Ramasse tes lettres : Le Nom de la rose, par Umberto Eco

Dans ce monde d’autorité, quelle part de vous a-t-elle été sacrifiée ?

Eco (Umberto) 1980, Le Nom de la rose, éd. Grasset & Fasquelles, coll. « Le Livre de Poche », 1988

traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano (Il Nome della rosa)

Note : 4 sur 5.

Résumé

Guillaume de Baskerville et son secrétaire le jeune moine allemand Adso de Melk, sont attendus dans une vieille abbaye sise dans l’enceinte d’un vieux château perché dans la montagne entre Provence et Ligurie. L’abbaye est réputée pour sa bibliothèque et son équipe de copistes. Mais un moine y a été défenestré. L’abbé demande que lumière soit faite sur l’événement, discrètement et rapidement, avant que ne se tienne très bientôt une importante rencontre entre Dominicains partisans du pape d’Avignon et Franciscains partisans de l’empereur. En même temps, l’abbé interdit à Guillaume l’accès à la bibliothèque… et voilà qu’on retrouve un second corps…

Commentaires

Guillaume de Baskerville, tant par son nom que par sa perspicacité à inférer à partir de menus détails, est inspiré de Sherlock Holmes (dont le célèbre retour « sur demande populaire » est conté dans Le Chien des Baskerville). Moine franciscain au passé d’inquisiteur, Guillaume est lui aussi « de retour », mais plutôt comme enquêteur… Serait-il, comme son modèle, tiraillé par des démons intérieurs, dans l’addiction à une sorte de drogue ? (Le personnage de Conon Doyle est consommateur de morphine et de cocaïne…) Tant le narrateur que le personnage lui-même attirent l’attention sur une faiblesse : un penchant à l’orgueil lorsqu’on en vient à la connaissance. Guillaume se méfie de lui-même : délaisser la recherche du bien en toute circonstance – à l’exemple du prophète, dieu descendu sur Terre -, pour la passion de la vérité, celle qui permet d’être sûr de distinguer entre ceux dans le droit chemin et ceux dans l’erreur, de tracer une ligne entre orthodoxie et hérésie, de juger ses semblables – se substituant ainsi au Dieu du ciel -, est une grande faute. Et une faiblesse récurrente chez l’Homme qui se cherche toujours une supériorité… C’est exactement le type de péché que commet l’Inquisition (se délectant d’être dans le vrai et de châtier l’erreur – là où Jésus appelle au contraire à la compassion et au pardon : « pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », Évangile de Luc, 23). Le censeur, à la manière dont il coupe le livre, tranchant entre l’acceptable et le non-acceptable, agit de manière comparable. Supprimant l’exemple du péché, l’Église ne voudrait garder que le bon chemin… Alors que le péché est pour Jésus partie de la vie (« Que celui qui n’a pas péché lui jette la première pierre… », Évangile de Jean, 8). Du point de vue pédagogique, erreur fondamentale de croire que la faute doit être évitée alors qu’au contraire elle permet de prendre conscience de ses limites, de ses faiblesses, et donc de s’améliorer. C’est par la confrontation au péché et à l’erreur que le religieux, comme le laïc, peut apprendre à distinguer bien et mal.

Dans cette période où la chrétienté se perd dans des affrontements d’ordres et dans la chasse aux hérésies (ici les méconnus Dolciniens), Bernard Gui (personnalité réelle célèbre pour son Manuel des inquisiteurs), plus qu’un inquisiteur sévère, est présenté comme un intriguant ambitieux, l’abbé qui interdit la bibliothèque est un avare obsédé de précieuses pierres, le vieil aveugle qui réprimande les jeunes qui s’amusent, un aigri imbu de lui-même, pape et empereur se livrent une guerre politique… On pourrait reprendre ici le constat que fera un chef indien après son voyage en France à la fin du XVIIe : les chrétiens sont très stricts dans les règles morales qu’ils se donnent et pourtant le vice est partout éclatant (à l’inverse des Hurons, cf. Dialogues avec un sauvage). Comme si l’intense lumière inquisitrice braquée sur les petits méfaits du quotidien – péchés de chair, petits larcins pour s’adoucir la vie, grossièretés, moqueries… -, produisait en retour une ombre épaisse dans lesquelles des vices bien plus importants s’épanouissaient. C’est sûrement l’une des leçons fondamentales et souvent oubliées des Évangiles : Jésus minimise systématiquement le péché des gens de peu et ne pardonne rien aux grands prêtres donneurs de leçon (qui le feront condamner en retour…). C’est un monde chrétien à l’envers que semble avoir réalisé l’Église. Le règne de l’obéissance par la peur aboutit inévitablement à la persécution des portions les plus fragiles de la société : pauvres, marginaux, femmes, minorités, jeunes…

Dans L’Oeuvre ouverte, Umberto Eco présente le récit policier comme une illustration de sa conception de l’art : l’oeuvre d’art est un dispositif incomplet qui attend la participation du spectateur/lecteur pour être achevé et produire son effet. L’interaction ne s’arrête pas pour lui à ce jeu entre narration et lecteur, lequel cherche à découvrir les secrets de l’intrigue avant qu’ils ne soient explicités par l’enquêteur officiel. Dans ce roman, enquêteur et narrateur ne sont que des personnages de fiction, faillibles. Il n’y a pas d’auctoritas pour imposer une interprétation. C’est au lecteur de donner sens à sa lecture et à l’enquête qu’il a menée avec l’aide des personnages (dans le contexte religieux, c’est une vision non-littéraliste qui va à rebours de l’Église qui fixe le sens des textes). Quelles conclusions tirer quant à l’Inquisition (ne faut-il pas tout de même des enquêtes ? les Dolciniens semblent se rapprocher davantage de la secte criminelle) ? la censure (n’est-il pas tout de même préférable de restreindre l’accès à certaines oeuvres) ? la hiérarchie de l’Église (toutes les interprétations se valent-elles) ? Comment aller vers le bien sans une figure d’autorité pour définir bien et mal, sans imposer une discipline morale (sans tomber dans la morale du monde des affaires…) ?

L’assistant Adso, docteur Watson du roman (ressemblance phonique), moine novice et apprenti enquêteur maladroit mais bien intentionné, représente le lecteur dans le récit (le Lector in fabula, en paraphrasant un autre essai d’Umberto Eco). Comme tout jeune en formation intellectuelle – comme tout lecteur donc -, il vit, s’amuse, découvre le désir, commet des erreurs, découvre le décalage entre l’idéal et les dures réalités… Il est une victime collatérale de l’Inquisition : son apprentissage de la vie par l’expérience est stoppé (il ne lui restera que l’ascèse et les lettres) ; on le punit indirectement en rendant impossible toute suite. La partie perdue de la Poétique d’Aristote symbolise bien cette partie de l’existence amputée par la rigueur morale de l’Église : amour, sensualité, joie, insouciance, jeunesse… Un champ lexical auquel on pourrait ajouter « la rose » : métaphore de la femme aimée dans Le Roman de la rose ; mais aussi fleur, beauté, éphémère, jeunesse, trouble des sens, épines. La rose est une métaphore tellement usée au Moyen-Âge qu’on en oublie l’amour vécu qu’elle désigne, tout comme le concept du péché originel (inventé par Saint Augustin), la vision de la femme tentatrice mère de tous les maux, la rose avec ses épines, recouvre comme un filtre photoshop la vraie femme que les hommes ont devant leurs yeux… La seule femme du roman d’Eco paiera pour les fautes de tous. Le narrateur, Adso devenu vieux, a continué sa carrière religieuse et semble raconter cette aventure pour retrouver les bribes de ce quelque chose qu’il n’a pu vivre, dont il ne connaît que le nom. (N’a-t-on pas nous aussi des mots si usés qu’ils nous empêchent de voir et de vivre dans la réalité ?)

Passages retenus

Description d’un art gothique, p. 63
Je vis sur le côté du portail, et sous les arcs profonds, parfois historiés sur les contreforts dans l’espace entre les fluettes colonnes qui les soutenaient et ornaient, et encore sur la dense végétation des chapitaux de chaque colonne, et de là se ramifiant vers la voûte sylvestre des multitudes de voussures, d’autres visions horribles à voir, et justifiées en ce lieu pour leur seule force parabolique et allégorique ou pour l’enseignement moral qu’elles transmettaient : et je vis une femme luxurieuse nue et décharnée, rongée par des crapauds immondes, sucée par des serpents, accouplées à un satyre au ventre rebondi et à pattes de griffon recouvertes de poils hirsutes, le gosier obscène, qui hurlait sa propre damnation, et je vis un avare, roide de la roideur de la mort sur son lit somptueusement orné de colonnes, désormais proie débile d’une cour de démons dont l’un lui arrachait avec ses râles son âme en forme de petit enfant (hélas ! Jamais plus d’enfant à naître à la vie éternelle), et je vis un orgueilleux sur les épaules duquel s’installait un démon en lui plantant les griffes dans les yeux, tandis que deux autres gourmands se déchiraient en un corps à corps répugnant, et d’autres créatures encore, tête de bouc, poil de lion, gueule de panthère, prisonniers dans une selve de flammes dont je pouvais presque sentir l’haleine ardente. Et autour d’eux, mêlés à eux, au-dessus d’eux et sous leurs pieds, d’autres visages et d’autres membres, un homme et une femme qui s’empoignaient par les cheveux, deux aspics qui gobaient les yeux d’un damné, un homme ricanant qui dilatait de ses mains crochues la gueule d’une hydre, et tous les animaux du bestiaire de Satan, réunis en consistoire et placés comme garde et couronne du trô,ne qui leur faisait face, pour en chanter la gloire avec leur défaite, des faunes, des êtres en double sexe, des brutes aux mains à six doigts, des sirènes, hippocentaures, gorgones, harpies, incubes, dracontopèdes, minotaures, loups-cerviers, léopards, chimères, cénopères au museau de chien qui lançaient du feu par les naseaux, dentyrans, polycaudés, serpents vileux, salamandres, cérastes, chélydres, couleuvres lisses, […]. On eût dit que la population des enfers tout entière s’était rassemblée pour servir de vestibule, selve obscure, lande désespérée de l’exclusion, à l’apparition du Trônant du tympan, à son visage plein de promesses et de menaces, eux, les vaincus de l’Armageddon, en face de Celui qui viendra séparer définitivement les vivants des morts.

Contradiction sur le savoir dangereux, p. 128
– Alors pourquoi voulez-vous savoir ?
– Parce que la science ne consiste pas seulement à savoir ce qu’on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce qu’on pourrait faire quand bien même on ne doit pas le faire. Voilà pourquoi je disais aujourd’hui au maître verrier que le savant se doit en quelque sorte de cacher les secrets qu’il découvre, pour que d’autres n’en fassent pas mauvais usage, mais il faut les découvrir, et cette bibliothèque me paraît plutôt un endroit où les secrets restent à couvert.

Préservation des savoirs de l’usure des discours, p. 233
En le gardant secret [ce nouveau savoir], [la bibliothèque] gardait au contraire intacts son prestige et sa force, il n’était pas corrompu par la dispute, par la suffisance quodlibétique qui veut passer au crible du sic et non chaque mystère et chaque grandeur. Voilà, me dis-je, les raisons du silence et de l’obscurité qui entourent la bibliothèque, elle est réserve de savoir mais elle ne peut conserver ce savoir intact qu’en l’empêchant de parvenir à quiconque, fût-ce aux moines eux-mêmes. Le savoir n’est pas comme la monnaie, qui reste physiquement intacte même à travers les plus infâmes échanges : il est plutôt comme un habit superbe, qui se râpe à l’usage et par l’ostentation. N’en va-t-il pas ainsi pour le livre même, dont les pages s’effritent, les encres et les ors se font opaques, si trop de mains le touchent ?

Réintégrer la partie indésirable, p. 254
– Je pense que l’erreur est de croire que d’abord vient l’hérésie, et ensuite les simples qui s’y donnent (et s’y damnent). En vérité, vient d’abord la condition des simples, et ensuite l’hérésie.
– Et comment cela ?
– Tu as une vision claire de la construction du peuple de Dieu. Un grand troupeau, des brebis bonnes, et des brebis méchantes, surveillée par des mâtins, des guerriers, autrement dit le pouvoir temporel, l’empereur et les seigneurs, sous la houlette des pasteurs, les clercs, les interprètes de la parole divine. L’image est limpide.
– Mais elle n’est pas vraie. Les pasteurs luttent avec les chiens car chacun des deux partis veut les droits de l’autre.
– C’est vrai, et c’est cela précisément qui rend la nature du troupeau imprécise. Perdus comme ils le sont à se déchirer tour à tour, chiens et pasteurs n’ont plus cure du troupeau, dont une part reste exclue.
– Comment exclue ?
– En marge. Les paysans ne sont pas des paysans, parce qu’ils n’ont pas de terre ou parce que celle-ci ne les nourrit pas. Les citadins ne sont pas des citadins, parce qu’ils n’appartiennent ni à un art ni à une autre corporation, ils sont le menu peuple, la proie de tous. Tu as vu parfois dans les campagnes des groupes de lépreux ?
– Oui, une fois j’en vis cent ensemble. Difformes, la chair en décomposition et toute blanchâtre, sur leurs béquilles, les paupières enflées, les yeux sanguinolents, ils ne parlaient ni ne criaient : ils couinaient, comme des rats.
– Ils sont pour le peuple chrétien les autres, ceux qui se trouvent en marge du troupeau. Le troupeau les hait, eux haïssent le troupeau. Ils nous voudraient tous morts, tous lépreux comme eux. […]
Les lépreux exclus voudraient entraîner tout le monde dans leur ruine. Et ils deviendront d’autant plus méchants que tu les excluras davantage, et plus tu te les représentes comme une cour de lémures qui veulent ta ruine, plus ils seront exclus. Saint François le comprit parfaitement, et son premier choix fut d’aller vivre parmi les lépreux. Point ne change le peuple de Dieu si on ne réintègre dans son corps les émarginés.

Paratexte, Les livres parlent entre eux, p. 360
– Souvent les livres parlent d’autres livres. Souvent un livre inoffensif est comme une graine, qui fleurira dans un livre dangereux, ou inversement, c’est le fruit doux d’une racine amère. Ne pourrais-tu pas, en lisant Albert, savoir ce qu’aurait pu dire Thomas ? Ou en lisant Thomas, savoir ce qu’avait dit Averroès ?
– C’est vrai », dis-je plein d’admiration. Jusqu’alors j’avais pensé que chaque livre parlait des choses humaines ou divines, qui se trouvent hors des livres. Or je m’apercevais qu’il n’est pas rare que les livres parlent de livres, autrement dit qu’ils parlent entre eux. À la lumière de cette réflexion, la bibliothèque m’apparut encore plus inquiétante. Elle était donc le lieu d’un long et séculaire murmure, d’un dialogue imperceptible entre parchemin et parchemin, une chose vivante, un réceptacle de puissances qu’un esprit humain ne pouvait dominer, trésor de secrets émanés de tant d’esprits, et survivant après la mort de ceux qui les avaient produits, ou s’en étaient fait les messagers.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer