
La spontanéité de l’adolescence et ses ratés doivent amener à une mise à jour des représentations et jugements, non à un attachement nostalgique à des opinions cristallisées
Proust (Marcel) 1918, À l’ombre des jeunes filles en fleurs. (t. I, Autour de Madame Swann), GF, 1987
Proust (Marcel) 1919, À l’ombre des jeunes filles en fleurs. (t. II, Nom de pays : le pays), GF, 1987
À la recherche du temps perdu
- Du côté de chez Swann (1913)
- À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918-1919)
- Le Côté de Guermantes (1920-1921)
- Sodome et Gomorrhe (1921-1922)
- La Prisonnière (1923)
- Albertine disparue (1925)
- Le Temps retrouvé (1927)
Tome 1, Autour de Madame Swann
On construit sa vie pour une personne et quand enfin on peut l’y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt pour nous et on vit prisonnier, dans ce qui n’était destiné qu’à elle.
p.321
Aux Champs-Elysées, notre petit Marcel rencontre tous les jours Gilberte et sa mère. Il découvre le théâtre mais est déçu du décalage avec ses lectures. Il tombe malade et reçoit alors un billet de Gilberte, s’inquiétant de son absence. C’est alors chez elle qu’ils vont se retrouver chaque jour, pour le goûter. Odette et Swann, les parents de Gilberte, l’acceptent comme un fils, et sont admirés en retour. À un repas chez eux, il rencontre son écrivain favoris, Bergotte. Mais Gilberte n’est jamais que son amie...
Cette seconde de Le Recherche est plus accessible et moins sophistiquée que Du côté de chez Swann qui pouvait rebuter tant par la prolixité spectaculaire du style calquant les méandres de la mémoire (flux de conscience symboliste, suivant au plus près la pensée en train de se faire), que par ses longues errances réflexives sur la forêt, les clochers d’église, les échos de la mémoire et par l’enchâssement du récit des amours de Swann à la troisième personne. Ici, on est bien plus proche du traditionnel roman autobiographique, avec ce premier amour insatisfait, révélateur et riche d’implications sur le parcours d’un enfant qui va devenir l’écrivain. Plus encore, c’est le décor de Paris, la rencontre du beau monde, la découverte de l’émotion artistique, personnelle et confrontée à l’opinion, l’interrogation de la vocation, qui donnent pleinement à cette seconde partie de La Recherche un caractère de roman d’apprentissage. On comprend qu’il ait davantage emporté l’adhésion des éditeurs, des critiques et des prix. Ce qui impressionne toujours autant est la finesse d’analyse des procédés de naissance et d’évolution des mouvements de pensées, de sentiments, d’impressions… – on n’est pas bien loin de la phénoménologie de Husserl (qui aurait d’ailleurs reconnu la justesse des analyses du romancier).
Chez Proust, la manière de saisir et d’évaluer les personnages, les objets, les lieux, les caractères, se fait toujours dans une perspective dynamique. Par exemple, l’auteur ne dira pas d’un personnage « il est beau » ; il va observer la venue, la naissance d’une impression, qui va ensuite s’affirmer, puis se modifier avec les contextes, avec le temps… Antoine Culioli, dans Pour une linguistique de l’énonciation (1991-1999), tente d’expliquer comment se forme psychologiquement une assertion : dans la conception de chacun se forme (au gré des expériences) une notion de ce qu’on qualifie par exemple de « beau » ; par rapport au noyau de cette notion (représentant le « beau » dans son usage absolu : « il est beau »), la personne qui parle va moduler sa phrase : il n’est pas très beau ; il est assez beau ; ah oui, il est vraiment beau (on se rapproche beaucoup du noyau de la notion). On pourrait dire que Proust, plutôt que de donner le résultat de cette opération à un instant T, va chercher à décrire le processus mental en cours, dans ses tâtonnement et ses ajustements. La démarche est complexe mais bien compréhensible quand elle s’applique à l’enfance (avant je pensais que, maintenant je pense que…).
Le roman d’apprentissage est chez Proust un roman de désillusion. L’apprentissage, c’est justement faire évoluer ses jugements et ses notions-clés (l’adulte accompli ne doit pas s’accrocher à ses opinions d’enfant, selon Héraclite). Il est normal que l’enfant, l’apprenant dirons-nous, se laisse piéger par ses représentations, ça l’est moins pour l’adulte, alors que le piège des illusions n’est pas moins dangereux pour celui-là. Dans « Un amour de Swann » (le roman intégré dans Du côté de chez Swann), Swann est piégé dans la fixité de sa représentation d’Odette (par la cristallisation). Le narrateur ne voulant pas être piégé de la même manière et dévier de son ambition de devenir écrivain, il fait attention à bien faire évoluer ses jugements et notions-références à chaque déception ou désillusion. Et c’est bien là l’un des buts essentiels de l’autobiographie, regarder son passé pour en tirer des leçons afin de ne pas rester bloqué dans ses erreurs.
p. 143 :
Qu’on dise, si dans la vie en commun que mènent les idées au sein de notre esprit, il est une seule de celles qui nous rendent le plus heureux qui n’ait été d’abord, en véritable parasite demander à une idée étrangère et voisine le meilleur de la force qui lui manquait.
p. 144 :
Chaque jour je me considérais comme sur le seuil de ma vie encore intacte et qui ne débuterait que le lendemain matin.
p. 151 :
La tristesse des hommes qui ont vieilli c’est de ne pas même songer à écrire de telles lettres dont ils ont appris l’inefficacité.
Poncifs et paradoxes, p. 225 :
La qualité toujours rare et neuve de ce qu’il écrivait se traduisait dans sa conversation par une façon si subtile d’aborder une question, en négligeant tous ses aspects déjà connus, qu’il avait l’air de la prendre par un petit côté, d’être dans le faux, de faire du paradoxe, et qu’ainsi ses idées semblaient le plus souvent confuses, chacun appelant idées claires celles qui sont au même degré de confusion que les siennes propres. D’ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l’élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originales, paraîtra toujours alambiquée et fatigante.
p. 245 :
La bienveillance des hauts esprits a pour corollaire l’incompréhension et l’hostilité des médiocres ; or, on est beaucoup moins heureux de l’amabilité d’un grand écrivain, qu’on trouve à la rigueur dans ses livres, qu’on ne souffre de l’hostilité d’une femme qu’on n’a pas choisie pour son intelligence, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer.
L’art de procrastiner, p. 257 :
Si j’avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail, j’aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu’avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n’y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j’étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j’étais raisonnable. De la part de qui avait attendu des années il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. Certain que le surlendemain j’aurais déjà écrit quelques pages […]. Malheureusement le lendemain n’était pas cette journée extérieure et vaste que j’avais attendue dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles internes avaient simplement duré vingt-quatre heures de plus.
p. 295 :
Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude le remplit.
p. 297
Le regret comme le désir ne cherche pas à s’analyser, mais à se satisfaire ; quand on commence d’aimer, on passe le temps non à savoir ce qu’est son amour, mais à préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l’expression qui nous paraît la plus tendre. On dit les choses qu’on éprouve le besoin de dire et que l’autre ne comprendra pas, on ne parle que pour soi-même.
Deuxième partie. Nom de pays : Le Pays
C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l’habitude qui les retire, et nous y fait de la place.
p. 34-35
Afin de se refaire une santé, Marcel part avec sa grand-mère et Françoise pour la station balnéaire de Balbec dont on lui a vanté l’église et les bords de mer. Sur les chemins, son regard se pose sur des femmes à peine croisées et son imagination regrette déjà l’histoire potentielle qu’ils auraient pu vivre ensemble.
À Balbec, d’abord déçu, il fait la connaissance de Saint-Loup, jeune homme apparenté aux Guermantes, mais républicain et amoureux éperdu d’une actrice, ainsi que de son oncle, le Baron de Charlus, qui a bien connu Mme Swann.
Marcel remarque une bande de jeunes filles qu’il se met à guetter chaque jour. Il rencontre le peintre Elstir qui s’avère être M. Biche, également bien connu de Swann. Celui-ci connaît les jeunes filles et le présente à l’une d’elles, Albertine Simonet, qui l’introduit à la petite bande...
Le premier tome était un roman d’apprentissage, et donc de désillusion. Ce second tome reste dans cette optique mais il est centré sur un topos de l’enfance moins systématiquement traité, bien plus léger – les vacances marquantes – qui au fond est peut-être encore plus déterminant pour la formation de l’adulte qu’une désillusion qui ne définit l’homme que par le négatif. Libéré du poids du premier amour, n’attendant rien de bien particulier, Marcel peut goûter les rencontres, agir et faire sans craindre de mal faire. On est dans l’expérimentation de l’adolescence.
D’un style plus raffiné que le premier tome, souvent sur des tons plus gais, l’été, la station balnéaire, ce second tome creuse bien plus dans la sensation, le rapport au regard, aux choses, aux lieux, aux sensations. L’analyse psychologique dépasse le classique de la rencontre amoureuse, se complexifie avec un personnage narrateur plus affirmé. Les personnages rencontrés sont immédiatement moins absolus (que Swann, Odette, Gilberte, Maman…), plus imprécisément connotés. Proust renoue ainsi davantage avec son premier roman, avec beaucoup de réflexions sur un souvenir en mouvement : le littoral, les personnages croisés le long de la route, la chambre… Les personnages eux aussi sont en mouvement suscitant l’intérêt et le décevant tour à tour. La voix se souvenant donne des suites de tableaux en mouvement, de scènes vivantes, bien plus qu’auparavant.
Pessimisme et nouveauté, p. 22-23
Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. Nous oublions toujours qu’ils sont individuels et, leur substituant dans notre esprit un type de convention que nous formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents visages qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons connus, nous n’avons que des images abstraites qui sont languissantes et fades parce qu’il leur manque précisément ce caractère d’une chose nouvelle, différente de ce que nous avons connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte le bonheur et la beauté, quand nous les avons omis et remplacés par des synthèses où d’eux il n’y a pas un seul atome. C’est ainsi que bâille d’avance d’ennui un lettré à qui on parle d’un nouveau « beau livre », parce qu’il imagine une sorte de composé de tous les beaux livres qu’il a lus, tandis qu’un beau livre est particulier, imprévisible, et n’est pas fait de la somme de tous les chefs-d’œuvre précédents mais de quelque chose que s’être parfaitement assimilé cette somme ne suffit nullement à faire trouver, car c’est justement en dehors d’elle.
Spontanéité, p. 106-107 :
La caractéristique de l’âge ridicule que je traversais – âge nullement ingrat, très fécond – est qu’on y consulte pas l’intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne connaît guère le calme. Il n’y a presque pas un de ces gestes qu’on a faits alors qu’on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu’on devrait regretter au contraire, c’est de ne plus posséder la spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les choses d’une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste de la société, mais l’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose.
Labeur et futur, p. 201 :
C’est que, pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux qui nous permet de produire une œuvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur.
Sagesse, p. 256 :
On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même, après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses.
Photographie, p. 264 :
Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde.
Objets témoins, p. 331 :
Cette chambre qui même s’il devait s’y dérouler des actes délicieux, garderait cette permanence, cet air d’être, pour un passant non informé, semblable à tous les autres, qui font des choses les témoins obstinément muets, les scrupuleux confidents, les inviolables dépositaires muets.