Regarde ta face : Visions de Médée, de Pasolini (scénario)

Ne pas céder à l’illusion du glorieux jeune doré

Pasolini (Pier Paolo) 1970, Visions de Médée [in Médée], Arléa, 2007

Note : 4 sur 5.

Résumé

Le jeune Jason, orphelin élevé par le Centaure, vient conquérir la Toison d’or avec sa bande de voyous, afin de reprendre le trône volé à son père. Par les chants et les oracles des vieilles femmes, Médée tombe amoureuse du jeune homme avant même son arrivée. Elle vole elle-même la Toison, symbole sacré de son peuple et s’enfuit avec lui. Elle tue son frère pour ralentir son père qui les poursuit.
Quelques années plus tard, Jason a eu deux enfants avec l’étrangère, ils ont trouvé refuge au royaume de Corinthe. Mais Jason a décidé de marier la princesse Glaucé, pour succéder à son père Créon, et d’abandonner Médée…

L’auteur : Pier Paolo Pasolini (1922-1975)

Fils d’un militaire et d’une institutrice. Son père était issu d’une famille riche et noble mais avait dilapidé son héritage par amour pour une danseuse. Sa mère est au contraire issue d’une famille modeste et paysanne. La famille suit les diverses affectations du père. L’enfant passe ses étés à Casara dans le Frioul, et prend goût très tôt pour la poésie et le dessin. Il réussit particulièrement bien sa scolarité et s’inscrit à la faculté de lettres de Bologne à dix-sept ans.

Il profite au mieux des activités et de la vie sociale de l’Université : capitaine de l’équipe de football, ciné-club, sorties en vélo… Il publie en 42 à compte d’auteur un premier recueil de vers, Poesie a Casara. Il abandonne un premier projet en histoire de l’art pour une thèse sur la poésie et se lance dans une activité intense de critique littéraire, de poète et de défense du Frioul (langue régionale). Il s’installe avec sa mère près de Casara et fonde une école de proximité à son domicile.Après la guerre, il rejoint Rome, fait la connaissance de nombreux écrivains, participe à des projets d’opérette, de théâtre et de poésie, puis s’engage au Parti Communiste Italien (PCI). Il commence à enseigner en 48 à Valvasone. Il est exclu du parti et interdit d’enseigner en raison de son homosexualité. Il travaille à son premier roman qui paraîtra en 55, Les Ragazzi (les jeunes), sur la prostitution masculine, lui valant un succès populaire et une plainte pour pornographie.

Il collabore avec Frederico Fellini sur Les Nuits de Cabiria en 56, puis en 60 sur Dolce Vita, qui en retour l’aidera à réaliser son premier film Accattone en 61. En 63, son court métrage La Ricotta sur un épisode de la passion du Christ lui vaut quatre mois de prison pour insulte à la religion. Il continue de réaliser des films inspirés de la Bible, de la mythologie, de la littérature, de son engagement politique à l’extrême gauche… En 68, il critique les révoltes étudiantes comme étant petites-bourgeoises. Il se dit contre l’avortement. En 75, il tourne son dernier film Salo ou les 120 journées de Sodome, inspiré de l’oeuvre du marquis de Sade et de la notion de Kant de Mal radical.

Il est assassiné en novembre 75 sur une plage d’Ostie près de Rome. Un jeune prostitué est arrêté et condamné mais déclarera bien plus tard avoir été forcé à endosser le crime par des fascistes.

Commentaires

Ce scénario du film réalisé en 1969 porte un titre qui représente bien le contenu du film mais aussi la manière de procéder de l’écrivain-réalisateur. Il s’agit bien d’une série de « visions », de rêves, visuels. L’auteur décrit ce qu’il voit et pourquoi ces personnages agissent. Dépassant le cadre du script, contenant des passages modifiés ou supprimés, les Visions sont un complément important pour le film, amenant à une plus riche compréhension d’un film à l’image hypnotique. Le scénario donne toute la valeur symbolique de ces images. Même si de nombreuses choses demeurent indécises et inquiétantes pour le lecteur-spectateur.
Peut-être encore plus que dans les adaptations théâtrales, le Jason de Pasolini est un salaud, sans honte ni sans pitié pour la jeune femme, tout à son ambition. Les Argonautes sont une bande voyous comparables aux errants de Rome que l’on peut rencontrer dans les premiers films du réalisateur. Cependant, Jason, en tant qu’incarnation d’une jeunesse sans foi ni loi, résolument moderne par son égoïsme, allant même contre sa nature, ignorant même l’élan de son coeur pour satisfaire son désir de gloire, en devient un vrai personnage tragique, alors qu’il n’était qu’un mauvais justement puni dans les drames. Le personnage est inconsistant, enveloppe vide, dont même les sentiments, l’émotion, sont refusés. C’est une sorte de self made man avant l’heure, un vainqueur dans la compétition individualiste moderne.
Tout comme dans le film, ces visions tournent autour de Médée. Le personnage d’étrangère, arrachée, est renforcé. Mais, la jeune femme ne tombe pas amoureuse de l’homme, comme dans la légende, mais de la réputation, du destin de l’homme, avant de le rencontrer. C’est du symbole de modernité, de liberté, de force, de jeunesse sanguine, ce voyou ayant perdu le sens du sacré, que Médée tombe amoureuse. Elle renie sa culture, sa famille, séduite par l’appel de la modernité, du monde, de la conquête, de l’ambition fougueuse de la jeunesse, de cette civilisation de mouvement et d’agitation qui fait contraste avec la culture arrêtée, ancestrale, pleine de codes et de lourdeurs. En cela, l’auteur exprime clairement son rejet de la société moderne. Si la fibre politique de gauche de l’auteur est connue, elle ne se fait pas sans un dégoût pour la société athée, techniciste, individualiste. Les sociétés anciennes étaient certes monstrueuses, mais elles donnaient un sens à la vie.
En cela, Pasolini dénonce les fausses aspirations d’une jeunesse à une liberté perverse, à un monde sans dieu, sans aîné, sans culture, sans révérence. Une dénonciation qui prend tout à fait sens dans le contexte de création du film, Pasolini ayant très clairement pris position contre les fils de la bourgeoisie qui selon lui ont mené la révolte de mai 68. Les conséquences en sont cette totale perte de repères de Médée qui devient monstre, par sa souffrance, son refus d’être un laisser de côté, une victime collatérale de la lutte individualiste de Jason. Médée refusant de mourir avec sa société dépassée, Médée refusant d’être une victime, une perdante, une faible dans cette lutte moderne, se raccroche contre sa nature à cet homme perdu, qui va la perdre.
On retrouve ainsi l’explication plus traditionnelle de la colère première de Médée, la jeune femme est aussi symbole de l’abandon de la famille pour l’amour. La femme s’oublie, sacrifie tout pour son amour, pour l’homme trompeur. Ressaisit tout son indépendance, sa sauvagerie de femme, sa force, pour venger et se venger d’elle-même, de sa bêtise, par la destruction de ses enfants et d’elle-même.

Passages retenus

p. 61 :

En Colchide on continue à travailler durement la terre. Des jeunes filles sont occupées aux travaux des champs (elles sèment, coupent l’herbe, etc.). Et en même temps, comme c’est l’usage, elles chantent une vieille mélodie populaire. Mais comme il arrive souvent, sur cette mélodie, elles ont adapté de nouvelles paroles. Le chant parle d’un certain Jason, un héros fabuleux, très beau, brun, qui a quitté ses terres lointaines pour gagner la Colchide et venir y semer la destruction et la mort. Dans sa chambre, derrière une petite fenêtre qui donne sur la cité, Médée écoute. Le chant, avec ses paroles tragiques et douces, monte jusqu’à elle.

p. 68 :

Médée se sent emplie de l’esprit de sa terre – du doux soleil – de l’antiquité, et elle est prise d’une sorte de ravissement. Elle tombe à genoux devant le petit arbre humble et sublime, auquel est accrochée la Toison, symbole de la continuité et de l’absolu de la condition humaine : et elle prie. Jamais elle n’a prié avec une telle ferveur, presque de la béatitude… Mais tout à coup, comme déchirée, la musique qui accompagne Médée s’interrompt. Un silence profond, non naturel, tombe sur les choses. Comme arrachée à un rêve, Médée paraît se réveiller brutalement : elle regarde autour d’elle, hésitante, sans comprendre, comme si quelque chose s’était déchiré à l’intérieur d’elle-même et qu’elle en cherchait les signes dans le monde extérieur. Monde qui lui paraît dans tout son mystère originel, antérieur à toute signification humaine : autrement dit impénétrable. Et voici que, dans le silence non naturel, on entend un bruit, un bruit de pas.

p. 82-83 :

Assise sur une pierre, Médée se tait, de même qu’autour d’elle se tait le monde purement physique, comme une atroce et stupéfiante apparition irréelle… Elle est comme hébétée : elle est inexpressive, mais elle a la majesté d’une gigantesque sauterelle, ou d’une divinité de pierre. Elle ne sait pas quoi faire d’elle-même. Elle s’est enfermée dans son silence comme dans un écrin.
Jason, largement repu, alors que les autres sont sur le point d’aller dormir, se lève et part à la recherche de cette femme « folle », qui est allée se fourrer on ne sait où. Léger, comme extérieur aux choses, s’acquittant de cette tâche sans vraiment s’impliquer, il rôde dans les environs sauvagement muets (dans la lumière orangée du soleil et dans la lumière bleutée de la lune), jusqu’au moment où il la voit. Résolu, il s’approche d’elle en souriant, comme un père (lui encore tellement jeune) avec sa fille désobéissante ; mais le regard qu’elle lui adresse l’arrête d’un coup. Ce regard ! Violence et peur mêlées : la première tout emplie de haine, la seconde d’humilité implorante, etc. Jason – lui, Jason ! – se sent confus, embarrassé ; son regard se perd. Il doit faire un effort (le premier), pour oser ce qu’il a décidé : il la prend par un bras et l’entraîne à sa suite. Elle, qui jusque là était royale et presque surnaturelle, cède d’un coup : elle se fait soumise, obéissante comme un enfant, justement. Elle se laisse entraîner vers les tentes.
Presque tous les argonautes sont allés dormir. Dans un coin, sous la lumière lunaire, il en reste quelques uns groupés autour d’Orphée qui joue de la guitare. C’est vraiment une nuit d’été populaire, au son d’une vieille chanson simple, etc.
Jason emporte Médée dans sa tente, et il la fait s’allonger sur la natte d’osier. Il lui sourit (paternel, protecteur). Maintenant, elle le regarde, fidèle et soumise, comme un chien au regard humide. Jason se déshabille. Il dissimule son intention et son incertitude derrière son sourire de petit garçon, tout fier de sa virilité. Médée le regarde enchantée, et elle se perd en lui. C’est un amour véritable, complet, etc. Ce qui prévaut à ce moment-là, c’est la virilité de Jason. Médée n’a plus cette atonie de bête désorientée : dans l’amour, elle trouve tout à coup (en s’humanisant) un substitut de la religiosité perdue ; dans l’expérience sexuelle, elle retrouve le rapport sacré qu’elle avait perdu avec la réalité. Ainsi le monde, l’avenir, le bien, la signification des choses se reconstituent brutalement devant elle.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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