ce monde professionnel perverti est éloignement du combat, affaiblissement de son engagement éthique dans la littérature. Il est possible d’être impliqué dans un langage cynique ou immoral. Mais ici, l’auteur montre bien des préoccupations éthiques, mais semble simplement avoir honte de porter ces discours en public. Il choisit à la place le jeu grammatical, et le ton de la conversation mondaine futile pour séduire un lectorat moyen.
Le message se dilue dans une sorte de regard supérieur, celui qui domine, regarde de haut le champ de bataille tel un petit napoléon, et qui finit par ne se sentir plus concerné, la guerre n’étant plus qu’un jeu ou se fait sa réputation, son image marketing.
esprit de dérision très français qui semble dire qu’au fond tout est pourri partout donc pas la peine de faire le tri. Adresse pour le clin d’œil littéraire et langagier, qui n’est que petit jeu sacrément loin du vrai talent poétique.
Ne prenez pas les gens pour des cons, mais n’oubliez pas qu’ils le sont.
p. 37
Passages retenus
Mécaniques de la frustrations dans la consommation, p. 17 :
Quand, à force d’économies, vous réussissez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustrés. Le Glamour, c’est le pays où l’on arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.
Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée « la déception post-achat ». Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre.
Effet subliminal de la publicité, p. 19 :
Vous croyez que vous avez votre libre arbitre, mais un jour ou l’autre, vous allez reconnaître mon produit dans le rayonnage d’un supermarché, et vous l’achèterez, comme ça, juste pour goûter, croyez-moi, je connais mon boulot.
Mmm, c’est si bon de pénétrer votre cerveau. Je jouis dans votre hémisphère droit. Votre désir ne vous appartient plus : je vous impose le mien. Je vous défends de désirer au hasard. Votre désir est le résultat d’un investissement qui se chiffre en milliards d’euros. C’est moi qui décide ce que vous allez vouloir demain.
La production du besoin par la pub, p. 47 :
Tout d’un coup, on se regarde avec des yeux complices. La magie est accomplie : donner envie à des gens qui n’ont pas les moyens d’acheter une nouvelle chose dont ils n’avaient pas besoin dix minutes auparavant. À chaque fois, c’est la première fois. L’idée vient toujours de nulle part. Ce miracle me bouleverse, j’en ai les larmes aux yeux. Il devient vraiment urgent que je me fasse lourder.
L’amour vénal, p. 72 :
Pourquoi l’amour physique serait-il le seul domaine où l’on ait pas recours à des spécialistes ? Nous sommes tous des prostitués. 95 % des gens accepteraient de coucher si on leur proposait dix mille francs. N’importe quelle nana te suce sans doute à partir de la moitié. Elle fera la vexée, ne s’en vantera pas devant ses copines, mais je pense qu’à cinq mille tu en fais ce que tu veux. Et même pour moins. On peut avoir qui on veut, c’est juste une question de tarif : refuseriez-vous une pipe à un million, dix millions, cent millions ? La plupart du temps, l’amour est hypocrite : les jolies filles tombent amoureuses (sincèrement, croient-elles du fond du cœur) de mecs comme par hasard pleins aux as, susceptibles de leur offrir une belle vie de luxe.
Critique de la modernité, p. 142-143 :
Quand on est devant sa télé, ou devant un site interactif, ou en train de téléphoner avec son portable, ou en train de jouer sur sa Playstation, on ne vit pas. On est ailleurs qu’à l’endroit où l’on est. On n’est peut-être pas mort, mais pas très vivant non plus. Il serait intéressant de mesurer combien d’heures par jour nous passons ainsi ailleurs que dans l’instant. Ailleurs que là où nous sommes. Toutes ces machines vont nous inscrire aux abonnés absents, et il sera très compliqué de s’en défaire. Tous les gens qui critiquent la Société du Spectacle ont la télé chez eux. Tous les contempteurs de la Société de Consommation ont une carte visa. La situation est inextricable. Rien a changé depuis Pascal : l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement.