
Des yeux d’enfant, un empire qui se dilue
Bâ (Amadou Hampâté) 1991, Amkoullel, l’enfant peul (Mémoires 1), Actes Sud, coll. Babel, 2007
Résumé
Descendant d’une famille noble mais largement décimée et dégradée par la colonisation, le père d’Amkoullel, vieillissant, libère avant de mourir sa femme Kadidja qui se remarie avec Tidjani Thiam, un homme d’une famille vénérable qui lui aussi subit la dégradation à cause de la jalousie que lui voue la famille du roi. Kadidja se débat avec l’administration française, suit son nouveau mari dans l’exil avec son jeune fils.
Enfin de retour à Bandiagara, le jeune garçon mène une vie tranquille entre l’apprentissage du Coran et les jeux avec la communauté de jeunes qu’il a constituée. Cependant, c’est Kadidja qui est maintenant poussée à l’exil par la jalousie des anciennes femmes de Tidjani, tandis que le jeune Amkoullel est envoyé à l’école des blancs dans une ville lointaine.
Permettez-moi de vous dire que l’on m’a retenu ici quatre ans pour rien. Je suis musulman. Je n’ai pas le droit d’assassiner même mon ennemi.
p. 185
Commentaires
Cette autobiographie plonge dans la famille de l’auteur jusque dans ses racines, dans l’ancien régime de ce fier empire du Mali, nous permettant de découvrir tant les particularités des restes de celui-ci, facteurs de richesse culturelle (comme les griots qui récitent, chantent et improvisent les histoires des familles et des peuples ; la générosité, l’hospitalité) que celles importées par la religion et la culture musulmane, et celles de la colonisation française – qui parfois renforcent la culture ancienne (la religion musulmane et l’hospitalité), parfois la remplacent, parfois, la déstabilisent, parfois favorisent la civilisation et la paix entre les peuples africains (comme la langue française), d’autres fois attisent les dissensions (roi choisi et piloté, anciennes forces écrasées…). On y découvre par exemple avec la figure de Kadidja, la relativité du patriarcat – la polygamie, le droit du père renforcé par la religion musulmane – ; ou bien l’importance des communautés de garçons et de filles, qui jouent un rôle fondamental dans la formation d’un tissu social, dans la naissance et la propagation de valeurs collectives (solidarité, partage, protection, réseau…).
A travers les yeux du jeune garçon, de sa mémoire, c’est tout un monde changeant, passant de l’âge ancien à la modernité, prenant conscience de son mouvement, de sa domination illégitime par des forces extérieures, ce sont des blancs-blanc porteur d’une idéologie et de valeurs qu’ils n’appliquent pas, des noirs-blanc et leur perte de repères intéressée, des noirs et leur complexe d’infériorité, mais aucune de ces classes n’est fondamentalement ni mauvaise ni bonne. C’est la complexité du monde qui se saisit à mesure que l’enfant grandit et prend conscience.
Amadou Ampathé Bâ ne réussit pas en revanche à trouver une voix littéraire particulière pour l’autobiographie. Sa voix digne et humble, teintée d’un petit sourire moqueur est trop souvent effacée devant la responsabilité quasi historicienne de l’ouvrage. L’ambition en termes d’événements pousse et limite trop souvent le récit, d’anecdotes croustillantes et riches culturellement, qui sont pourtant le contenu essentiel du reste de l’oeuvre de l’auteur.
Passages retenus
Le rôle du mariage, p. 192 :
Il était alors impensable, en Afrique, d’abandonner une femme seule telle une feuille volante, à plus forte raison si elle avait des enfants, ce qui l’aurait condamnée à la misère ou à vivre aux crochets de sa propre famille, généralement de l’un de ses frères. La solution classique consistait à l’intégrer, par voie de mariage, dans une nouveau foyer où elle retrouvait les droits légitimes d’une épouse, et ses enfants un père. Le mariage jouait alors pour les femmes veuves ou divorcées et leurs enfants, un rôle de protection sociale. Après réunion du conseil de famille, si personne d’autre n’avait demandé la femme en mariage, on chargeait généralement un cousin ou un parent qui n’avait pas encore atteint les quatre épouses autorisées par la loi islamique de l’épouser. (Dans les sociétés africaines traditionnelles, les veuves épousaient généralement l’un des frères du défunt.)
La grande école de l’oralité, p. 212 :
A la belle saison, on venait le soir à Kérétel pour regarder s’affronter les lutteurs, écouter chanter les griots musiciens, entendre des contes, des épopées et des poèmes. Si un jeune homme était en verve poétique, il venait chanter ses improvisations. On les retenait de mémoire et, si elles étaient belles, dès le lendemain elles se répandaient à travers toute la ville. C’était là un des aspects de cette grande école orale traditionnelle où l’éducation populaire se dispensait au fil des jours.
Méthode d’apprentissage de la langue, p. 283 :
Habitué depuis longtemps à transcrire mes leçons coraniques sur une planchette de bois, en un mois j’avais appris par cœur tout mon alphabet et pouvait l’écrire correctement. A la fin du deuxième mois, je connaissais parfaitement mon syllabaire. Ma méthode d’apprentissage était particulièrement efficace : je tympanisais tout le monde à la maison en déclamant à tue-tête des séries de mots de même consonance, telles que : au loin, du foin, un coin, des liens, les miens, un chien, un point, des soins… ou encore : qui, quoi, c’est toi, ma foi…, élevant et laissant traîner la vois sur l’article ou le premier mot, comme le faisaient les élèves. Afin que tout le monde, y compris le voisinage, puisse profiter pleinement de mes connaissances nouvelles, il m’arrivait même d’aller me percher sur le toit d’où je lançais à pleine voix ces litanies d’un nouveau genre, au point que le patient Beydari lui-même en était excédé !
[…]
La principale méthode utilisée était celle du « langage en action ». Chaque élève devait dire tout haut les mots (au départ enseignés par le maître) qui décrivaient ses gestes et son action du moment. Rudimentaires au début, avec le temps les phrases devenaient plus riches et plus complexes. Le maître, par exemple, ordonnait à un élève d’aller au tableau noir. En se levant, le garçonnet ânonnait, d’une voix chantante et traînante : « Le maître m’ordonne d’aller au tableau noir… Je me lève… Je croise les bras sur ma poitrine… Je sors du banc… Je me dirige vers le tableau noir… Je m’approche de l’estrade, sur laquelle est placé le bureau du maître… Je prends le torchon mouillé avec la main gauche et un morceau de craie blanche avec la main droite… J’essuie le tableau noir… J’écoute le maître… Il me dicte une phrase… J’essaie de l’écrire sans fautes… Le maître corrige ma dictée… Il est satisfait… Il me caresse la tête… J’en suis bien content… Le maître m’ordonne de regagner ma place… Je la regagne avec fierté… », etc.
Grâce à cette méthode, je mis bien peu de temps à pouvoir m’exprimer en français. Cela n’a rien d’étonnant quand on pense que la plupart des enfants africains, vivant dans un milieu où cohabitaient généralement plusieurs communautés ethniques (il y avait à Bandiagara des Peuls, des Bambaras, des Dogons, des Haoussas…), étaient déjà peu ou prou polyglottes et habitués à absorber une nouvelle langue aussi facilement qu’une éponge s’imbibe de liquide. En l’absence de toute méthode, il leur suffisait de séjourner quelques temps au sein d’une ethnie étrangère pour en parler la langue – ce qui est d’ailleurs encore valable aujourd’hui. Bien des adultes, réputés « illettrés » selon la conception occidentale, parlaient quatre ou cinq langues, en tout cas rarement moins de deux ou trois ; Terno Bokar lui-même en parlait sept.
l’hospitalité et les récits colportés, p. 342 :
Jadis, dans l’Afrique de la savane – la seule dont je puisse parler véritablement parce que je la connais bien – n’importe quel voyageur arrivant dans un village inconnu n’avait qu’à se présenter au seuil de la première maison rencontrée et dire : « Je suis l’hôte que Dieu vous envoie » pour qu’on le reçoive avec joie. On lui réservait la meilleure chambre, le meilleur lit et les meilleurs morceaux. Souvent même, le chef de famille ou le fils aîné lui abandonnait sa propre chambre pour aller dormir sur une natte dans le vestibule ou dans la cour. En échange, l’étranger de passage venait enrichir les veillées en racontant les chroniques historiques de son pays ou en relatant les événements rencontrés au cours de ses pérégrinations. L’Africain de la savane voyageant beaucoup, à pied ou à cheval, il en résultait un échange permanent des connaissances de région à région. Cette coutume des « maisons ouvertes » permettait de circuler à travers tout le pays même sans moyens, comme je l’expérimenterai moi-même plus tard bien souvent.
Vues sur la colonisation, p. 414 :
Une entreprise de colonisation n’est jamais une entreprise philanthropique, sinon en paroles. L’un des buts de toute colonisation, sous quelques cieux et en quelque époque que ce soit, a toujours été de commencer par défricher le terrain conquis, car on sème bien ni dans un terrain planté ni dans la jachère. Il faut d’abord arracher des esprits, comme de mauvaises herbes, les valeurs, coutumes et cultures locales pour pouvoir y semer à leur place les valeurs, les coutumes et la culture du colonisateur, considérées comme supérieures et seules valables. Et quel meilleur moyen d’y parvenir que l’école ?
Mais, comme il est dit dans le conte Kaïdara, toute chose a nécessairement une face diurne et une face nocturne. Rien, en ce bas monde, n’est jamais mauvais de A jusqu’à Z et la colonisation eut aussi des aspects positifs, qui ne nous étaient peut-être pas destinés à l’origine mais dont nous avons hérité et qu’il nous appartient d’utiliser au mieux. Parmi eux, je citerai surtout l’héritage de la langue du colonisateur en tant qu’instrument précieux de communication entre ethnies qui ne parlaient pas la même langue et moyen d’ouverture sur le monde extérieur – à condition de ne pas laisser mourir les langues locales, qui sont le véhicule de notre culture et de notre identité.
Leçon d’humilité, p. 434 :
N’ouvre jamais ta malle en présence de qui que ce soit. La force d’un homme vient de sa réserve ; il ne faut étaler ni sa misère ni sa fortune. Fortune exhibée appelle jaloux, quémandeurs et voleurs.
N’envie jamais rien ni personne. Accepte ton sort avec fermeté, sois patient dans l’adversité et mesuré dans le bonheur. Ne te juge pas par rapport à ceux qui sont au-dessus de toi, mais par rapport à ceux qui sont moins favorisés que toi.
[…]
Si tu partages un plat avec des amis ou des inconnus, ne prends jamais un gros morceau, ne remplis pas trop ta bouche d’aliments, et surtout ne regarde pas les gens pendant que vous mangez, car rien n’est plus vilain que la mastication. Et ne sois jamais le dernier à te lever ; s’attarder autour d’un plat est le propre des gourmands, et la gourmandise est honteuse.
Respecte les personnes âgées. Chaque fois que tu rencontreras un vieillard, aborde-le avec respect et fais-lui un cadeau, si minime soit-il. Demande-lui des conseils et questionne-le avec discrétion.