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Ramasse tes lettres : Neige, d’Orhan Pamuk

Quand la neige du politique recouvre l’humain, la poésie, l’amour…

Pamuk (Orhan) 2002, Neige, Gallimard, 2005

Traduit du turc par Jean-François Pérouse (titre original : Kar)

Note : 4 sur 5.

Résumé

Ka, poète exilé à Francfort depuis de nombreuses années, se rend à Kars pour un reportage sur des jeunes filles qui se sont suicidées parce qu’on leur interdisait de porter le voile à l’école. Alors qu’il discute dans une boulangerie avec İpek, la femme dont il était autrefois amoureux, fraîchement divorcée, voilà qu’à quelques tables d’eux, le directeur de l’école est tué par un extrémiste. Les esprits s’échauffent, les camps se forment, un coup de force se prépare… et Ka marchant dans les rues, observant la neige tomber, pris d’élans poétiques.

Commentaires

De Kars (la ville) à Kar (la neige) à Ka (le personnage), on devine la référence à Kafka et à son avatar littéraire K., protagoniste des romans Le Château et Le Procès (Karl dans L’Amérique). Ka est lui aussi pris dans les pièges de l’absurde, essentiellement le sac de nœuds coulissants constitué par les jeux de la politique, de l’idéologie et de la religion. Bien que les événements qui se produisent soient tout à fait vraisemblables (même un terrible goût de déjà-vu pour les Turcs, avec la propension du pays aux coups d’État et aux ébauches de guerre civile entre front kémaliste républicain, fondamentalistes et nationalistes kurdes…), Ka le poète apparaît déphasé, pas du tout à la hauteur de l’Histoire en train de se jouer. Illuminé par sa quête poétique, auto-illusionné par un amour de jeunesse fantasmé, touriste en promenade semblant futile alors que tout autour est politique, implication, menace et langage sérieux et serré… que la mort violente survient juste à côté de lui. Même les jeunes adolescents fondamentalistes le piègent à la conversation, cernent la faiblesse de ses positions. Ka est baladé de lieu en lieu, de rencontre en rencontre, chaque personnage semble vouloir l’utiliser dans ses propres affaires, dans son jeu… Même l’amour d’İpek paraît presque trop facile et intéressé.

Le plus absurde est-il ce personnage pris d’une épiphanie poétique et d’un amour naïf alors que l’Histoire s’écrit, ou bien au contraire cette Histoire désespérante de recyclage d’oppositions idéologiques stériles, guéguerres d’étiquettes, théâtre suranné de postures et de grimaces renforcées dignes de la Commedia dell’Arte, servant à couvrir la médiocrité ambiante d’une soif d’importance de soi ? Le bien-être, l’amitié, l’amour et l’art sont laissés de côté, vus comme négligeables ou ridicules. Le flocon poétique de Ka, peut-être un chef-d’œuvre, se perd. Sacrifiées aussi les ambitions littéraires inavouables des jeunes fondamentalistes. L’amour est tu au profit de l’action, de l’honneur, ou bien fantasmé, simple jeu de position où les rôles sont interchangeables (on n’aime pas la femme mais le symbole qu’elle incarne ; on ne quitte pas la femme mais c’est sentiment de puissance que de faire passer son engagement au-dessus). Comme la poésie de Ka, son enquête sur le suicide des jeunes filles voilées est vite mise de côté, oubliée, non pertinente dans ce monde du tout politique. Ses intuitions sur ses jeunes filles fragilisées, leur souffrance existentielle, leurs rêves de bien-être empêchés, sont balayées d’une voix unanime : leur geste est simplement un acte politique.

Usant de polyphonie directe ou indirecte, Pamuk fait évoluer des personnages à l’épaisseur dostoïevskienne (cf. Bakhtine, Poétique de Dostoïevski), chacun pris dans la profondeur des engagements nécessaires au sentiment d’exister. Tous capricieux suivant leurs rôles et non les besoins de la réussite d’une belle histoire, ils veulent encombrer la scène, l’occuper de leur parole, la dominer même en donnant en spectacle leur bassesse (tels Les Démons ou L’Idiot). En même temps, hors cet événement exceptionnel, cet emballement tragique de l’histoire, Zaim le chef de la troupe de théâtre le dit : quantité d’hommes et de femmes semblent perdus, sans densité, feuilles mortes jaunissant à la terrasse d’un salon de thé. Même l’art y est mort, Ka retrouvant l’inspiration uniquement au beau milieu du désastre. La politique n’est-elle pas un théâtre nécessaire, ce mouvement de pleurs et de rires, d’espérances infinies et de tragédies, qui créent une dynamique de vie ? Une drogue meurtrière et déplorablement remplissante ? La réalité aurait-elle besoin d’une épaisseur de fiction pour concerner les hommes ? Ainsi Zaim serait tout à fait dans son rôle en organisant ce coup d’État pour ranimer ce triste monde… Dans ce contexte, la fiction de Pamuk qui intervient de lui-même dans son récit pour rechercher cette poésie perdue et reconstituer l’histoire de son auteur frère de sensibilité disparu dans la fiction comme dans la réalité, pourrait être l’image d’un combat bien réel pour faire apparaître l’âme humaine ensevelie sous cette fausse couche de neige politique.

Passages retenus

Épaisseur de vie, p. 197
Par exemple, Sabdullah Bey, journaliste et folkloriste respecté par tous les Kurdes de Kars, personnalité ayant connu au cours de sa vie quelques coups d’État, avait préparé ses affaires dès qu’il avait entendu à la télé l’annonce du couvre-feu, sentant qu’il n’échapperait pas à la prison. Après avoir mis dans sa valise ses pyjamas à carreaux bleus sans lesquels il ne pouvait pas dormir, son médicament pour la prostate et ses somnifères, son bonnet de laine et ses chaussettes, la photo d’Istanbul où sa fille sourit avec son enfant dans les bras, les études préparatoires pour le livre qu’il écrivait sur les élégies kurdes collectées laborieusement, il attendit devant un thé, en regardant à la télévision la deuxième danse du ventre enflammée de Funda Eser. Quand on frappa à la porte au milieu de la nuit, bien tardivement, il salua sa femme, prit sa valise et ouvrit ; mais ne voyant personne, il sortit dans la rue et sous la mystérieuse lumière couleur soufrée des lampadaires, dans la beauté de la rue silencieuse couverte de neige, il fut tué par des inconnus qui visèrent sa tête et sa poitrine tandis qu’il se rappelait avec émotion les séances de patin à glace sur les ruisseaux de Kars dans son enfance.

Culpabilité, p. 222-223
Il raconta que tout au long de ses années passées à jouer au théâtre dans les bourgades reculées d’Anatolie, il avait vu combien les hommes de ce pays étaient paralysés par un sentiment de mélancolie : « Ils restent assis sans rien faire dans les maisons de thé, des jours et des jours. Il y a, dans chaque bourgade, des centaines, dans toute la Turquie, des centaines de milliers, des millions de chômeurs, de perdants, de désespérés, d’apathiques et de pauvres hères. Ces hommes, mes frères, ils ne sont même plus en état de mettre un peu d’ordre dans leur apparence et leurs cheveux, ils n’ont plus la volonté de nouer leur veste grasse et tachée, ils n’ont plus l’énergie de bouger les mains ou les bras, ni la faculté d’attention suffisante pour écouter une histoire jusqu’au bout, ils ne sont même plus en mesure de rire à une plaisanterie. » Puis il raconta que la plupart, de désespoir, n’arrivaient plus à dormir, prenaient plaisir à fumer en disant que ça les tuerait, interrompaient en chemin la phrase qu’ils avaient commencée, une fois réalisée l’absurdité qu’il y avait à la terminer ; il ajouta qu’ils ne regardaient pas la télé parce qu’ils appréciaient l’émission ou s’en amusaient, mais parce qu’ils ne pouvaient supporter la mélancolie de ceux qui les entouraient, qu’en fait ils souhaitaient mourir mais qu’ils ne s’estimaient pas dignes du suicide ; enfin, il expliqua qu’aux élections ils votaient pour les candidats les plus nuls des partis les plus lamentables, en se disant qu’ils leur infligeraient la peine qu’ils méritaient, et qu’ils préféraient les putschistes qui menacent en permanence de les châtier aux politiciens qui font en permanence des promesses. Entrée dans la pièce, Funda Eser ajouta que leurs femmes étaient toutes malheureuses, à s’occuper à la maison des enfants en surnombre, ou à travailler pour un salaire de misère comme domestiques dans des endroits inconnus même de leurs maris, comme ouvrières dans des fabriques de tabac ou de tapis ou bien comme gardes-malades. Mais s’il n’y avait pas ces femmes reliées à la vie par leurs cris et leurs lamentations incessantes à l’adresse de leurs enfants, ces millions d’hommes qui recouvrent toute l’Anatolie, ces hommes qui se ressemblent tous les uns les autres, avec leurs chemises sales, ces hommes mal rasés, sans joie, sans travail ni occupation, eh bien ils s’en iraient et disparaîtraient, tels ces mendiants qui meurent de froid au coin de la rue par les nuits glaciales, tels ces ivrognes engloutis dans le trou d’une canalisation au sortir de la meyhane ou bien tels ces vieux gâteux envoyés acheter du pain à l’épicerie en pantoufles et pyjama qui se perdent en route. Et tous ces hommes, comme on peut le voir dans cette « pauvre ville de Kars », forment une foule démesurée ; et la seule chose à laquelle ils prennent plaisir étant d’opprimer leurs femmes, à qui pourtant ils doivent de rester en vie et qu’ils aiment d’un amour honteux.

Porno révélateur, p. 298
En me retrouvant dans le World Sex Center à la recherche d’autres cassettes de Melinda parmi tous ces pauvres hommes, aussi seuls que des spectres, je me dis que l’unique chose qui les unissait sur terre, c’était de regarder une cassette porno, cachés dans un coin, submergés par la culpabilité.

p. 301
L’être humain ignore qu’il est heureux au moment où il l’est. C’est des années plus tard que j’ai décrété que j’avais été un enfant heureux : à la vérité, c’est faux. Mais je n’étais pas pour autant malheureux comme j’ai pu l’être durant les années qui ont suivi. Pendant mon enfance, je ne me souciais pas d’être heureux.

Désespérance de la perte de foi, p. 328
– Nous sommes pauvres et sans importance, tout le problème est là, dit Fazil avec une étrange hargne. Notre vie misérable n’a aucune place dans l’histoire de l’humanité. Pour finir, nous tous qui vivons dans cette misérable ville de Kars, eh bien nous crèverons et disparaîtrons. Personne ne se souviendra de nous, personne de s’intéressera à nous. Nous resterons des personnes insignifiantes qui s’égorgent les unes les autres pour des histoires de voile, qui s’étouffent dans leurs propres petites et stupides rivalités. Tout le monde nous oubliera. Voyant que nous passerons et quitterons ce monde sans laisser de traces, après avoir eu des vies aussi débiles, je réalise avec rage qu’il n’y a rien d’autre que l’amour dans la vie. Alors mon sentiment pour Kadife et l’évidence que la seule consolation possible dans ce monde est de la prendre dans les bras me font encore plus souffrir ; elle ne quitte pas mon esprit.
– Je vois, ce sont là des pensées dignes d’un athée, dit Ka sans aucune pitié.

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Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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