
Être une femme forte de l’élite impitoyable ou être une mère de douceur ?
édition utilisée :
Hugo (Victor) 1833, Lucrèce Borgia [in Oeuvres complètes, Drame t. 3], Paris, éd. Hetzel & Quantin, 1882
Résumé
Lors du Carnaval de Venise, une femme s’approche du jeune soldat Gennaro. Elle lève son masque, parle avec douceur. Les frères d’armes de Gennaro alertent, cette belle femme, c’est Lucrèce Borgia, horrible femme célèbre pour ses relations incestueuses et pour ses assassinats par empoisonnement…
Lucrèce se plaint d’eux à Gubetta, son homme de main infiltré dans le groupe. Mais elle ne veut révéler que Gennaro est son fils…
Commentaires
À la suite de Notre Dame de Paris en 1831 et Le roi s’amuse en 1832, Hugo continue de puiser dans l’histoire du Moyen-Âge tardif des motifs romantiques. Dans la famille des Borgia et les légendes les entourant, il retrouve l’horreur grandiose des tragédies grecques et de la dynastie maudite des Atrides ou des Labdacides : assassinats, inceste, matricide et infanticide… Gennaro tient d’Oedipe, jeune homme vaillant et naïf, il accomplit sans le savoir, alors même qu’il veut s’en tenir à distance, le destin maudit de l’héritage de son sang. Irritant d’innocence et de pureté, Gennaro méprise tant les mauvaises mœurs qu’il ne peut épargner une femme tueuse qui pourtant lui veut du bien. Lucrèce, extrêmement susceptible, envoie des hommes à la mort parce qu’ils se moquent d’elle, par exemple en abîmant son nom (« Borgia » devenant « orgia »). L’un comme l’autre, c’est leur haut degré de fierté – sentiment d’être d’une nature noble que nul ne peut souiller – qui les oblige à tuer. Ainsi, la volonté maternelle de préserver son fils de la noirceur du sang, de le conserver dans la pureté et l’innocence, ce secret entêté – Lucrèce ne veut entacher dans l’esprit de son fils le sentiment magnifique d’amour pour l’image qu’il s’est faite de sa mère -, quête de pureté noble qui provoque le tragique sublime.
À l’inverse de la plupart des héros hugoliens (depuis le bossu jusqu’à Gwynplaine) dont l’apparence misérable dissimule un cœur d’or, Lucrèce est une dame noble et belle cachant l’intériorité la plus malsaine. Comme Hugo le précise dans sa préface, elle ne devient un personnage romantique et dramatique (pas totalement mauvais) que par l’introduction du sentiment positif de maternité (complexité redoublée par la réputation qui dégrade l’extériorité). L’intrigue se réduit quasiment à ses scènes de face à face entre Lucrèce et son fils, entre magnétisme incestueux et fureur d’un sang suicide (duo qui rappelle Phèdre et Hippolyte de Racine). Aucun autre enjeu. Même l’infiltré charismatique Gubetta joue un rôle anecdotique. Hormis le langage délicieux et trop facile de Hugo, ce qui pourrait bien avoir séduit le public à travers les temps, c’est ce portrait d’une élite corrompue, irrémédiablement viciée sous des dehors luxueux, méritant la mort horrible qu’ils s’assènent les uns les autres, comme Lucrèce semble appeler la mort de la main de son fils, seule punition à hauteur de sa nature pourrie.
Passages retenus
p. 26
Vous avez métamorphosé votre nom, vous avez métamorphosé votre habit, à présent vous métamorphosé votre âme. En honneur, c’est pousser furieusement loin le carnaval.
p. 36
Gennaro ! Ayez pitié des méchants. Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur coeur.
p. 52
Les femmes ne déguisent leur personne que pour déshabiller plus hardiment leur âme. Visage masqué, coeur à nu.
p. 106
Dans la bouche d’une femme Non n’est que le frère aîné de Oui.