Renverse ton image : Vie et opinions d’un chat, de Taine (fable)

Adopter la sagesse maline du chat

Taine (Hippolyte) 1858, Vie et opinions philosophiques d’un chat (extrait du Voyage aux Pyrénées), Payot & Rivages, coll. « Rivages poche », 2014

Illustrations de Gustave Doré.

Pendant la rédaction de son Voyage aux Pyrénées, dans lequel il expose des pensées, il intègre cette courte fable (Lisez-la en ligne).

Résumé

Un chat de ferme nourrit ses premières pensées sous la protection du gros ventre de l’oie. Quand la cuisinière vient couper la gorge du pauvre animal, notre petit félin découvre le goût irrésistible du sang chaud et la loi première de la vie. Il apprend ensuite auprès de ses congénères l’histoire du monde, découvre l’amour et perd ses illusions, se forge ainsi une sagesse philosophique bien trempée de chat.

L’auteur : Hippolyte Taine (1828-1893)

Fils d’une famille aisée des Ardennes. Son père avocat le pousse à la culture et à la lecture. À la mort de celui-ci en 1841, Hippolyte est envoyé en pension à Paris. Il passe un double baccalauréat de sciences et de philosophie puis est reçu premier au concours de la section lettres de l’École normale supérieure. Mais il échoue à l’agrégation de philosophie en raison de sa résistance aux idées philosophiques de ses professeurs.

Il enseigne au collège en Province et en 53 présente sa thèse sur les fables de La Fontaine en 53. L’année suivante, son Essai sur Tite-Live est récompensé par l’Académie française. Intéressé par la médecine, il suit une cure dans les Pyrénées et publie son célèbre Voyage aux Pyrénées. Ses nombreux articles articles de philosophie, de littérature et d’histoire lui gagnent une grande renommée et il obtient des postes de professeur aux Beaux-Arts, à Saint-Cyr ou encore à Oxford (où il enseigne le droit !).

Dans l’introduction de son Histoire de la littérature anglaise en 63, il expose une vision positiviste, scientiste, de l’écriture de l’histoire. À partir de 70, à la suite de la Commune de Paris, il poursuit des recherches sur la Révolution française.

Commentaires

Prenant l’apparence d’un relâchement de l’écriture sérieuse, ce petit récit écrit par la voix du petit félin (suscitant toujours autant d’intérêt et d’adoration, de l’antiquité égyptienne à l’époque d’Instagram) pourrait être considéré comme un simple petit divertissement. Il n’y a apparemment pas de clef d’interprétation : on n’est pas en train de lire une fable de La Fontaine dans laquelle le chat représente un caractère social. On est dans le monde des animaux. Le chat n’a pas vraiment plus de pensée qu’on ne pourrait en prêter à l’animal en s’imaginant son univers de pensée. On sourit et rit donc de sa simplicité, de sa philosophie limitée.

Le titre choisi par l’auteur appelle tout de même à une recherche d’interprétation. On peut penser à un écho à l’ouvrage Vie et opinions de Tristam Shandy, gentilhomme (1759-1860), de Laurence Sterne, dans lequel l’absurde, le littéraire a un sens critique, sarcastique tout en étant expérimentation. Il y a bien sûr une valeur expérimentale à penser dans les limites du monde d’un félin, et un bel exercice de style littéraire. Mais n’y a-t-il pas également une lecture critique ? Dès les premières pages, surgit en arrière-plan du discours du chat, le monde de l’homme : brutal, autoritaire, prétentieux, un singe juste bon à imiter. Le monde du chat et sa logique sont d’ailleurs en soi une caricature du monde humain : volatilité des affections, envie, égoïsme…

Passage retenu

La musique et l’amour, p. 29 :

La musique est un art céleste, il est certain que notre race en a le privilège ; elle sort du plus profond de nos entrailles ; les hommes le savent si bien, qu’ils nous les empruntent, quand avec leurs violons ils veulent nous imiter.
Deux choses nous inspirent ces chants célestes : la vue des étoiles et l’amour. Les hommes maladroits copistes, s’entassent ridiculement dans une salle basse, et sautillent, croyant nous égaler. C’est sur la cime des toits, dans la splendeur des nuits, quand tout le poil frissonne, que peut s’exhaler la médodie divine. Par jalousie ils nous maudissent et nous jettent des pierres. Qu’ils crèvent de rage ; jamais leur voix fade n’atteindra ces graves grondements, ces perçantes notes, ces folles arabesques, ces fantaisies inspirées et imprévues qui amollissent l’âme de la chatte la plus rebelle, et nous la livrent frémissante, pendant que là-haut les voluptueuses étoiles tremblent et que la lune pâlit d’amour.
Que la jeunesse est heureuse, et qu’il est dur de perdre ses illusions saintes ! Et moi aussi j’ai aimé et j’ai couru sur les toits en modulant des roulements de basse. Une de mes cousines en fut touchée, et deux mois après mit au monde six petits chats blanc et rose. J’accourus, et voulus les manger : c’était bien mon droit, puisque j’étais leur père. Qui le croirait ? Ma cousine, mon épouse, à qui je voulais faire sa part de festin, me sauta aux yeux. Cette brutalité m’indigna et je l’étranglai sur la place ; après quoi j’engloutis la portée tout entière. Mais les malheureux petits drôles n’étaient bons à rien, pas même à nourrir leur père : leur chair flasque me pesa trois jours sur l’estomac. Dégoûté des grandes passions, je renonçai à la musique, et m’en retournai à la cuisine.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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