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Crache ton cerveau : Changer sa vie ou changer le monde, de Murray Bookchin

Une pensée politique révolutionnaire infestée par la satisfaction de l’égo capitaliste

Bookchin (Murray) 1995, Changer sa vie sans changer le monde (sic. OU changer le monde). L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, Agone, 2019.

Traduit de l’anglais par Xavier Crépin.

Note : 3.5 sur 5.

Cette édition contient deux essais :
– Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : Unbridgeable chasm (1995)
– « La gauche qui fut, une réflexion personnelle » (1991)

Compte-rendu

Choix éditorial particulièrement maladroit d’un titre qui semble poser cette devise de manuel de bien-être comme une revendication de l’auteur, alors qu’il s’agit de la caricature critique que Bookchin fait de la pensée de certains de ses contemporains se réclamant de l’anarchisme ou de de manière plus large de la gauche politique, qui auraient selon lui complètement renoncé à une lutte difficile pour un changement de société, au profit de la seule défense de la liberté individuelle. Or, sans l’émancipation de tous par un changement de système, cette flamboyante petite révolution de soi-même rend difficile voire impossible toute organisation collective (désintérêt pour le don de soi, mépris de la prise de décision collective, culture de l’action sans concertation…) et ressemble à s’y méprendre à l’individualisme libéral qui sert de caution au monde capitaliste…

Le premier essai est ainsi un pamphlet contre certains contemporains comme Paul Goodman, Susan Brown, qui se revendiquent de l’anarchisme individualiste de Max Stirner. Ce penchant vers l’individualisme, Bookchin le décèle également dans les tendances néo-situationniste, primitiviste mystique et anti-technologiste d’auteurs comme Hamir Bey dit TAZ, George Bradford, John Zerzan… Ces derniers cherchent une libération du système capitaliste dans un rejet inquiétant des sciences, de la technologie, de la démocratie, de l’organisation sociale, de la vie urbaine… et fantasment une sorte de retour à la vie simple des chasseurs-cueilleurs et à leur spiritualité, au bon sauvage ou plutôt au hippie illuminé, en espérant que tout le monde suive… Le second essai est un pamphlet en négatif de la gauche de pouvoir, qui aurait elle aussi délaissé les valeurs sociales et l’idéal révolutionnaire de la gauche du XIXe siècle pour se satisfaire d’un réformisme donnant un « visage plus humain » au capitalisme.

Commentaires

Bookchin tient à distinguer clairement et radicalement l’anarchisme qu’il défend, un anarchisme social, héritier de Bakounine, Kropotkine… qui lutte pour changer le paradigme social et économique, pour des institutions plus justes, pour un monde fondé sur l’entraide, le collectivisme et le communalisme, l’émancipation de tous partout… d’un autre anarchisme qu’il désigne par « lifestyle » (le traducteur propose « existentiel » qui ne traduit nullement la connotation marketing « tendance », moqueuse, du terme) pour lequel la recherche de l’autonomie individuelle l’emporte sur tout engagement social, et où tout début d’organisation, de démocratie ou de collectivisme, est considéré avec suspicion comme un début de dictature d’une majorité et d’une limitation d’un affaiblissement de la personne. Une tendance héritière de l’anarchisme individualiste de Max Stirner.

Certes, ces deux tendances se sont souvent trouvées entremêlées, l’émancipation et l’insoumission à tout pouvoir autoritaire (État, religion, patron, famille, père, mari…) étant à la racine de l’anarchisme. Or, ces deux anarchismes reposent sur des conceptions antagonistes de la liberté. Bookchin reprend la distinction établie par Isaiah Berlin et considère que la liberté « négative » (ne pas être obligé de faire quelque chose) est celle de l’anarchisme social, liberté qu’on obtient dans un environnement social non-contraignant mais solidaire, liberté limitée par des normes qu’on a participé à définir (à rapprocher de l’épicurisme). La seconde liberté serait plutôt une liberté-caprice camouflée du joli mot d’« autonomie » – à la mode dans les livres de bien-être, de coaching, de management – suivant laquelle l’individu n’aurait de compte à rendre qu’à lui-même et aux lois qu’il s’est fixées sans en référer à personne (hédonisme).

Cette conception paraît extrêmement proche de la liberté du jouisseur capitaliste qui se donne systématiquement la liberté de ne pas respecter la loi – payer ses impôts, respecter les droits sociaux ou les règles de concurrence – si celle-là va à l’encontre de la réalisation de sa puissance… (Alors que la désobéissance n’a pas pour but d’échapper à la loi mais au contraire de provoquer un procès au cours duquel les lois pourront être rediscutées : comme si Thoreau n’avait pas refusé de payer ses impôts pour manifester contre l’esclavage mais parce qu’il en aurait eu besoin pour sa petite entreprise d’écriture en autarcie dans la forêt…). Cette maximisation de la puissance personnelle et l’utopie de Max Stirner, l’association des égoïstes, rappellent fort l’idéal du surhomme de Nietzsche qui dans Par delà le bien et le mal fantasme dangereusement sur la sélection et la reproduction d’une élite intellectuelle. Tous deux ne conçoivent autrement que les critères de ce qu’est l’intelligence ou les limites de l’égoïsme, seront les leurs ! On entrevoit bien le risque de dérive autoritaire par la liberté de l’individu le plus puissant écrasant celles des autres (ce qui est arrivé à de nombreuses utopies anarchistes, communistes, hippies…).

Ces tendances pseudo-anarchistes individualistes ont pour paradigme commun une méfiance et un mépris absolu pour le groupe, la société, le collectif, qui ne sont jamais qu’un poids, une prison, une foule bruyante… Mais cette thèse magnifique, « les gens sont cons », n’est-ce pas là la devise même du capitalisme ? Fantasmer la puissance de l’homme isolé, c’est nier l’évidence du conditionnement matériel et culturel de toute liberté individuelle (cf. La Reproduction de Bourdieu). Déshabiller, comme le font les variantes néo-situationnistes, néo-primitivistes, anti-technologiques, l’être humain de toutes ses technologies, de ses institutions, de ses sciences, de son organisation… n’est-ce pas produire un être isolé, faible, fragile, idiot, au sein d’un troupeau désorganisé et paniqué que seul un individu plus puissant pourra contrôler ? Certains préhistoriens avancent l’hypothèse que les comportements individualistes seraient caractéristiques des espèces menacées d’extinction, et que c’est au contraire la forte aptitude à la vie sociale qui aurait contribué au développement de l’espèce humaine. L’anarchisme social ne peut concevoir un monde plus juste où chacun serait émancipé et fort, qu’en faisant participer tous les individus à l’organisation sociale, aux décisions, projets, lois, entreprises… ce dont il retirera toute la puissance, non en lui recommandant de s’en tenir à l’écart. Les anarchistes-lifestyle se rêvent en chasseurs-cueilleurs animistes, des bourgeois hippies déguisés simulant un jeu de rôles grandeur nature de batailles au gourdin dans les ruines d’un bois en bordure d’autoroute… jusqu’à leur décision de se ranger et d’exploiter leur puissance libertaire en entreprise…

Passages retenus

p. 84-85
Tant nos ancêtres lointains que les indigènes existants auraient été incapables de survivre s’ils n’avaient pour tout guide que les idées « enchantées » dignes de Disneyland que leur imputent les actuels primitivistes. Les Européens n’ont certes pas permis aux indigènes de remédier à cette situation. Bien au contraire : les impérialistes ont honteusement exploité les natifs, se sont livrés sur eux à un véritable génocide, leur ont transmis des maladies sans remèdes, et les ont pillés sans vergogne. Contre un tel massacre, les conjurations animistes n’ont pas servi et ne pouvaient pas servir, comme l’a montré la tragédie de Wounded Knee en 1890, qui a apporté un démenti si douloureux au mythe des chemises fantômes imperméables aux balles.
Un point très important, c’est que la régression primitiviste chez les anarchistes existentiels a pour conséquence la négation des principales caractéristiques de l’homme en tant qu’espèce et de la potentialité émancipatrice que recèlent certains aspects de la civilisation euro-américaine. Les humains sont très différents des autres animaux en ce sens qu’ils font plus que simplement s’adapter au monde autour d’eux : ils innovent et créent un nouveau monde. Ce faisant, ils ne découvrent pas seulement leur pouvoir en tant qu’êtres humains, ils font aussi en sorte que le monde autour d’eux soit plus approprié à leur propre développement, tant sur le plan de l’individu que de l’espèce. En dépit de la déformation qu’une société aussi irrationnelle que la nôtre lui fait subir, la capacité à changer le monde fait partie de notre nature, c’est le résultat d’une évolution biologique – pas simplement le produit de la technique, de la rationalité et de la civilisation. Que des gens se prétendant anarchistes se fassent les avocats d’un primitivisme confinant à la bestialité, et qui est une exhortation à peine voilée à l’adaptation et à la passivité, c’est insulter des siècles de pensée, d’idéaux et de pratiques révolutionnaires et dénigrer les efforts mémorables entrepris par l’humanité pour se libérer de l’esprit cocardier, du mysticisme et de la superstition et pour changer le monde.

p. 102
Pour ne pas se dissoudre dans la fascination pour un milieu marginal et bohème, une vision libertaire de gauche doit proposer une solution aux problèmes sociaux au lieu de papillonner effrontément de slogan en slogan, conjurant la rationalité avec de la mauvaise poésie et des dessins vulgaires. La démocratie et l’anarchisme ne sont pas antithétiques ; la règle majoritaire et les décisions non consensuelles ne sont, de leur côté, nullement incompatibles avec une société libertaire.
Qu’aucune société ne puisse exister sans des structures institutionnelles c’est une évidence pour quiconque n’a pas été intoxiqué par Stirner et ses semblables. En refusant les institutions et la démocratie, l’anarchisme existentiel se coupe lui-même de la réalité sociale, rendant par là ses cris et sa rage inutiles : il n’est plus dès lors qu’une farce sous-culturelle à destination d’une jeunesse naïve et de consommateurs peuplant leur ennui de vêtements noirs et de posters à sensation. Prétendre que la démocratie et l’anarchisme sont incompatibles sous prétexte que la moindre entrave apportée aux désirs de la minorité, même « une minorité d’un seul », constitue une violation de l’autonomie personnelle, ce n’est pas plaider pour une société libre mais pour ce que Brown nomme une « collection d’individus » – en clair, un troupeau.

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Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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