Démêle tes sens : Cahier d’un retour au pays natal, Aimé Césaire (poésie)

Quand le surréalisme fait jaillir absurdité et souffrance d’une identité et d’un corps colonisés

Note : 4 sur 5.

Césaire (Aimé) 1939, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, 1983

Résumé

De retour en Martinique après une période en métropole pour finir ses études, Aimé Césaire est pris d’un élan poétique : désemparement, honte, colère, révolte, compassion, combat, sérénité…

Commentaires

Conséquence d’une relecture des souvenirs et de la vision de la terre natale par l’expérience et l’acuité intellectuelle acquises au loin, cette émotion poétique se manifeste dans les pages par un chaos poétique, poésie déstructurée si l’en est, à l’image peut-être de la destructuration mentale et concrète de la colonie antillaise. Ce chaos suscite une indignation chez l’homme intellectuel qu’il est devenu, mais aussi une compassion face à ses confrères, concitoyens colonisés, victimes passives qui n’ont pas ce recul dont il a bénéficié pour se rendre compte de l’absurdité locale, que les choses pourraient être autres. Césaire s’inclue dans ce peuple dominé au lieu de se maintenir à l’écart comme le permettrait sa place d’intellectuel conquise. La poésie est logiquement l’instrument de retour à la souffrance corporelle de l’être intellectuel. Le vocabulaire très recherché peut ainsi apparaître comme une marque d’intellectualisme complexé, qui montrerait à ses dominateurs sa sur-maîtrise de la langue dont ils le croyaient exclu. Mais ce vocabulaire parfois difficile, très spécifique ou parfois même grotesque, faisant surgir le mystère de mots très concrets, mots de métier, leur matérialité souvent inconnue se heurte à des mots, des expressions et des constructions simples d’accès. Le poète obscurcit, contredit, complique tour à tour, fait exploser une émotion parfois résumable en un mot. L’anaphore de construction permet également à l’auteur de mêler une simplicité immédiate mais incomplète à une profondeur d’obscurité.

Bien que le poème ne semble répondre à aucune construction régulière de rythme, de rimes… ni même de juxtaposition de sons, on ressent à la lecture de cette matérialité difficile, de cette alternance entre simple et complexe, une voix puissante et poétique, un souffle, une danse des sonorités qu’un hasard de rencontres a rendu plaisantes. Le chaos colonial a accouché d’une poésie désorganisée mais qui a la puissance du corps, de l’instinct, dont les mots sont pleins de l’émotion et pas de l’intellect, où même les mots les plus étranges, les plus rares ou inappropriés prennent leur place et un sens dans le jeu des sensations. C’est ainsi par le poème que la réaction sensitive se change en acte politique.

Passages retenus

Tableau de la ville colonisée, p. 17 :

Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée…
Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d’une stature de protestation. Les dos des maisons ont peur du ciel truffé de feu, leurs pieds des noyades du sol, elles ont opté de se poser superficielles entre les surprises et les perfidies. Et pourtant elle avance la ville. Et même qu’elle paie tous les jours plus outre sa marée de corridors carrelés de persiennes pudibondes, de cours gluantes, de peintures qui dégoulinent. Et de petits scandales étouffés, de petites hontes tues, de petites haines immenses pétrissent en bosses et creux les rues étroites où le ruisseau grimace longitudinalement parmi l’étron…

Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie désespérément torpide dans son lit, sans turgescence ni dépression, incertain de fluer, lamentablement vide, la lourde impartialité de l’ennui, répartissant l’ombre sur toutes choses égales, l’air stagnant sans une trouée d’oiseau clair.

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite dans ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ses jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d’une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit.

Rébellion par l’incohérence de l’être, p. 27 :

Des mots ?
Ah oui, des mots !
Raison, je te sacre vent du soir.
Bouche de l’ordre ton nom ?
Il m’est corolle du fouet.
Beauté je t’appelle pétition de la pierre.
Mais ah ! La rauque contrebande
de mon rire
Ah ! Mon trésor de salpêtre !
Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace

Trésor, comptons :
la folie qui se souvient
la folie qui hurle
la folie qui voit
la folie qui se déchaîne

Et vous savez le reste

Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l’arbre tire les marrons du feu
que le ciel se lisse la barbe
et caetera et caetera…

Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

A force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé le sol de larges sacs à venin de hautes villes d’ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
où le fouet claque comme un grand étendard
l’étendard du prophète
où l’eau fait
likouala-likouala
où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction dans la belle orée violente des narines. […]
douaniers anges qui montez aux portes de l’écume la garde des prohibitions

je déclare mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma défense.
Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi

J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes

J’ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué
J’ai lassé la patience des missionnaires
insulté les bienfaiteurs de l’humanité.
Défié Tyr. Défié Sidon.
Adoré le Zambèze.
L’étendue de ma perversité me confond.

Endosser la souffrance identitaire fondamentale, p. 52-53 :

Tenez je ne suis plus qu’un homme, aucune dégradation, aucun crachat ne le conturbe
je ne suis plus qu’un homme qui accepte n’ayant plus de colère
(il n’a plus dans le cœur que de l’amour immense, et qui brûle)

J’accepte… j’accepte… entièrement, sans réserve…
ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier
ma race rongée de macules
ma race raisin mûr pour pieds ivres
ma reine des crachats et des lèpres
ma reine des fouets et des scrofules
ma reine des squasmes et des chloasmes
(oh ces reines que j’aimais jadis aux jardins printaniers et lointains avec derrière l’illumination de toutes les bougies de marronniers!).
J’accepte. J’accepte.
Et le nègre fustigé qui dit : « Pardon mon maître »
et les vingt-neuf coups de fouet légal
et le cachot de quatre pieds de haut
et le carcan à branches
et le jarret coupé à mon audace marronne
et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule
et la niche de Monsieur Vaultier Mayencourt, où j’aboyais six mois de caniche
et Monsieur Brafin
et Monsieur de Fourniol
et Monsieur de la Mahaudière
et le pian
le molosse
le suicide
la promiscuité
le brodequin
le cep
le chevalet
la cippe
le frontal

Tenez, suis-je assez humble ? Ai-je assez de cals aux genoux ? De muscles aux reins ?
Ramper dans les boues. S’arc-bouter dans le gras de la boue. Porter.
Sol de boue. Horizon de boue. Ciel de boue. Morts de boue, ô noms à réchauffer dans la paume d’un souffle fiévreux !

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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