
Concilier indépendance et interdépendance
Anders (Günther) 1984, La bataille de cerises (Dialogues avec Hannah Arendt), Payot & Rivages, 2013
Traduit de l’Allemand par Philippe Ivernel
Résumé
Günther Anders se souvient de conversations philosophiques qu’il a eues avec Hannah Arendt, alors qu’ils étaient jeunes mariés et qu’ils mangeaient des cerises en se regardant avec la curiosité de l’amour.
Il soumet ses positions au questionnement d’Hannah, le radical isolement des individus, des objets, les uns avec les autres, en dépit du rapport et du lien logique qui les unit, et leur interdépendance à l’échelle du monde.
Commentaires
L’objectif premier de cet ouvrage (du point de vue éditeur) pourrait être de ressusciter le souvenir de la jeune Hannah Arendt : son esprit aiguisé, fin, indépendant et fort ; ses petits mouvements, mots et attitudes marquant l’intérêt, l’admiration, l’analyse ou la distance… Anders se sert d’ailleurs de cette situation romantique de la dégustation des cerises pour en offrir un portrait poétique, féminin, tendre…
Mais si titre évoque les « cerises » en tant que symbole de l’été, de l’innocence, de la jeunesse, de l’amour, et la « bataille » comme disputio philosophique, il pourrait évoquer aussi, comme dans la chanson « Le Temps des cerises », le combat, l’engagement politique de l’auteur.
Et le sujet littéraire de ces discussions de jeunesse recréées est également un miel pour faire passer une réflexion philosophique difficile, inspirée des « monades » de Leibniz. Il est fondamental selon Anders de décentrer l’homme, de cesser de lui faire croire qu’il est au centre d’un tout, que les hommes sont résumables à une entité globale. Chacun doit penser à son autonomie, à son bien-être, tout en prenant en compte l’effet de ses choix sur les proches et sur l’ensemble qui n’est qu’un ensemble d’éléments indépendants. L’interdépendance d’éléments individuels est difficile à saisir et l’individu est souvent tenté de se replacer au centre du monde. Anders n’explicite pas de conclusions qui s’imposeraient (les laissant au lecteur), il se soucie davantage de la clarté du raisonnement (facilité par le jeu de questions d’Hannah Arendt, comme un bon élève qui ferait avancer le cours). Une conclusion pourrait être de condamner le darwinisme social de Herbert Spencer (fondé sur la survivance de l’individu le plus performant, déformation de la pensée de Darwin) et de mettre au centre de l’anthropologie philosophique de L’Entraide de Kropotkine.
Anders accuse le monde intellectuel de n’avoir pas tiré les conséquences de la révolution copernicienne : la Terre n’est pas au centre de l’univers, elle n’est pas non plus faite pour l’homme. Et cette intelligentsia s’aveugle et trompe les hommes, participant à la préservation d’un monde, d’un ordre social inégalitaire (basé sur le mérite individualiste), d’une direction de civilisation destructrice (exploitant les ressources de la planète en la détruisant). Si la pensée d’Anders paraissait rétrograde et anti-moderne à l’époque, elle paraît en avance sur son temps aujourd’hui où l’avènement d’une société plus juste d’entraide et d’une civilisation écologique est au coeur des préoccupations.
Passages retenus
p. 25 :
Les poissons ne savent rien de la lune
la lune ne sait rien des méduses.
Et ce qui loge au fond des océans
ne pressent rien des flots ondoyants.
La racine n’a jamais vu la fleur
la fleur jamais la tige
et ainsi de suite.
Aucune cellule de mon corps ne sait
le nom que j’ai ni que nom j’ai.
A aucune il ne vient à l’esprit
qui je suis ni que je suis.
Vice versa ce corps m’est également
un animal inconnu apparemment
Si nulle chose de l’autre n’a connaissances
tout reste à soi-même transcendance.
p. 48 :
Toute la philosophie moderne, du moins celle que nous avons reçue à l’université, toi et moi – il nous faudra sans doute chercher ailleurs –, aboutit à une révocation de Copernic. Or je n’ai jamais entendu ce nom – ce qui ne serait être un hasard – ni dans la bouche de Husserl, ni dans celle d’Heidegger, pas plus que les noms de Darwin, de Marx ou même de Freud. […] N’importe, puisque toutes les anthropologies philosophiques et les analyses de l’existence font de nous les hommes (non, l’homme) le principal objet de l’Univers, donc nous placent au centre de celui-ci, ce sont sans exception des tromperies de la pire sorte.
p. 55 :
Plus les défavorisés sont impuissants, plus on aime les draper dans la glorieuse toge du singulier. Cela ne signifie évidemment pas qu’on les reconnaisse en tant qu’hommes et finalement ainsi comme égaux de naissance et de droits ; au contraire, cela veut dire qu’on ne les considère pas même encore philosophiquement, comme des êtres sui generis, à savoir privés de droits.
Cette pratique de l’escroquerie par recours à la singularisation, que tous les orateurs du dimanche en philosophie aiment tant, est d’autant plus sans danger que les sans-pouvoir et les défavorisés (en politique intérieure le prolétariat, en politique extérieure, les peuples colonisés), si jamais, il leur arrive de lire, ne lisent certainement pas l’« anthropologie philosophique » – ce qui signifie que cette escroquerie aboutit le plus souvent à une autoduperie de la bourgeoisie cultivée du genre académique. Par l’emploi du singulier, « L’Homme », nous nous rendons nous-mêmes aveugles à la misère des humiliés et des offensés, ainsi qu’à la réalité de la société de classe.
p. 77 :
Chaque penseur est spécial de par ses omissions spéciales.