Imaginez la scène : L’Île des esclaves, Marivaux

Le Carnaval peut-il nous éviter la violence révolutionnaire ?

Marivaux 1725, L’Île des esclaves [in Œuvres complètes, t. 5], Duchesne, 1791

Note : 4 sur 5.

Résumé

Un bateau grec fait naufrage sur une île où se sont réfugiés des esclaves révoltés. Les esclaves Arlequin et Cléanthis deviennent les maîtres de leurs maîtres.

Commentaires

Petite pièce didactique dont on pourra reprocher la simplicité des répliques et des caractères (mais c’est aussi cette simplicité qui en fait l’efficacité), L’Île des esclaves s’appuie sur le thème du Carnaval et des anciennes Saturnales romaines – inversement provisoire de la hiérarchie sociale pour provoquer la réflexion sur les rôles et responsabilités de la place de chacun, et désactiver des tensions sociales. Elle tire son humour du travestissement et du jeu d’imitation des personnages – qui échangent jusqu’à leur nom (les esclaves se plaignent d’ailleurs de ne pas porter de vrais noms, ou bien un nom typique de valet, ou bien un « hé » sans déférence). Ce jeu de renversement permet aussi l’expression jouissive du ressentiment des dominés sur leurs dominants, probablement fort cathartique pour nombre de spectateurs de l’époque (vengeance jouissive que l’on pourra comparer à celle bien plus brutale des femmes dans Baise-moi de Virginie Despentes et des juifs dans Inglorious Basterds de Quentin Tarantino).

À l’exemple des pièces du XVIIe, Marivaux place son intrigue dans l’antiquité mais les personnages et leurs comportements sont très clairement ceux de son époque. Le terme d’« esclave » est ainsi particulièrement provocateur car il met sur un même plan l’esclavage antique – privation de liberté – et la condition sociale des domestiques. La pièce prend ainsi un relief très engagé et tient même lieu d’avertissement à la classe dominante qui, à l’occasion d’un accident (ici un naufrage symbolique), pourrait avoir un jour à payer ses excès.

Toutefois, le propos de Marivaux va plus loin car il réfléchit aussi au comportement que pourrait avoir l’homme révolté et retrouve la magnanimité de Corneille (dans Cinna) qu’il déplace du roi aux révolutionnaires. Ceux-là ne doivent pas se venger et faire à leurs anciens maîtres ce qu’ils leurs reprochent. En même temps que les maîtres/hommes puissants prennent conscience de l’injustice avec laquelle ils traitent leurs esclaves/sujets, les gouvernés révoltés prennent conscience des charges et responsabilités qui incombent à leurs maîtres et dont ils sont déchargés. Ils doivent donc refuser la vengeance (une limite de la révolte que reprendra Camus dans L’Homme révolté). Renverser le monde n’aboutirait qu’à changer de dominants et donc perpétrer la violence.

Ainsi, les propos de Marivaux pourraient paraître mesurés, protégeant encore la classe supérieure qui, si elle fait parfois des erreurs, a un rôle et des responsabilités pas toujours évidentes que le tiers État n’assurerait pas forcément mieux. La pièce serait donc plutôt conservatrice (il n’est pas nécessaire de faire la révolution mais seulement de rappeler à ceux qui ont des fonctions quelles sont leurs responsabilités et devoirs envers leurs sujets). Mais Marivaux questionne peut-être déjà l’au-delà d’une révolution : une fois la violence passée, comment redéfinir les liens entre dirigeants et exécutants, passer un nouveau contrat social ?

Passages retenus

p. 56 :
Tu as raison, mon ami : tu me remontres bien mon devoir ici pour toi ; mais tu n’as jamais sçu le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n’as partagé la mienne. Eh bien ! Va, je dois avoir le cœur meilleur que toi : car il y a plus long-temps que je souffre, et que je sçais ce que c’est que de la peine.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer