
Giclées de pus en rafales par la fenêtre de l’auto
Houellebecq (Michel) 1994, Extension du domaine de lutte, Maurice Nadeau
Résumé
Notre conteur est encore un informaticien plutôt renfermé. Blasé par la vie, par sa rupture médiocre avec Véronique, par ses capacités et son capital de séduction moyens, il est envoyé à droite à gauche pour des présentations de produits et de services de son entreprise, où il traîne sa nonchalance et son désintérêt croissants, s’imagine le pathétique derrière toute chose et s’en excite même. Avec son collègue informaticien Tisserand, obsédé mais puceau à 28 ans, il est envoyé en régions ou inutilité du voyage et tentatives lamentables de son collègue alimentent son regard désenchanté sur la vie, un égocentrisme de tous les instants, une dépression naissante et une satisfaction ego-nocive pour la masturbation. Au détour de quelques fictions animalières inachevées, l’écrivain naissant nous fait part de ses ébauches de réflexions philosophiques sur la vie.
Commentaires
Titre quelque peu pompeux, Michel Houellebecq est sans aucun doute ici davantage un chantre du refus de lutte. « La lutte » est-elle un combat pour trouver envie de vivre ? Cette « extension du domaine », est-ce ce parallèle pas si développé entre libéralisme économique et libéralisme sexuel, aboutissant à un second échelonnement de la société selon la réussite sexuelle ? L’échec sexuel serait ainsi dû à la société de consommation et de spectacle, au principe de concurrence qui déforme les relations. Toutefois, dans le récit, le domaine serait plutôt celui de l’animal humain. Cette virée des deux looseurs hors du territoire où ils étaient confinés, fait tout d’un coup par l’effet de l’air frais éclater de grosses pustules qui accumulaient le pus dans l’ombre des habitudes. Pseudo critique de la décadence et parfois de la société capitaliste, Extension du domaine de lutte est dans les faits une explosion constante d’amertume, de misogynie, d’anti-intellectualisme, refus catégorique de chercher au-delà de la déception, du cri facile du tous pourris (mais on ne demande pas forcément au roman d’être un discours politique). Par sa fascination pour la médiocrité et le dégoût, Houellebecq exprime merveilleusement les ressentis et l’aigreur d’une part grandissante de la société, ces déclassés de Bourdieu sur lesquels s’acharnent volontiers les médias et la bourgeoisie bien-pensante (alors qu’ils ne sont que l’autre versant d’une même société occidentale basée sur l’ascension sociale).
Le style de Michel Houellebecq est très composite et laisse encore bien entrevoir ses artifices, parlant pour l’essentiel par expressions, usant de mots à la mode, de mots sales pour choquer et donner l’impression de nouveauté, de mots techniques pour donner cette impression d’érudition et de vagues traces littéraires pour satisfaire les amateurs du genre en montrant qu’il est capable. Bref, comment sans style personnel, donner du grain à tous les publics possibles. Mais jamais la profonde noirceur dépressive clamée ne trouve écho dans les mots d’un livre se lisant bien trop facilement, n’offrant finalement que le faible impact de la flatterie. Seule pensée plutôt bien sentie et exprimée avec une certaine virtuosité, ce pamphlet sur la psychanalyse, qui paradoxalement plutôt que de soigner les égos, construirait des êtres égoïstes (ici les femmes) incapables de faire des efforts pour autrui et donc d’aimer.
Passages retenus
La cigarette existentielle, p. 61
Je me rends compte que je fume de plus en plus ; je dois en être au moins à quatre paquets par jour. Fumer des cigarettes, c’est devenu la seule part de véritable liberté dans mon existence. La seule action à laquelle j’adhère pleinement, de tout mon être. Mon seul projet.
Hiérarchie par la réussite sexuelle, p. 100
Le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différentiation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où ‘adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit.
Effets de la psychanalyse sur les femmes, p. 103
Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que physique ; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité. Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût. Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer : voilà le portrait exhaustif d’une femme « analysée ».
p. 105
Voilà bien le premier effet de la psychanalyse : développer chez ses victimes une avarice et une mesquinerie ridicules, presque incroyables.