
La surdité : malédiction ou diversité culturelle empêchée ?
Laborit (Emmanuelle) 1994, Le Cri de la mouette, Robert Laffont
Résumé
Emmanuelle est née sourde, en 1971. Jusqu’à ses sept ans, elle communiquait tant bien que mal avec sa mère par un code « ombilical » connu d’elles seules. Son père demeurait étranger. À l’école, elle restait à dessiner dans un coin. Voilà qu’un jour son père entend à la radio l’existence d’un institut à Vincennes où se pratique une langue gestuelle pour les sourds. Emmanuelle y découvre alors la communication, une communauté, une culture… Elle comprend qui elle est et dans quel monde elle vit. La langue des signes est encore interdite à l’école, et mal vue : les sourds-muets doivent parler et entendre en lisant sur les lèvres… Emmanuelle se révolte. Chaque jour elle retrouve sa bande à Opéra et ils signent pendant des heures avec de grands gestes, se soûlent, vont en boîte de nuit…
Commentaires
Le cri d’une mouette, c’est l’image poétique de cette voix étrange qui provient d’une personne sourde (et pas tout à fait « muette ») essayant difficilement de parler, plainte d’un oiseau, comme « L’Albatros » de Baudelaire, contraint à marcher maladroitement à terre, alors qu’il serait si à l’aise pour battre des ailes, au milieu d’autres mouettes. Ces petits groupes de sourds, cercles remuant de personnes faisant de grands gestes silencieux, augmentés de cris inhabituels et de rires inattendus, donnent aux passants cette impression d’inquiétante étrangeté… Une gestuelle cabalistique pour les non-initiés… Reproche récurrent d’Emmanuelle Laborit aux entendants : le manque d’efforts et de patience pour communiquer. Comme si il était hors de question de s’adapter à ces citoyens fonctionnant différemment. L’appareillage cochléaire et l’opération constituent un espoir de panacée pour limiter cette maladie terrible de ces pauvres nés-mouettes. La société préfère voir le sourd comme un handicapé, un citoyen incomplet, que de laisser une place à sa différence, que de voir la langue des sourds comme une richesse communicative et culturelle complémentaire (qui commence à émerger dans la pédagogie aux premiers âges). L’abbé de l’Épée (pionnier de la langue des signes, XVIIIe) remarquait déjà comme les enfants sourds développent une acuité visuelle impressionnante. Comme Tirésias, aveugle disposant du pouvoir de divination, les enfants nés « handicapés » dans certaines sociétés sont dits bénis des dieux, disposant d’un pouvoir secret en compensation (on a retrouvé à plusieurs reprises des sépultures faisant l’objet d’honneurs particuliers). Les sourds n’ont-ils pas quelque chose des X-Men de la communication, ces mutants rejetés qui tiennent de leur non-conformité génétique des pouvoirs à la fois effrayants mais utiles qu’ils activent avec de grands gestes ?
À l’école comme dans le cercle familial, domine le principe éducatif du « parle et entend » (à laquelle répond idéalement un « lève-toi et marche ! » adressé par un sourd à un pédagogue en fauteuil roulant). Si cette injonction n’est pas si absurde (les sourds sont rarement muets et peuvent « entendre » en lisant sur les lèvres), cette méthode dite « oraliste » leur permettant d’interagir au maximum avec les entendants est très lente, gourmande cognitivement et s’avère finalement peu efficace (un lecteur sur les lèvres comprend 20-30% du message, et leur prononciation conserve cet accent fort de surdité). Et cette focalisation se fait au détriment de la progression dans les autres apprentissages… Née dans une famille à fort patrimoine culturel (petite fille du scientifique Henri Laborit), disposant du soutien de ses parents et de sa sœur qui ont appris la langue des signes, Emmanuelle réussit son baccalauréat… après un échec. Nombreux sont les enfants sourds qui demeurent en échec scolaire complet, maîtrisant mal la langue écrite (et parfois mal aussi la langue des signes), et se construisent en conflit avec la société des entendants, avec leur famille, rejetant la langue orale, la langue écrite et la culture commune aussi bien qu’ils s’en sentent rejetés… Nombre de sourds s’abîment ainsi dans l’isolement ou la marginalité.
Cette méthode oraliste s’est souvent imposée à l’exclusion de la langue des signes, interdite dans l’enseignement en France jusqu’en 1991 ! Langue obscène, langue non-civilisée, langue de singes (seule langue d’ailleurs qu’on ait réussi à enseigner à un singe). Suivant le Congrès de Milan de 1880, son apprentissage nuirait à la maîtrise du français et provoquerait la confusion dans l’esprit… Préjugé qui a longtemps servi d’excuse pour condamner le bilinguisme, préjugé qu’on trouve dans les discours colonialistes de Jules Ferry, dissimulant mal son obsession de concurrence impérialiste, d’emprise du français sur le territoire, aboutissant à la nécessité ne pas bien apprendre les langues étrangères !! Il s’agit bien d’un interdit idéologique. Symétrique de l’immigré malvenu, le sourd évoque une altérité venant de l’intérieure (d’où cette empathie instinctive que ressent l’auteure à plusieurs reprises pour les autres minorités discriminées). Cette communauté-refuge décrite comme nécessaire à tout sourd pour enfin se relâcher (par opposition à tout autre contexte où la concentration doit être dix fois supérieure pour toute communication), comme tout communautarisme dans la citoyenneté « à la française », est interprétée comme un refus de s’intégrer.
Ayant pour projet de démontrer qu’une sourde peut parfaitement se développer intellectuellement et maîtriser la langue écrite de norme haute, Emmanuelle Laborit n’a pas cherché, par l’innovation poétique, le détournement volontaire des règles de grammaire, à manifester dans l’écrit la structure particulière de la langue des signes (plus directe, sans flexion…) ou la sensibilité pré-langagière et purement visuelle des sourds : cela aurait pu être mal perçu (nouveau refus de s’intégrer)… Certains discours rapportés – il dit, elle dit -, alors que la personne ne signe pas, paraissent parfois en lieu et place d’une interprétation des visages et attitudes. Ce que l’autrice fait sentir au contraire parfaitement, c’est le sentiment d’injustice et de révolte du jeune sourd, impuissant face à l’emprise des parents, des institutions scolaires ou administratives, face au débat ininterrompu des discours le prenant pour objet, débat dont il est de fait exclu… face à une société qui se sert de sa non-conformité pour l’assujettir, le maintenir dans la dépendance et assouvir un fantasme de domination et de contrôle (légitimant ainsi une société de charité et de déférence, comme le montre Baudrillard dans À l’ombre des majorités silencieuses : en fabriquant des échoués, on justifie le rôle des contremaîtres). Cette volonté de contrôle cache mal le complexe de supériorité d’une société pudibonde, héritière d’un malaise très chrétien dans son rapport au corps, à l’insécurité grandissante dans l’usage d’une langue néo-précieuse, cancérisée par le politiquement correct et le jargonage anglo-intempestif, le fétichisme orthographique, langue dans laquelle comme le dit l’autrice, les mots servent davantage à recouvrir, à dissimuler les sentiments, à voiler, à brouiller, à ne pas dire… à faire taire. Il y a ainsi renversement, la langue silencieuse se révèle bien plus expressive et libératrice (directe, intense par le face à face et du regard, l’engagement du corps vers l’autre et dans l’échange…) là où la voix se fait bavardage, cloison, injonction, empêcheuse de penser ensemble…
Passages retenus
p. 51
Nous avons, elle et moi, notre système de communication compliqué, celui que j’appelle « ombilical ». Nous y sommes habitués. Mon père, lui, n’a rien. Il sait que je suis faite pour communiquer avec les autres, que j’en ai très envie, tout le temps. Cette possibilité qui lui tombe du ciel par la radio l’enthousiasme.
Je crois que c’est la première fois qu’il a accepté réellement ma surdité, en m’offrant ce cadeau inestimable. Et en se l’offrant à lui-même, car il voulait désespérément communiquer avec moi.
Évidemment, moi, je ne comprends rien, je ne sais pas ce qui se passe. Mon père a le visage perturbé, c’est mon seul souvenir de ce jour émouvant pour lui, et formidable pour moi : la radio et son visage.
La bande du métro Opéra, p. 120
Mes parents me permettent déjà beaucoup de choses, hélas, j’en fais davantage. Ils ne savent pas, par exemple, ils l’apprendront par la rumeur, que je « fréquente ma bande » au métro Opéra. C’est la base des sourds de l’époque, le petit ghetto où tout se raconte, se commente, s’organise, entre sourds. Les jeunes entendants font ça ailleurs, dans les banlieues, les terrains vagues, les cours d’immeubles.
La grande différence est que lorsqu’un sourd rencontre pour la première fois un autre sourd, ils se racontent… des histoires de sourds, c’est-à-dire leur vie. Tout de suite, comme s’ils se connaissaient depuis une éternité. Le dialogue est immédiat, direct, facile. Rien à voir avec celui des entendants. Un entendant ne saute pas sur un autre au premier contact. Faire connaissance, c’est lent, c’est précautionneux, il faut du temps pour se connaître. Des tas de mots pour le dire. Ils ont leur manière de construire leur pensée, différente de la mienne, de la nôtre.
Un entendant commence une phrase par le sujet, puis le verbe, le complément et enfin, tout au bout, « l’idée ». « J’ai décidé d’aller au restaurant manger des huîtres. »
(J’adore les huîtres.)
En langue des signes, on exprime d’abord l’idée principale, ensuite on ajoute éventuellement les détails et le décor de la phrase. Pour les détails, je peux signer des kilomètres. Il paraît que je suis aussi friande de détails que d’huîtres.
De plus, chacun a sa manière de signer, son style. Comme des voix différentes. Il y a ceux qui en rajoutent pendant des heures. Et ceux qui font des raccourcis. Ceux qui signent argot, ou classique. Mais faire connaissance en langue des signes prend quelques secondes.
Nous, on se connaît d’avance. « Tu es sourd ? Je suis sourd. » C’est parti. La solidarité est immédiate, comme deux touristes en pays étranger. Et la conversation va aussitôt à l’essentiel. « Qu’est-ce que tu fais ? T’aimes qui ? Qui tu fréquentes ? Qu’est-ce que tu penses d’Untel ? Où tu vas ce soir ?… »
Avec ma mère aussi la communication est franche, directe. Elle n’est pas comme les entendants qui se cachent souvent derrière les mots, qui n’expriment pas profondément les choses.
Éducation, convenance, mot qu’on ne dit pas, mot suggéré, mot évité, mot grossier, mot interdit ou mot apparence. Mots non dits. Des mots comme un bouclier.
Il n’y a pas de signe interdit, caché, ou suggéré, ou grossier. Un signe est direct et signifie simplement ce qu’il représente. Parfois brutalement, pour un entendant.
Il était impensable, quand j’étais petite, que l’on m’interdise de montrer quelque chose ou quelqu’un du doigt par exemple ! On ne m’a pas dit : « Ne fais pas ça, c’est impoli ! »
Mon doigt qui désignait un être, ma main qui prenait un objet, c’était ma communication à moi. Je n’avais pas d’interdit de comportement gestuel. Exprimer que l’on a faim, soif, ou mal au ventre, c’est visible. Que l’on aime, c’est visible, que l’on n’aime pas, c’est visible. Cela gêne peut-être, cette « visibilité », cette absence d’interdit conventionnel.
À treize ans, j’ai décidé que je ne voulais plus d’interdits, d’où qu’ils viennent. Mes parents ont tenu le choc comme ils ont pu. Au métro Auber, j’étais chez moi, dans ma communauté, libre.
p. 168-169
Quand j’allais passer la soirée chez [une camarade], on dînait avec sa famille. Évidemment, je n’allais pas me taire toute la soirée ; la première fois, je me suis donc exprimée en signes avec elle. Aussitôt, les parents m’ont arrêtée :
« Non, il faut que tu t’exprimes oralement.
– Mais c’est à elle que je parle. Je ne vais pas parler à une sourde ! »
Je trouvais ça tellement artificiel, tellement stupide ! Leur parler à eux, d’accord, puisqu’ils ne connaissent pas ma langue. Mais à ma copine ?
« Excusez-moi, mais ça me paraît ridicule de parler oralement avec elle !
– Parle, sinon nous ne comprenons pas ce que tu dis ! »
Non seulement, ils la privaient de s’exprimer naturellement avec moi, mais en plus, ils voulaient tout comprendre de ce qu’on disait ! Mais où est la liberté dans cette histoire ?
Ma copine s’est rebellée. Plus tard, elle m’a expliqué que ses relations avec ses parents étaient complètement folles. Des disputes monstrueuses. Il lui arrivait d’exploser et de flanquer des meubles par terre, tellement elle avait besoin de se défouler physiquement. Son père était violent. L’ambiance était perpétuellement agressive, conflictuelle.
[…] Finalement, je ne pouvais plus supporter d’aller chez elle, et c’est elle qui venait à la maison, pour pouvoir discuter librement. Cependant, elle s’obligeait à s’exprimer oralement avec ma mère, bien que celle-ci connaisse la LSF.
On se défoulait le soir pendant des heures, à papoter dans la chambre. Elle me racontait sa vie, moi la mienne. Ça la soulageait.
Ses parents ont eu d’elle une image d’handicapée, une malade. Leur fille ne sera jamais « normale », à moins de cacher sa surdité et de l’obliger à parler. Ils pensent, comme beaucoup, que si l’enfant utilise les signes, il ne parlera jamais. Or, ça n’a rien à voir. […] Ses parents ont pour elle un amour égoïste. Ils la veulent à leur ressemblance. Les miens ont accepté merveilleusement ma différence. Ils la partagent avec moi. Elle, elle ne peut rien partager d’important avec sa mère. Comment lui dire ce qu’elle ressent profondément, tous ses problèmes de gamine, de jeune fille, ses histoires d’amour, ses déceptions, ses joies ?
La communication reste superficielle, avec les mots qu’elle utilise. Il est normal, dans ces conditions, qu’elle s’entende mal avec ses parents. Ils ne savent rien d’elle, ou presque, et elle ne sait rien d’eux. Elle est si seule !