Ramasse tes lettres : Sortie d’usine, de François Bon (prose poétique)

Vision anthropologique et poétique de la condition ouvrière

Bon (François) 1982, Sortie d’usine, Minuit

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

Les couloirs du métro, les rames gelées du matin, bondées du soir, le passage de la sécurité, la cour vide des journées, les allées, les machines infernales, le bruit, la lumière et l’ombre, l’outillage menaçant, les bons collègues, les chefs, leurs intermédiaires, les surveillants, les solitaires, les journées éprouvantes, les accidents, les revendications, les syndicats, les disputes, les luttes, la sortie… Une usine du sud ouest de Paris.

Commentaires

Premier roman publié par l’auteur, Sortie d’usine semble s’appuyer sur une expérience vécue de l’usine (par lui-même, peut-être par son père), prend des airs de récit poétique, récit de voyage, récit ethnographique…
On peut voir dans ce livre comme une ré-utilisation de techniques littéraires héritées des Surréalistes (une écriture souvent a-syntaxique, quasi automatique) et surtout du Nouveau Roman (les objets et matériaux, dans leur taille, leur forme, leur texture, le bruit qu’ils font, prendraient presque le dessus sur les personnages) ; le style opère ainsi une harmonie imitative (rendre l’ambiance de l’usine, le rythme, la souffrance du corps), au service d’un projet littéraire social, de terrain. On pourrait parfois penser à Vie, Mode d’emploi de Pérec. Mais par ses couleurs et son objectif, Bon rejoindrait presque l’esthétique urbaine d’un Zola dans l’Assommoir, l’exagération du pathétique et du dramatique en moins.
Le résultat est une écriture poétique exigeante, difficile à suivre de par une excessive densité d’effets provoqués surtout par la désarticulation syntaxique : absence de pronoms sujets ou de verbes ; effets d’oralité intégrés par le discours indirect libre… Et également par une absence de focalisation stable. Le « je » s’efface systématiquement au profit d’une non-focalisation, comme si toute l’usine s’exprimait. On pensera ici à la métaphore de la mine-monstre dans Germinal, sauf qu’ici, les objets, le rythme, les bruits, la matière, n’ont nul besoin de la métaphore, elles refoulent l’humain ou le détruisent, par nature. La voix qui raconte, ce serait celle des objets ou plutôt de la perception des objets par les corps des ouvriers. Ces corps souffrants, exprimant leur discours intérieur, leur cri, pourront faire penser aux styles de Kateb Yacine, Aimé Césaire et Franz Fanon, qui cherchent à donner une voix à l’emprunte dans le corps d’une longue souffrance (pour eux, celle du colonisé). Ainsi, contrairement aux frères Lumière qui en 1895 réalisaient ce qui est considéré comme le premier film du cinéma en captant une sortie de leur usine à Lyon plutôt enjouée, positive, ce livre semble appeler à une fuite définitive avant destruction.

Passages retenus

p. 37 :
Obéir sans se laisser marcher sur les pieds, faire parce qu’il le faut mais jamais parce que c’est un ordre.

p. 37 :
Un jour comme un autre donc, dont la durée pour chacun s’était faite variable, fonction de l’état d’âme, chaque jour différant pour chacun le comment avaler de cette durée pourtant répétée mais à laquelle l’âge ni l’habitude ne font rien et qui ne tient qu’à sa mécanique d’horloge de finir par s’accomplir à force de répétition, mais reste présente une fois liquidée révolue il y a demain dont déjà l’on parle, demain il fera jour, et la fatigue trop visible ou débordante sur la fixité du visage des autres, ne jamais tolérer les rides le bouffissement du sien les cernes mais.
Un jour donc qui n’en était qu’au matin de sa durée et dont il fallait bien s’accommoder, travaillant pour oublier l’écoulement du temps, puisque le travail même peut constituer la fuite immédiate de l’ennui, ce qui s’achève et disparaît de l’établi laisse un vide qu’une pièce brute est déjà là pour emplir, et dont le brut même laisse voir, irréalisé mais présent, son fini, et sans commandement ni hâte oblige à la tâche. La pensée se laisse enraciner comme à y glisser lentement, qui dit comme une voix et parfois jusqu’aux lèvres le filetage à chercher du taraud, ou bien quel tourne-à-gauche dans le tiroir ou boîte. Et l’interjection presque muette à l’égratignure encore une, la coupe à peine visible sur le doigt noir mais y perle le sang, une goutte qui enfle épaisse, hésite à tomber comme une réticence à se salir, chercher un chiffon propre parle la voix, le plus propre, puis enlever entre les doigts trop épais, gourds, de l’autre main, l’esquille brillante enfoncée dans la peau, le train-train de ces gestes qui se font aussi bien tout seuls, savent leur métier, ne demandent à l’oeil que de les suivre.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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