
Double objectif : donner une langue visuelle aux Sourds, les amener au mieux à la culture écrite
Abbé de L’Épée (Charles Michel) 1784, La véritable manière d’instruire les sourds et muets, Fayard, 1984
Résumé
Avertissement sur les circonstances de la mise au point de sa méthode et les méthodes concurrentes ou complémentaires alors en pratique (la dactylologie permettant de coder l’alphabet avec les mains ; l’oralisme).
1. Dans la plus importante partie de l’ouvrage, l’Épée explique comment il s’y prend concrètement pour mettre en place avec un groupe de sourds un ensemble de signes référant directement aux objets de la réalité, aux personnes puis aux actions et aux idées (non par l’intermédiaire des lettres des mots tel que c’est le cas dans la dactylologie), jusqu’à constituer une langue autonome du parler ; mais il ajoute également des signes calqués sur grammaire du français (préposition, féminin, adjectif…).
2. Apprentissage secondaire mais essentiel, s’inspirant des méthodes préexistantes de MM. Bonnet et Amman, l’Épée explique comment concrètement faire articuler les sons du français par les sourds (technique du doigt dans la bouche de celui qui fait le son…), puis comment les faire lire sur les lèvres.
3. Controverse en latin (!) sur la meilleure méthode d’instruction pour les Sourds, opposant la méthode de l’Abbé et l’oralisme exclusif de Samuel Heinicke, de Leipzig.
Commentaires
On honore l’abbé de l’Épée comme pionnier de la langue des signes. Pour cette même raison, on le lit rarement, le considérant comme dépassé, charmante touche d’histoire, has been lui et sa méthode. Mais Charles-Michel l’Épée est un homme des Lumières. Sa préoccupation est de justice sociale autant que de charité chrétienne. Si deux petits chapitres concernant l’acquisition des principes catholiques font sourire aujourd’hui – il faut voir à quel point c’était alors nécessaire pour être reconnu comme personne instruite -, l’Épée fait davantage penser à l’abnégation révolutionnaire de Jésus et de saint François, qu’à l’institution chrétienne hiérarchisée. De plus, sa méthode se lit rapidement et facilement : sa langue est concise, directe et parfaitement claire ; l’organisation rigoureuse permet d’aller droit vers ce qui peut intéresser.
On considère que la langue des signes dits « méthodiques » élaborée par l’abbé contient une erreur originelle, qui est d’être resté obnubilé par la grammaire de la langue française (adjonction de signes déterminant, apostrophe, préposition, conjonction, verbe ou adjectif, temps et mode…). La Langue des signes français (LSF) s’est logiquement affranchie de ces lourdeurs pour privilégier l’efficacité communicative. Mais si l’Épée décrit concrètement comment il met en place un système de signes avec un groupe de Sourds, leur permettant de communiquer efficacement, il ne prétend pas constituer une langue, la figer (certains passages laissent accroire qu’il en laisse l’évolution à l’usage – comme toute langue vivante orale). Sa préoccupation première est « l’instruction » des sourds, c’est-à-dire leur pleine entrée dans la culture de l’écrit (l’écriture « littératie », entendue non comme un encodage mais comme un outil intellectuel). Encore de nos jours, les sourds ont des difficultés particulières à maîtriser le français écrit – complexe, irrégulier, à moitié basé sur l’oral (problèmes des homonymes, des expressions figées, de construction syntaxique…). Certes, l’usage de signes « méthodiques » est laborieux, et impose une syntaxe contre-nature par rapport à la LSF, mais ne s’agit-il pas justement d’un outil, similaire à la grammaire scolaire, qui permet dans l’enceinte de la classe, un rapprochement de la langue des signes et de la langue écrite, dès le départ des enseignements ? Contrairement au français signé, la langue des signes méthodiques de l’Épée n’a pas pour but de transposer l’oral mais directement l’écrit, langue intellectuelle, lente et organisée (le parler spontané a une syntaxe bien différente). Elle proposerait ainsi à l’intérieur même de la pratique des signes une distinction forte, une diglossie, entre une pratique communicative, efficace, expressive, la LSF, et une pratique dédiée à l’usage scolaire, intellectuel, analytique. Une diglossie qu’on déplore souvent en français (le parler spontané est en réalité très différent de l’écrit, en prononciation et vocabulaire, mais également dans sa syntaxe – ce qui pose des difficultés dans l’enseignement), mais qui a longtemps existé en Europe (usage du latin) et s’est imposée dans de très nombreuses cultures (pays arabes, Afrique, Chine…). Préserver l’expressivité, la fraîcheur d’une langue vivante, ne tiendrait-il pas d’ailleurs à l’usage volontaire d’une autre langue (répondant à des besoins différents de précision scientifique, de liens avec les autres langues et cultures…) ?
Passages retenus
Avertissement, p. 9
Je vais exposer les moyens dont je me suis servi pour préparer un nombre d’entr’eux à des Exercices publics, dans lesquels des enfants qu’on avoit regardés jusqu’alors comme des demi-automates, ont donné des preuves non-douteuses d’une intelligence supérieure à celle de la plupart des jeunes personnes de leur âge.
On verra d’une manière sensible comment on doit s’y prendre pour faire monter par la fenêtre ce qui ne peut entrer par la porte, c’est-à-dire pour insinuer dans l’esprit des Sourds et Muets, par le canal de leurs yeux, ce qu’on ne peut y introduire par l’ouverture de leurs oreilles.
p. 21
Dans quelque Langue que ce soit, ce n’est point la prononciation des mots qui fait entendre leur signification. En vain dans la nôtre nous eût-on répété cent et cent fois les noms de porte et de fenêtre, etc. etc. etc. nous n’y aurions attaché aucune idée, si on n’eut pas montré en même temps les objets qu’on vouloit désigner par ces noms. Le signe de la main ou des yeux a été le seul par lequel nous avons appris à unir l’idée de ces objets avec les sons qui frappoient nos oreilles. Toutes les fois que ces mêmes sons se faisaient entendre, ces mêmes idées se présentaient à notre esprit, parce que nous nous souvenions des signes qu’on nous avoit faits en les prononçant.
Du principe LSF aux signes méthodiques, p. 78
Si c’est l’amour que je veux faire écrire, je fais les mêmes signes que pour l’amitié, mais j’y ajoute une plus grande activité, tant sur la bouche que sur le coeur, parce que l’amour est plus ardent que l’amitié, (même dans le sens de religion, dans lequel nous le prenons toujours).
Ces deux mots aimé et aimée sont deux Adjectifs, l’un au masculin, l’autre au féminin : il faut ajouter l’un de ces deux signes au signe radical et au signe Adjectif. Est-il question de ce mot aimable, je fais le signe radical, ensuite le signe d’Adjectif, mais comme c’est un adjectif qui se termine en able, et qui dérive d’un Verbe, il faut ajouter à ce signe celui de possible ou de nécessaire, comme nous l’avons dit.
En substantifiant cet Adjectif, comme nous l’avons dit, cela fait amabilité.
La LSF pour l’usage commun, la méthodique pour l’instruction d’une langue, p. 102
La Langue naturelle des Sourds et Muets est la Langue des signes : ils n’en ont point d’autre, tant qu’ils ne sont point instruits, et c’est la nature même, et leurs différents besoins, qui les guident dans ce langage.
Il importe peu en quelle langue on veuille les instruire : elles leur sont toutes également étrangères, et celle même du pays dans lequel ils sont nés, n’offre pas plus de facilité que toute autre, pour réussir dans cette entreprise. Mais quelque (sic.) soit la Langue qu’on désire apprendre, ils ont besoin d’une Méthode, pour en connoître les règles, et d’un bon Dictionnaire, pour en apprendre la juste valeur des mots.
p. 134
Les Sourds et Muets acquérant cette facilité de très-bonne heure [observer les mouvements des lèvres], et d’ailleurs étant curieux, comme le reste des hommes, de sçavoir ce que l’on dit, sur-tout lorsqu’ils supposent qu’on parle d’eux, ou de quelque chose qui les intéresse, ils nous dévorent des yeux (cette expression n’est pas trop forte), et devinent très aisément tout ce que nous disons, lorsqu’en parlant nous ne prenons pas de la précaution de nous soustraire à leur vue. C’est un fait d’expérience journalière dans les trois maisons qui renferment plusieurs de ces enfans, et j’ai soin de recommander aux Personnes qui nous font l’honneur d’assister à nos Leçons, de ne point dire en leur présence ce qui n’est pas à propos qu’ils entendent, parce que cela seroit capable d’exciter l’orgueil des uns et la jalousie des autres.
idée d’une langue séparée de la lettre et de la prononciation mais connectée à sa transcription, p. 135
Je ne me presse point de leur communiquer cette science [lecture sur les lèvres] : elle leur seroit plus nuisible qu’utile, jusqu’à ce qu’ils aient acquis la facilité d’écrire imperturbablement sous la dictée des signes en toute orthographe, quoique ces signes ne leur représentent ni aucun mot, ni même aucune lettre, mais seulement des idées dont ils ont acquis la connoissance par un long usage.
User de patience avec les sourds qui essaient de communiquer, p. 137
Nous avons cette complaisance pour les Étrangers qui apprennent notre Langue, et qui commencent à l’entendre et à la parler ; et de leur côté ils font la même chose avec nous, tant que la leur ne nous est pas familière. Pourquoi n’en userons-nous pas de même avec les Sourds et Muets nos freres, no parens, nos amis, nos commensaux ?