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Imaginez la scène : Mystère bouffe, de Dario Fo

Jésus de Nazareth n’était-il pas anarchiste ? nous demanderait aujourd’hui un jongleur du Moyen-Âge…

Fo (Dario) 1969, Mystère bouffe, Dramaturgie éditions, Paris, 1984

Traduit de l’italien par Ginette Herry (Mistero Buffo).

Note : 5 sur 5.

Sommaire

Inhabituelles dans le répertoire théâtral (rien ne correspond aux structures classiques), il faut à la lecture de ces pièces faire l’effort d’imaginer la mise en scène, avec un acteur déchaîné – peut-être plus comme un acteur de one man show qui interprète plusieurs rôles juste en changeant de posture et de ton, multiplie les clins d’oeil et l’emphase – pour en comprendre tout le potentiel dramatique et subversif.

On peut lire en complément (ou voir, récemment mis en scène), le remarquable François, le saint jongleur, paru trente ans plus tard mais dans cette même veine.

Commentaires

Un mystère « bouffe » est un spectacle bouffon, une version parodique, ou plutôt carnavalesque, des représentations théâtrales de scènes religieuses appelées « mystères », faite par des jongleurs sur les places publiques, à l’occasion des foires et des jours de fête. Dans son prélude, Dario Fo raconte ce moment symbolique du carnaval où le peuple pénètre l’Église et où le jongleur apparaît dans le chœur habillé des vêtements du prêtre (le défroqué se refroque…), imitant sa voix et son langage, et organisant une cérémonie comique… Dans les Noces de Cana, cette substitution est rendue par l’archange parlant des écritures avec sévérité, chassé de la scène à coups de pieds dans le derrière par l’ivrogne – alter-égo du jongleur – qui veut raconter sa cuite et qu’on veut faire taire… S’agit-il seulement d’une grosse blague ? de ridiculiser le prêtre et de parodier le message du Christ ? Ou bien au contraire de faire entendre un autre message du Christ, oublié, effacé par une institution épiscopale qui s’est fort éloignée des valeurs du prophète ? La fameuse cuite racontée par l’ivrogne est celle rendue possible par Jésus qui transforma l’eau en vin, favorisant la fête populaire, ce qui fait de lui le protecteur du Carnaval et de la bonne vie du peuple, non la figure austère donnée par l’Église. C’est pourquoi le fou – autre alter-égo – dans les Textes de la Passion, appelle Jésus « roi des fous », en jouant sur la célèbre accusation de « roi des Juifs » (appelant à l’indépendance du royaume juif, ce qui lui aurait valu sa condamnation par Ponce Pilate), le reconnaissant ainsi comme saint patron des jongleurs et du peuple fou : les éclopés, les ivrognes, les malades, les malheureux, les pauvres, les naïfs et les non-instruits, qu’il n’a eu de cesse de défendre et de soigner. Le Jésus des Évangiles est en effet plein de pardon pour le pêché des simples et s’en prend bien davantage aux pêchés des grands, des prêtres, des riches…

Ces jongleries carnavalesques du répertoire du Moyen-Âge ne sont pas des farces grossières, blasphématoires, gratuites. Il s’agit de donner au peuple une autre interprétation des écritures que celles du pouvoir ecclésiastique, une vision renouvelée ou renversée du monde, dans laquelle les hommes importants, garants de l’ordre, dignitaires, donneurs de leçons, ont un comportement à l’opposé de toute vertu, et tirent des écritures une autorité sacrée dont ils abusent pour opprimer (on trouve là le renversement, caractéristique de la pensée d’Ivan Illich : le sacré des valeurs chrétiennes, fondamentalement bonnes, devient le sacré de l’institution et du pouvoir de ceux qui la dirigent). Dans Le Massacre des innocents, c’est la figure du roi protecteur (bien qu’absente de la scène comme de la vie) qui est écornée. Par caprice, pour conserver son pouvoir, il fait mourir son peuple innocent. Dans La moralité de l’aveugle et du boiteux, c’est le discours du pouvoir qui est attaqué : ceux qui sont en haut de la société le méritent parce qu’ils se sont montrés meilleurs ; l’homme qui travaille dur améliore sa condition ; les pauvres sont donc des fainéants qui méritent leur condition. Et les handicapés mendiant – nouvel alter-égo du jongleur, celui qui demande des pièces contre une histoire pathétique qu’il raconte par ses mots et par son corps (pensons à Homère, l’aède aveugle…) – sont ainsi des inutiles de la société qu’on appelle volontiers parasites (à l’instar des cigales et autres saltimbanques). Ce jugement s’appuie sur une vision idéalisée du travail : dévouement à la collectivité, production de quelque chose, efforts, utilité de son bras…. L’aveugle serait heureux de travailler. Le boiteux qui voit (au sens fort), sait que le travail est surtout synonyme de servitude, ou d’exploitation, pour le peuple. Le parallèle est facile entre les esclaves-travailleurs de l’antiquité, les paysans-serfs du Moyen-Âge, et la condition ouvrière telle que décrite par Marx. Aussi le boiteux propose une toute autre moralité : « le grand privilège qu’on partage avec les seigneurs, les patrons, celui de lever l’impôt : eux en truquant les lois, nous en exploitant la pitié. Et tous en truandant les couillons ! »… On est dans un monde inversé où le gagnant, celui qui réussit, c’est celui qui ne travaille pas et exploite le travail des autres.

La Naissance du jongleur, pépite et cœur tragique du spectacle, aurait pu s’appeler « genèse d’un insurgé ». Il articule cette injustice primordiale de l’ordre social des puissants à la révolte. Un travailleur volontaire, ici un paysan, qui ne veut pas travailler sur les terres d’un autre, se débrouille et réussit par son astuce et ses efforts, n’est pas récompensé mais au contraire subit les pires violences et humiliations (cocu et battu), notamment parce qu’il dispute la propriété des terres au maire… Le rapprochement est évident avec la figure de l’anarchiste, recherchant toujours l’autonomie, réprimé avec une violence inouïe dans la plupart des pays, notamment parce qu’il refuse les rapports de domination institutionnels et de dépendance et le principe de la propriété privée qui les rend possible (travailler sur la terre ou avec les machines d’un autre, c’est bien-sûr enrichir l’autre, ce qui invalide le discours du mérite – on pense bien-sûr à Qu’est-ce que la propriété ?, de Proudhon). Le prologue à Boniface VIII souligne cette proximité par un point historique sur une croisade méconnue que ce pape lança contre des communautés paysannes dans le nord de l’Italie qui s’étaient révoltées contre quelque seigneur tyrannique (des communautés telles que les a dépeint Jean Anglade dans Les Bons Dieux, du Moyen-Âge au XXe siècle, fonctionnant sur les principes d’entraide, de partage du travail difficile et des biens, de convivialité dans les fêtes et les décisions, typiques de l’autogestion anarchiste).

Pour Dario Fo, il s’agit donc de mettre valeur les enjeux politiques de ces petites pièces et de montrer comme ils ont encore un écho aujourd’hui, afin que la farce devienne fable (à multiples significations sous-jacentes). La naissance du vilain prend initialement l’apparence d’une caricature méchante du paysan, gros lourdaud sale et limité du cerveau, appelé de l’ancien terme devenu péjoratif « vilain », qui pisse sur place et n’a donc pas besoin de culotte. L’auteur établit un parallèle avec une lutte sociale d’ouvrières en usine pour que leurs pauses pipi ne soient pas décomptées du temps de travail… La critique du paysan est en réalité le discours bien plus logique d’un jongleur caricaturant un noble se moquant des paysans ses sujets, affirmant que Dieu a créé les vilains paysans (une sous-race d’humains) pour le servir (serfs) – comme certains ont affirmé que les noirs avaient été créés tels pour être esclaves. La Résurrection de Lazare est une mise en abyme du spectacle qu’offre l’Église au peuple. Sur scène, le jongleur se multiplie et fait apparaître les spectateurs ébahis, venus assister à un miracle, ouvrant grands leurs yeux aveuglés de lumière et tendant leur bourse aux charlatans et piques-poquettes… Enfin, avant les Textes de la Passion (fin logique du spectacle mais plus apaisée, invitation à la méditation), le jongleur rend tangible le parallèle entre les époques antique et contemporaine, en incarnant un pape récent dans Boniface VIII, qu’il a présenté comme meurtrier des paysans, on l’imagine excitant les huées du public, contre son hypocrisie, sa cruauté, sa cupidité… appelant ainsi à la révolte. On peut comprendre qu’en temps de Carnaval, les riches et dignitaires tendaient à se cloîtrer chez eux ou à se travestir en pauvres gueux… La question n’est pas de condamner la religion et de jeter avec elle les valeurs morales du Christ (comme le fera le communisme léniniste avec force), mais au contraire de se réapproprier le message du mythe chrétien pour s’en servir contre les vrais parasites, ceux qui l’utilisent comme légitimation de leur domination et comme outil pour accroître leurs richesses (comme ils peuvent se servir de toute idéologie, récupérer tout symbole positif…).

Le Mystère bouffe, prélude

L’une des premières pièces du répertoire théâtral italien serait La Rose fraîche et si odorante de Cielo d’Alcamo, scène de déclaration d’amour d’un noble à une jeune femme. Mais ce qui en est enseigné est une vaste tromperie, qui sous des airs de simple censure de la grossièreté ampute la portée politique du texte. On déforme le nom originel « Ciullo » (qui signifie couille) en « Cielo » (« ciel »), passant ainsi du jongleur populaire au troubadour noble. On force une lecture poétique des allusions sexuelles, et on refuse de voir qu’il s’agit en fait d’une grue – un gabeleur – et d’une domestique déguisés parodiant des nobles, tournant en dérision leur grandiloquence et leur pudibonderie qui masquent l’appétit sexuel grossier. Le texte contient encore une critique des « défenses » qui permettaient aux riches de laisser une bourse pour ne pas être inquiétés lorsqu’ils commettaient une malversation, un viol ou un meurtre…
De nombreuses images et illustrations peuvent encore témoigner des liens profonds entre théâtre du Moyen-Âge, Carnaval et portée politique des pièces, comme l’attestent les illustrations commentées par l’auteur.

Fo rétablit un lien évident pour lui entre théâtre populaire du Moyen-Âge et culture du carnaval. La parodie de textes religieux, le grossier, le renversement des valeurs, le travestissement, la libération des mœurs sociales et religieuses, le procès des puissants, sont l’essence révolutionnaire du Carnaval. L’esprit de licence du Carnaval libère la parole, et le jongleur peut avertir le peuple des injustices, informer, apaiser ou exhorter. On a souvent appelé les jongleurs « journal de 20h du Moyen-Âge », mais il serait plus juste de les regarder comme des prédicateurs des rues, lanceurs d’alerte, agitateurs politiques… C’est seulement en temps de fête que le jongleur pouvait se montrer sans trop de risques.
On peut aisément comprendre pourquoi les autorités ont toujours voulu interdire le Carnaval (dont l’un des plus grands et des plus célèbres, celui de Paris, a été interdit à l’occasion de la Première Guerre mondiale et a été empêché par la suite), ou le réduire à un défilé de mode chic, grossier et touristique (Venise, Rio), ou à une espèce de rite folklorique et orgie d’alcool (comme toute fête populaire aujourd’hui). L’Histoire a longtemps eu une vision déformée du carnaval et de l’art populaire, bonnes dupes du discours dominant et ne disposant que d’une grille de lecture élitiste de l’art (prépondérance de la forme, non-politique, individualisme), grille profondément destructrice pour l’art populaire : la forme y est volontairement instable, difforme, in-esthétique ; le politique y est fondamental voire fondateur ; le collectif trouble la stabilité de l’identité. Ainsi, le Carnaval n’est pas une fête organisée par les autorités, mais un lieu, un temps où se libèrent, se représentent, toutes les énergies subversives du peuple contre ce qui l’oppresse, les élites, leurs lois ou leur morale. Son esprit s’étend à chaque fête populaire, toute l’année, des Étrennes de fin d’année aux fêtes votives des villages, des moissons aux récoltes… Le Carnaval redouble chaque fête institutionnelle, y apportant un écho, une réplique, mais avec une démarche anarchiste (c’est-à-dire organisée par le peuple, sans dirigeant) pouvant être subversive car bien plus libérée.

Le jongleur qui se présentait sur la place découvrait au peuple quelle était sa condition, une condition de « cornuto e mazziato » comme on dit encore à Naples : c’est-à-dire de cocu et de battu. Parce que cette loi [la défense] lui imposait effectivement d’être bafoué en plus d’être pendu. Et il y en avait d’autres, de ces lois bâtardes. Le jongleur était donc quelqu’un qui, au Moyen-Âge, faisait partie du peuple ; comme dit Muratori, le jongleur naissait du peuple, et au peuple il prenait sa colère pour la rendre ensuite au peuple, médiatisée par le grotesque, par la « raison », afin que le peuple prenne conscience de sa propre condition.
C’est pour ça qu’au Moyen-Âge on les tuait en si grande quantité, les jongleurs, on les écorchait, on leur arrachait la langue, sans parler de certains autres ornements.

jongleurs-agitateurs politiques, p. 38

Qui sait pourquoi les vrais riches ne consentaient pas à jouer avec le peuple. C’étaient des gens du peuple qui se déguisaient ; on organisait une espèce de procès, plutôt violent, à base d’accusations bien précises. « Tu as fait ceci, tu as exploité, tu as volé, tu as tué… ». Mais le moment le plus passionnant était le finale. C’était une espèce d’enfer dans lequel on les précipitait, un enfer avec des marmites feintes pleines de feinte huile bouillante, avec des massacres, des écorchements, pour tous ces riches, ces seigneurs.
Les riches, les vrais, restaient chez eux ces jours-là, parce que, venaient-ils à passer dans la rue : « Allez prends ça ! » « Oh pardon, je croyais que vous étiez un faux ». Et donc pour éviter d’être pris pour de faux riches, ils restaient chez eux, enfermés. On dit même, c’est un grand historien qui le dit méchamment, Bloch, ce Français d’origine alsacienne tué par les nazis parce qu’il était communiste, Bloch affirme que sans aucun doute, les persiennes à imposte ont été inventées à ce moment-là pour permettre aux riches de regarder ces manifestations de la place, sans être vus d’en-bas.
Tous ces gens, ces jongleurs, ces bouffons, à la fin de la fête entraient dans l’église. L’église du Moyen-Âge respectait le sens originel de ecclesia : c’est-à-dire lieu de réunion. Eh bien ils entraient dans ce lieu de réunion à la fin des huit ou onze jours, le temps que durait cette mascarade qui avait lieu en décembre et continuait la tradition des fêtes fescennines, les carnaval des Romains. Ils entraient donc et les attendant au fond de l’église, dans le transept, il y avait l’évêque. L’évêque se dépouillait de tous ses ornements et les offrait au chef des jongleurs ; le chef des jongleurs montait en chaire et commençait à faire une homélie, un prêche, exactement dans le ton des prêches de l’évêque : c’est-à-dire qu’il en faisait une imitation. Pas seulement l’imitation des tics, des formules, mais de tout le discours de fond : il dévoilait en somme tout le jeu de mystification, de l’hypocrisie, le jeu du pouvoir.

Procès carnavalesque, p. 40

Ici, on voit Jésus-Christ, un acteur qui représente Jésus-Christ, ici deux sbires. Ici on voit un crieur public, un acteur aussi bien entendu, et le peuple, en-dessous, qui réagit, qui répond à la réplique du crieur.
Et que dit il, le crieur ? Il crie : « Lequel voulez-vous sur la croix ? Jésus-Christ ou Barrabas ? » Et dessous, tout le peuple répond en criant : « Jean Gloughert !! » lequel était le maire de la ville. Vous comprendrez bien qu’une telle ironie, si peu discrète, ne faisait guère plaisir au maire et à ses amis… Et voilà pourquoi l’on commença à se dire : « On ne ferait pas aussi bien de les interdire ? ».

Photo 5, illustration d’une farce de procès, p. 43 :
Le massacre des innocents

Des soldats prennent les enfants de leur mère et les massacrent. L’une des femmes tient dans ses mains un agneau qu’elle dit être son enfant.

Montrant l’horreur du massacre et de la guerre, du sang versé, quel qu’il soit, pour n’importe quel but, même le plus noble. Ce texte tragique, cette complainte, introduit l’injustice des grands de ce monde, qui pour leur petites affaires provoquent le malheur de quantités d’anonymes. Cette première étape de la démarche de Dario Fo et selon lui, du théâtre des jongleurs du Moyen-âge, est de détruire le caractère supérieur, noble, du seigneur, et d’appeler ainsi à la rébellion contre ces injustes.

Oui, les gosses aussi… mais en temps de guerre ! En temps de guerre, ce n’est pas une honte : on entend les trompettes qui sonnent et les tambours qui battent et les chansons guerrières et les beaux discours des capitaines à la fin.- Oh ! Pour cette boucherie aussi, tu auras droit au beau discours des capitaines. – Mais ici, on tue des innocents… – Parce qu’à la guerre, ils ne sont pas tous innocents ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait. Ils t’ont fait quelque chose, ces malheureux que tu as tués et que tu as égorgés au son des trompettes ?

p. 55
Moralité de l’aveugle et du boiteux

Un aveugle et un boiteux, mendiants, se plaignant de leur handicap. Ils se rencontrent et s’entraident. Le boiteux, sur le dos de l’aveugle, aperçoit Jésus qu’on accable de la croix. Ils prennent peur que celui-ci ne les guérisse… ce qui les forcerait à travailler.

Ce sujet aurait été un grand classique du répertoire des jongleurs au moyen-âge. Cette pièce joue sur l’opposition traditionnelle entre vision du handicap comme malédiction et cet avantage pour les handicapés de ne pas travailler, « au même titre que les seigneurs ». Selon le cliché usuel, les handicapés seraient satisfaits de leur condition. Le boiteux correspond à ce stéréotype. Au contraire de l’aveugle qui accueille le miracle avec joie, mais selon le boiteux parce qu’il n’a pas vu partout l’exploitation des travailleurs. Dario Fo introduit ainsi les questions du travail, de l’exploitation, de l’exclusion et de l’entraide. Une telle pièce ne s’intéresse pas tant à la place des handicapés, des exclus et marginaux, mais à la place du travail dans nos sociétés, à la possibilité d’une entraide, celle qui est au centre des communautés paysannes qui se créent au Moyen-âge.

J’avais pour compagnon un si brave chien… il a filé derrière une chienne en chaleur… enfin je crois que c’était une femelle, cette chienne, mais je n’y vois rien et je ne peux pas être sûr… ça pourrait être aussi un cochon de chien vicieux, ou une lopette de chat pédé qui me l’a rendu amoureux, mon chien.

p. 61

On perdrait le grand privilège qu’on partage avec les seigneurs, les patrons, celui de lever l’impôt : eux en truquant les lois, nous en exploitant la pitié. Et tous en truandant les couillons !

p. 65
Les Noces de Cana

Un ange se prépare à raconter une histoire édifiante. Mais un ivrogne l’interrompt pour raconter la merveilleuse cuite qu’il a eu la veille grâce à de l’eau changée en vin de Jésus.

Le texte invite le public à se réjouir, que même Jésus leur donne sa bénédiction. Son père est aussi un dieu de plaisir. On peut imaginer ici comme le Moyen-Âge et ses spectacles étaient plein de récits bibliques édifiants. Que les jongleurs s’appuyaient sur ce contexte pour écrire des parodies, des personnages au caractère alternatif, parfois eux aussi tirés directement de la Bible, de passages passés sous silence ou vus sous un nouvel angle. Les jongleurs mettent en scène les personnages célèbres qui font l’univers mental des chrétiens à cette époque, mais en proposent une version revisitée, des conclusions différentes.


Dès qu’elle a fini de parler, la Madone, tous ont vu naître et fleurir sur les lèvres de ce Jésus un sourire si doux, mais si doux, que si tu ne faisais pas attention, les rotules des genoux te tombaient d’émotion sur les gros orteils. Doux, il était, ce sourire !… A peine elle a eu fini de parler, ce jeune homme lui a donné un bécot sur le nez, à sa maman.

p. 77, La douceur de la Madone
La naissance du jongleur

Un jongleur raconte comment, autrefois simple paysan, il avait trouvé un lopin de terre en montagne dont personne ne voulait. Ayant trouvé le moyen de le cultiver grâce aux cultures en plateaux, il est persécuté avec sa famille par le maire qui veut récupérer ce terrain finalement utile.

Après des thèmes pas encore subversifs, Dario Fo amène le thème de la propriété des terres, thème fondamental des communautés du moyen-âge qu’il développera encore dans le Prologue à Boniface VIII. Un tel texte veut montrer la genèse d’un révolté, prêt à rejoindre les communautés paysannes, sur la base de l’injustice dont il est victime malgré ses efforts aux travail. Il fait des jongleurs les porteurs d’un message révolutionnaire, d’un mouvement de réappropriation, des hommes prêts à sacrifier leur bien-être pour lutter contre l’exploitation.

Ils veulent te tuer et prendre la terre, ils n’attendent que ça, lui, il se défendrait forcément, ça ne sert à rien de s’en prendre à eux. Parce que toi, tu n’as pas d’honneur, tu es pauvre, tu es un paysan, un vilain, tu ne peux pas penser dignité, honneur, ça c’est bon pour les seigneurs ! Pour les nobles ! Eux, ils se mettent en colère si on leur baise leur fille, leur maîtresse, leur femme, mais pas toi ! Laisse tomber. La terre n’en vaut pas la peine, ni ton honneur, ni le mien, ni celui de personne.

p. 87
La naissance du vilain

Pour soulager Adam des tâches ingrates, Dieu lui fait naître, cette fois par le pet d’un âne, un vilain, uniquement créé pour subir la dureté de la vie et les moqueries.
Pendant ce temps, à l’usine, une lutte sociale naît de la question des pauses pipi.

Ce texte hétéroclite est composé d’un récit de parodie biblique, d’une mise en parallèle à la chronique d’une grève, d’un poème et d’un commentaire critique. Contrairement aux autres textes du recueil, celui-ci ne paraît pas directement théâtral quoique l’on n’y trouve des jeux de scène – comme lorsque le chroniqueur imagine les ouvriers en train de pisser. Il s’agit donc avant tout d’un récit, d’un discours presque, que l’acteur va être obligé d’animer tant que possible.

La mise en perspective moderne, bien que rompant l’illusion agréable d’être devant la résurrection du spectacle dramatique populaire du Moyen-âge, est reliée à la première histoire par un thème comique traditionnel de la culture des fabliaux du Moyen-âge. C’est par le bas corporel qu’on attrape le corps des paysans du moyen-âge. Mais c’est par là aussi que Fo attrape l’ouvrier. Le lien direct qu’il établit entre les deux montre une autre filiation entre ses théories des premières luttes pour les communautés paysannes et les luttes ouvrières.

L’attaque finale contre l’église qui protégeait le seigneur et ses droits, comme la morale économique protège le grand patron-propriétaire, montre bien toute l’actualité du texte avec la vision de deux humanités bien séparées.

Du moment qu’il est né tout nu
donnez-lui un morceau de toile rude
celle qu’on utilise pour mettre en sac les aloses
afin qu’il se fasse une bonne paire de culottes.
Des culottes ouvertes au milieu et sans lacets
car il n’a pas à perdre trop de temps pour pisser.

p. 95

Les belles filles saines
encore que vilaines
fais-les danser couchées
avec toi le mois entier.
Si, après, l’une te lasse
Donne-la pour femme au vilain.
Une femme déjà pleine pour qu’il épargne sa peine. »

Droit de cuissage du patron, p. 98
La résurrection de Lazare

La foule se presse pour assister au miracle de Jésus. Certains en profitent pour monnayer l’entrée, pour louer des chaises aux dames, pour vendre des sardines ou pour faire les poches. Les paris vont bon train sur la capacité de Jésus à accomplir cette fois le miracle annoncé.

Sans se moquer des croyances de l’époque, des miracles chrétiens, Dario Fo montre l’attitude des gens devant l’événement : tentatives de faire profit, émerveillement… Le seul jongleur qui tour à tour joue chaque rôle de la foule a l’opportunité d’un jeu inédit. Le but est non la question de la mise en doute d’un miracle, mais le comportement des gens devant celui-ci, de mettre à distance la rétribution des choses religieuses, les comportements égoïstes face à un événement dont le seul but devrait être la solidarité d’une communauté dans la foi en un avenir commun. Il ne s’agit pas d’être athée mais d’adopter une attitude critique devant le spectacle donné par les grands, d’avoir conscience de sa récupération par les égoïsmes.

Mais il est tout plein de vers, de mouches ! Oh la la ! Doit y avoir au moins un mois qu’il est mort, celui-là, il est tout décomposé ! Oh, quelle vacherie on lui a faite ! Oh, la sale blague ! Cette fois, il y arrivera jamais, le pauvre !

p. 106
Prologue à Boniface VIII

Boniface VIII, au temps de Dante, était un pape intransigeant pour toutes les dissidences monacales. Il torturait sans pitié tous les moines qui prônaient notamment le retour à la pauvreté des représentants de Dieu ou la rigueur du célibat et critiquaient la vie de chair et d’or du pape. Certains d’entre eux, comme Segalello, incitaient les paysans en se moquant à prendre conscience que s’ils travaillaient la terre, alors, c’est qu’elle devrait leur appartenir. Le frère Dolcino, échappé des persécutions, poussa les paysans à déchirer le contrat qui les liaient au seigneur (l’angheria), à s’organiser en communauté et à mettre en commun une part des récoltes dans la crédence pour parer aux périodes de disettes ou pour répondre aux besoins de chacun. Le pape finit par détourner une croisade contre ces communautés du nord de l’Italie.

Après toutes ces pièces réunissant différents éléments de réflexion autour du théâtre politique du Moyen-âge, ce récit explicite clairement ce qui est selon Dario Fo l’objectif de ces pièces. Résultat de ses recherches, ce récit permet de poser le décor historique et l’enjeu politique de ces jongleries. Les jongleurs, les paysans et les moines paupéristes, aspiraient à une même libération de l’homme de l’emprise seigneuriale. Ces communautés dont Jean Anglade fera le portrait dans sa monographie romancée Les Bons Dieux, l’apparition du communautarisme de construction sociale contre l’injustice de l’exploitation, ont été rayées de l’histoire car elles témoignent du fait qu’il y ait d’autres solutions, des alternatives à la gouvernance des grands.

Eh bien, ce moine qui avait presque un surnom de jongleur, s’en allait partout provoquer les paysans : « Eh ! vous autres, qu’est-ce que vous faites donc ? Vous vous amusez ? Ah non ! Vous bêchez la terre ? Vous travaillez ! Et à qui elle est, la terre ? A vous, je pense ! Non ? Elle n’est pas à vous ? Comment ! Vous travaillez la terre et… Mais vous en tirez un bénéfice ! Quel bénéfice ? Ah… un pourcentage si bas que ça ? Et vous dites que tout le reste c’est pour le patron ? Le patron de quoi ? De la terre ? Ah ah ah ! Il y a un patron de la terre ? Vous croyez vraiment que dans la Bible telle portion de terre est attribuée à un Tel de la famille Untel… Imbéciles ! Demeurés ! La terre est à vous : eux, ils l’ont piquée et puis ils vous l’ont donnée à travailler. La terre est à celui qui la travaille : compris ?

p. 109
Boniface VIII

Le pape Boniface VIII, en public, veut aider Jésus dans son labeur. Il se dépouille de ses robes et bijoux, fait appeler un moine pour montrer son amour pour eux.

Boniface VIII est une petite farce où la fausseté et l’orgueil de seigneur du puissant pape se révèle dans sa confrontation avec le fils de Dieu et son chemin de croix. Ainsi, l’ennemi n’est pas la religion, les moines, mais le puissant, le patron qui profite et mène une vie déréglée, dépravée et détachée des préoccupations du peuple. En terminant par cette pièce, Dario Fo cristallise le ridicule et la fausseté des puissants dans la tête des spectateurs, comme ils sont détachés des préoccupations des petits – la boucle est bouclée et l’on en revient à la thématique du Massacre des innocents.

Ne lui fais pas voir de choses qui brillent… C’est un sauvage pas possible, celui-là. C’est un sacré original… ôte-moi mes chaussures… ôte-les ! Il veut que les gens soient pieds-nus, allez, ôte !!… Donne-moi quelque chose pour me salir… de la terre sur la figure.

p. 123
Textes de la passion

Tableau I, Le fou et la mort
La Mort entre dans une auberge où le fou est en train de jouer aux cartes. Il lui parle avec douceur mais ce n’est pas lui qu’elle vient chercher. A côté, Jésus mange avec ses apôtres.
Tableau II, Marie vient à savoir que son fils est condamné
Amélie et Jeanne tentent d’éloigner Marie d’un étrange cortège où les gens blasphèment, sont en colère, où des voleurs portent des croix.
Tableau III, Jeu du fou au pied de la croix
Le fou joue avec les crucifieurs pour gagner l’homme en croix et l’échanger avec un pendu…
Tableau IV, La passion
Marie arrive auprès de son fils et réclame qu’il lui soit rendu au nom de sa souffrance de mère.

Dario Fo fait ressortir toute la portée humaine du drame de la passion du Christ, en se détournant de la scène connue par les Évangiles, du discours théologique, et en mettant en scène des personnages inhabituels comme le fou témoin lambda (comme un transfuge du Moyen-Âge directement projeté comme porteur du regard du peuple du Moyen-Âge), la mort venue chercher Jésus (donc résolument neutre dans son action, égale devant tous, comme on la conçoit au Moyen-Âge dans les danses macabres), la mère ignorante des enjeux religieux et politiques pleurant son fils… Le regard du peuple met ainsi en valeur le message originel du prophète Jésus, dit « roi des fous », c’est-à-dire bien entendu roi des jongleurs (celui de la Naissance du Jongleur), celui qui se soucie des pauvres et éveille les consciences du peuple, contre des élites dépravées par la quête de pouvoir et d’argent.

Je ne suis ni Dieu ni prophète, mais cette nuit, la dame en noir m’a tout dit, elle m’a raconté en pleurant comment ça va finir.

D’abord, tu vas te retrouver tout doré, oui, tout en or des pieds à la tête, et puis ces clous en fer, ils deviendront des clous d’argent. Et tes larmes, ce sera des petits diamants tout brillants. Et le sang qui ruisselle sur ton corps, ils en feront une rangée de rubis scintillants. Et ils te feront tout ça à toi, toi qui t’es égosillé à leur parler de la pauvreté. Et par dessus le marché, cette croix de douleur, ils vont la planter partout : sur les boucliers, sur les bannières, sur leurs épées, pour abattre les gens comme des vaux et cela en ton nom, au nom de Jésus, qui a crié que nous sommes tous frères, qu’il ne faut pas tuer.

Tu as déjà eu un Judas ? Eh bien tu en auras par milliers, autant que des fourmis, des Judas qui te trahiront, qui vont t’utiliser pour tromper les couillons !

Écoute-moi, ça n’en vaut pas la peine… Que dis-tu ? Pas tous des traîtres ? Bon, donne-moi des noms : le frère François,… et puis Nicolas… et saint Michel… Dominique… et Catherine et Claire… et après ?… D’accord, ceux-là aussi, n’empêche que ça fera jamais que quatre pelés et un tondu en face des autres, des malfaisants… et ces quatre pelés ils les traiteront comme ils t’ont traité, après les avoir persécutés pendant leur vie. Pardon, répète… j’ai pas bien compris. Même s’il n’y en avait qu’un seul, oui, un seul homme sur toute la terre, digne d’être sauvé, un seul juste, ton sacrifice ne sera pas vain… Oh non, là tu es vraiment le roi des fous… Tu es un asile de fous au complet !…

Même s’il n’y en avait qu’un seul, p. 154

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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