
Lorsque l’enfant ouvre des yeux d’adolescent, il y a une femme… et l’absurdité du monde. Comment devenir le héros de son propre conte ?
Dostoïevski (Fiodor) 1849, Le Petit Héros, Actes Sud, Babel, 2000
Résumé
Un oncle lointain a décidé de dilapider son héritage en faisant une grande réception dans son domaine durant plusieurs jours – sans pause aucune. Notre jeune conteur est entre deux âges ; les autres sont encore enfants ou déjà adultes. Il s’ennuie quelque peu mais est tombé en admiration devant une jeune femme mariée brune. Mais l’amie de celle-ci, une blonde ravageuse que tous courtisent, n’a de cesse, à chaque fois qu’elle l’aperçoit, de le taquiner.
Se sentant ridicule, il relève une fois le défi de celle-ci et monte sur un cheval indiscipliné afin d’impressionner la belle brune. La belle brune le prend en affection, s’en sert pour éviter son mari mais reste attristée.
Commentaires
Récit d’un épisode charmant de l’adolescence, découverte de la femme, de ses charmes et de ses complexités, de l’attirance, du premier baiser. Le beau monde est vu de ce regard encore innocent. Par ce dispositif, Dostoïevski fait exister tout un hors-texte où ont été déplacés des éléments fondamentaux de l’intrigue, notamment ceux qui concernent la jeune femme mariée. Que ce soit par pudeur ou justement pour donner une plus grande puissance rhétorique à la tragédie que le lecteur va reconstituer de lui-même entre les lignes (dans Les Pauvres Gens, il lisait entre les lettres). Ici, un peu à la manière de la description objective naturaliste, les mouvements et moues des personnages, non expliqués, amènent le lecteur à penser les péripéties qui les ont motivés, les tourments qui bouillonnent sous la coquille. Exposer les chagrins ordinaires, par exemple ceux d’une femme déçue en amour, a quelque chose de banal et de mélodramatique. Les esquisser par petits indices qui débordent çà et là de la bienséance mondaine, que le jeune garçon aperçoit, pressent mais ne peut interpréter, a quelque chose de l’effet impressionniste, et donne beaucoup plus de majesté à cette femme qu’on préserve de l’exposition publique. C’est la mauvaise interprétation qui rend l’adolescent impulsif et romantique. Et en même temps, n’est-ce pas ce petit grain de folle liberté qui a plus d’importance que ces jeux d’adultes aux règles absurdes ? L’adolescent est un révolté dans l’âme. Et le jeune garçon, en montant à cheval, a des airs de prince de conte partant au galop pour changer son monde et en devenir le héros. La voix du conteur est double : voix de l’enfant et voix discrète du recul de l’homme qu’il est devenu, et qui désormais comprend. L’événement dans toute sa gravité d’adolescent est ainsi regardé avec un œil amusé, attendri et nostalgique.
Passages retenus
p. 24
On le disait un homme intelligent. C’est ainsi que, dans certains cercles, on appelle une race particulière de l’humanité, engraissée sur le compte d’autrui, qui ne fait absolument rien, qui ne veut absolument rien faire et qui, suite à sa paresse éternelle, à force de ne rien faire, a un morceau de gras à la place du cœur.
p. 34
Il lui était arrivé un miracle, une chose impossible : elle était devenue deux fois plus belle. Je ne sais comment cela se fait, mais, les femmes, ce genre de miracles leur arrivent même assez souvent.