Balance ta science : La France invisible, ouvrage collectif (sociologie)

Doléances des misérables des temps modernes

dir. Beaud (Stéphane), Confavreux (Joseph), Lindgaard (Jade) 2006, La France invisible, éd. La Découverte, 2016

Note : 4 sur 5.

Résumé

Enquêtes de terrain, récits et portraits concernant les précaires, marginaux, non pris en compte de la société, qu’on ne voit pas ou qu’on ne veut pas voir, suivi d’entretiens avec un chercheur spécialisé dans ce domaine social. Articles sur l’état des connaissances et représentations du monde social.

Angles d’enquête : accidentés et intoxiqués au travail ; banlieusards ; délocalisés ; démotivés ; discriminés ; disparus ; dissimulés ; drogués ; égarés ; éloignés ; enfermés ; expulsables ; expulsés ; femmes à domicile ; gars du coin ; gens du voyage ; habitants des taudis ; handicapés ; intermittents de l’emploi ; jeunes au travail ; oubliés de la santé ; précaires du public ; pressurés ; privatisés ; prostitué(e)s ; rénovés ; Rmistes ; salariés déclassés ; sans-emploi ; sans-domicile ; sous contrôle ; sous-traités ; stagiaires ; surendettés ; travailleurs de l’ombre ; vieux pauvres.

Articles : sur les outils et mesures ; sur les fausses représentations et imaginaires biaisés ; sur la question sociale et la gestion sociale.

Commentaires

Imaginez qu’on envoie aux quatre coins de la France des enquêteurs à la rencontre de tous les Français qui présentent des symptômes du malheur et d’amasser et de mettre en ordre leurs doléances. Dans ces comptes-rendus, les gouvernants pourraient trouver de quoi concevoir les meilleures réformes, les actions politiques les plus justes afin de corriger les dysfonctionnements du système. Au lieu de cela, n’écoutant que les vieilles théories libérales revivalistes (du début XIXe siècle) sur la responsabilité de chaque individu face à son échec, ils laissent le système marchand définir lui-même ses règles, écartant avec énergie l’idée que c’est ce fonctionnement même – l’autonomie du monde économique sur les autres champs (comme le développe Karl Polanyi) – qui ne tenant compte de rien d’autre que lui-même et son expansion, crée des poches de rancoeur, des cloques de souffrance, un malaise qui gonfle gonfle davantage. Ces enquêtes pourraient être rapprochées des reportages de l’émission « Les Pieds sur Terre » de France Culture, mais spécialisées sur ceux qu’on n’entend pas ou ne veut pas entendre. Ceux qui sont en prison et sont retranchés de la société, ceux qui sont en hôpitaux psychiatriques et en sont retranchés, ceux qui sont handicapés et sont retranchés, ceux qui ont perdu goût à la vie et sont retranchés dans leur maison, les femmes qui travaillent à domicile et n’apparaissent nulle part dans les chiffres ni dans l’espace public, les sans-papiers travaillant sans existence administrative, ceux qui travaillent tant que plus personne ne voit… Quelles parts de la France ne voit-on plus ?

Cet ouvrage collectif est une tentative réussie de renouveler le travail effectué treize ans plus tôt dans La Misère du monde, par un groupe de sociologues emmenés par Pierre Bourdieu (l’absence d’un grand nom pour ajouter à l’écho de ces nouvelles enquêtes est-elle regrettable ?). Le nouveau titre se fait moins lyrique – quoique tout aussi beau – et plus ajusté à la situation française et aux constats des chercheurs qui ont participé à l’enquête : s’il y a des marginaux qui font du bruit et se voient de loin (SDF alcooliques, racailles hors-la-loi, chômeurs flemmards, handicapés inutiles, prostituées indécentes, migrants envahissants…), les clichés de l’adjectif additif donnent une vision restreinte des personnes touchées par la misère. Il existe quantités d’autres cas sociaux ignorés, des portions grandissantes de la population française – à commencer par les travailleurs pauvres et les sous pression (avec le chômage la vie se situe entre ces trois positions peu attractives…), les jeunes qui ne trouvent pas de vrai travail (les fameux moyens de de ne pas rémunérer le travail, voire même de faire payer le travail aux travailleurs ! – en rendant payant la formation ou le matériel nécessaires par exemple), les vieux qui ne devraient pas en avoir besoin, les homosexuels des quartiers (l’ouverture des mœurs est bien sûr géographiquement et sociologiquement très relative)… -, autant de caractères qui pourraient grossir les rangs des Misérables, méritant tout autant la défense lyrique d’un Victor Hugo, ou donc d’une armée de sociologues, pour dire que non ils ne sont que très partiellement responsables de leurs malheurs, que ce sont bien davantage les orientations politiques qui font qu’ils se retrouvent dans les failles de la société (autant de témoignages de parcours qui semblent autant d’Oedipe faisant tout pour échapper à un destin tragique inévitable). La solidarité nationale, constamment remise en cause et de plus en plus, devrait au contraire concerner bien plus de monde et être plus généreuse, pour compenser la destruction sociale, contrepartie inévitable de la croissance ultra-accélérée de certaines franges de plus en plus restreintes et de plus en plus bavardes de la société. Il serait peut-être temps de redéfinir le système économique afin qu’il favorise un développement plus harmonieux de la société plutôt que de se plaindre d’une redistribution dysfonctionnelle et trop coûteuse.

La construction lente du système de protection s’est constamment organisée autour de la tension entre les partisans d’une version libérale fondée sur la responsabilité individuelle et les tenants d’une conception de la solidarité fondée notamment sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, qui affirme dans son article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »

Nicole Maestracci, Le malaise du travail social, p. 604

Passages retenus

Gars du coin, entretien avec Nicolas Renahy, p. 186
Il existe une forme de crise de la masculinité. Elle s’ancre souvent dans le fait que d’avoir eu un père au chômage, ou de l’avoir vu « soumis » à l’usine du coin, pose, pour des jeunes garçons, problème dans l’image de l’homme. Mais cette domination sociale a des répercussions intimes douloureuses. Elle se manifeste chez beaucoup de jeunes hommes qui ont du mal à avoir du succès auprès des filles. Parce qu’ils espéraient mieux et que leur horizon s’est réduit ou parce qu’ils incarnent trop un mode ancien de conjugalité. Concrètement certains ne savent pas cuisiner, s’occuper de leur linge, et, comme me disait une des filles que j’ai rencontrées : « Mon mec, il a trente ans de retard… » Ceux-là demeurent enfermés dans des logiques de bandes, postadolescentes, parce que c’est rassurant. Au sein du petit groupe, parfois le même que celui du collège, on n’a pas de choses à prouver. Ceux-là intériorisent un manque de confiance terrible qui les annihile pour arriver à séduire.

Il y a d’abord le visible. Le sans-abri, silhouette tassée, le bol en plastique, le carton par terre, la bouteille. Tellement vu que l’idée ne nous traverse plus que cet homme assis par terre a des souvenirs d’enfance, des goûts musicaux, le droit de vote s’il est français, peur de vieillir, et peut-être envie d’échanger. Il est apparu en France à la fin des années 1980, personnifiant le retour du vagabond et du clochard. Il est sous nos yeux. L’image la plus violente, la plus dérangeante de la pauvreté. Il est assis à sa place dans la ville, familier, mais lointain. On voit sa silhouette, lui, on ne le voit plus. Sauf en hiver, quand la presse et la télévision s’émeuvent de ce qu’il fait froid.
Et puis il y a l’invisible. Le sans-domicile dont on ne soupçonne pas l’existence. Le jeune qui vole pour vivre, bien habillé, au point que c’est au travailleur social en maraude de se rendre visible pour qu’il vienne à lui. Le travailleur précaire qui cache sa condition. Ceux qui vivent à l’hôtel, en foyer d’urgence, ou dans un appartement payé par une association, les habitantes des foyers mère-enfant, les femmes victimes de violence, les cohabitants contraints…
Ceux qui ne disent jamais « chez moi », Haydée Sabéran, p. 370

Tout un travail de « dépolitisation » et de « désocialisation » des émeutes a été opéré au profit d’une lecture essentiellement morale et culturelle : certes, ont admis beaucoup de commentateurs, il existe la toile de fond du chômage et de la discrimination, mais le plus important est la désocialisation, l’absence de règles et de repères, la démission des familles qui font des émeutiers des individus irrationnels et dangereux. Le chômage et les perspectives d’avenir sont centraux… « Mais il y a une désocialisation dont il importe de prendre la mesure. Ces jeunes minoritaires qui se livrent à des violences sont autocentrés et en rage, ils mêlent désespoir et nihilisme » (J.-P. Le Goff, Libération 21 nov. 2005).
Une « économie morale » est réapparue avec force, fondée sur la vieille association de la peur des classes moyennes face aux classes dangereuses et de la distinction entre les « bons » et les « mauvais » pauvres ou les « bons » et les « mauvais » immigrés, entre « ceux qui essaient de s’en sortir » et « ceux qui s’y refusent » ou entre « ceux qui veulent s’intégrer » et « ceux qui préfèrent le communautarisme ou l’affirmation identitaire » et font le choix de la violence. La responsabilité individuelle est au coeur de cette philosophie sociale des classes moyennes : la pauvreté y est comprise finalement comme un acte de volonté personnelle qui renvoie à une explication éthique et non sociologique. Elle est en quelque sorte choisie à partir d’un égarement de la liberté ou un individualisme dévoyé. Comme le pensaient les bourgeois du XIXe siècle à Londres ou Paris, le pauvre est pauvre parce qu’il boit et non l’inverse. Il convient donc d’abord de l’empêcher de boire, de le redresser moralement, de l’éduquer ou de le réprimer, de lui donner des repères ou de l’intégrer pour lui permettre éventuellement de n’être plus pauvre. Il faut qu’il soit méritant pour que l’aide apportée soit efficace et n’ait pas l’effet inverse à celui recherché.
Le social ignoré ou le point aveugle de la République, Didier Lapeyronnie, p. 521

Une raison majeure de l’oubli de ces dernières dans la rhétorique et les propositions de la gauche de gouvernement réside dans le fait que les partis en charge de la gestion gouvernementale ont essentiellement de mauvaises nouvelles à apporter aux catégories les plus modestes de leur pays : précarisation de l’emploi, stagnation du pouvoir d’achat, augmentation de l’âge de départ à la retraire, avenir peu brillant promis aux jeunes générations, etc. Même des mesures qui s’offrent d’abord comme conquêtes sociales – la réduction hebdomadaire du temps de travail par exemple – trouvent leurs limites et des contreparties dures pour les plus défavorisés : flexibilité accrue, contrainte d’horaires irréguliers, stress aggravé.
Henri Rey, Des classes populaires (presque) invisibles, p. 557

Les populations précaires ou pauvres souffrent plus que les autres… de leur condition. Cette tautologie fait le lit de traitements par l’écoute et des interventions psychologisantes, au détriment des traitements sociaux, économiques ou politiques de la pauvreté. […]
Mais que faut-il penser des enquêtes sur la santé mentale des pauvres ou des SDF (sans domicile fixe), censées fournir la preuve de cette mauvaise santé mentale des pauvres ? Dans certaines enquêtes, on demande aux SDF : « Vous sentez-vous affligé par la vie que vous menez ? » Ou : « Vous sentez-vous découragé ou inquiet pour votre avenir ? » On mesure la santé mentale ou la présence de troubles mentaux à partir d’indicateurs tels que la difficulté à s’endormir, la nervosité, la consommation d’alcool ou de drogue. Le symptôme de maladie mentale ne serait-il pas plutôt à chercher chez un Rmiste ou un SDF heureux et détendu ?
François Sicot, p. 622-623

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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