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Ramasse tes lettres : Le Sermon de la chute de Rome, Jérôme Ferrari (roman)

Archéologie d’une utopie d’entreprise philosophique et capitaliste

Ferrari (Jérôme) 2012, Le Sermon de la chute de Rome, Actes Sud, coll. Babel, 2013

Note : 3.5 sur 5.

Résumé

Matthieu et Libero mettent fin à leurs études de philosophie à Paris pour reprendre un bar au village de leurs parents, en Corse. Ils gèrent leurs affaires avec intelligence. Les clients viennent de toute la région pour passer leurs soirées dans ce lieu de convivialité, servis par une équipe de jolies jeunes filles.
Alors que tout semble fonctionner à merveille, Aurélie, la sœur de Matthieu, qui réalise des fouilles en Algérie sur les traces de Saint Augustin, trouve que l’entreprise a quelque chose de vulgaire, que son frère est changé, qu’il ne se soucie guère de sa famille. Lui-même est pris d’une espèce d’inquiétude et ne rentre plus dormir chez son grand-père…

Commentaires

Le bar des deux amis est à priori un lieu d’utopie philosophique réalisée : appliquer au monde réel, à la vie de tous les jours, la quête de sagesse initiale. La République de Platon appliquée à une micro entreprise ; ou encore le rêve de Leibnitz du philosophe-homme d’action impliqué dans le monde. La morale des « Sermons sur la chute de Rome » de Saint Augustin (à la suite du pillage de Rome par Alaric en août 410) pourrait signifier que toute civilisation, toute entreprise, même les plus accomplies, ne vivent qu’un temps. Comme si il n’y avait pas de raison à l’échec de l’entreprise des deux amis. Toute bonne chose a une fin, toute civilisation a une durée.

Doit-on voir ainsi dans l’échec de cette entreprise-monde, le symbole de la chute de notre empire capitaliste ? Qui chuterait, se terminerait non pas à cause d’invasions barbares, mais parce que c’est la fin d’un temps ? Le bar des deux philosophes ratés est en effet une utopie capitaliste par excellence. Par l’intelligence philosophique, la logique qui les distingue, les deux amis répondent aux différents problèmes concrets, typiques du monde capitaliste : retour des urbains dans les campagnes abandonnées, redynamisation de la province ; conciliation des goûts élaborés du terroir et de la consommation bas de gamme (idée de proposer les produits les plus médiocres de l’industrie comme unique alternative aux produits chers et qualitatifs du terroir). Faire appel aux fantasmes sexuels de la clientèle mâle consommatrice par une équipe de serveuses aguicheuses à la limite de la prostitution, animation musicale, ouverture tardive « entre amis » (non légale)… Gestion humaine, comme une famille. Les serveuses sont des petites sœurs, les clients des amis. Ils réalisent ce qui pourrait se faire de mieux dans les conditions présentes du monde économique.

Or, l’échec de l’entreprise n’est pas due à une fin de cycle que seul Dieu aurait décidé. Matthieu délaisse ses obligations familiales, fuit son grand-père qui l’a pourtant soutenu pour obtenir le bar. Sommeillant au confort de l’argent, couchant incestueusement avec ses employées-sœurs profitant ainsi de sa position, il reproduit dans son entreprise la consanguinité de ses parents-cousins – les règles d’éthique fondamentales sont brisées, annonçant la dérive prochaine. Une collègue trahit : est-ce avidité grandissante (naturel humain, voire habitude locale, ou bien logique dans une société capitaliste) ou bien insatisfaction face à des patrons manquant de générosité malgré leur discours (comme c’est souvent le cas) ? Elle est renvoyée sans pitié alors qu’elle était l’une des plus proches collaboratrices et qu’elle avait joué un rôle important dans le succès de l’entreprise. Le succès du musicien en art et en femmes qui acquerrait presque un statut de star locale, méprisant les pauvres ploucs du coin, est le reflet de ces grands personnages stars du spectacle capitaliste : une gloire bien peu méritée surtout auprès de femmes vulgaires, une fierté et une méchanceté de caniche. Ces héros humainement indigestes sont agités chaque jour sur la scène médiatique, comme des modèles, attisant toujours d’avantage la frustration des gens qui ont été mis sur le côté (et qui se sentent valoir plus que ces êtres sans âme). Le spectacle de la chair humaine des jeunes filles et du beau jeune homme musicien, hypnotisant les yeux des masses salivant d’envie excitée, est le procédé séducteur putatif numéro un du capitalisme, revu et répété un million de fois, dans les publicités, dans les films. Il est trop tard ou bien tout simplement impossible d’humaniser l’entreprise capitaliste et son monde profondément destructeur, car l’humanisme, la gestion éclairée n’y sera jamais qu’une jolie façade, un joli message dissimulant des mensonges, cachant l’exploitation des hommes et des femmes.

Comme le suppose Saint Augustin, il n’y a sans doute pas à s’inquiéter de la chute de Rome, de désespérer, car Rome devait chuter, et l’entreprise bâtie sur du faux devait exploser. Et ce n’en sera que mieux. Car cette entreprise détourne l’homme de sa nature, de ses racines, de son inclination, comme ces deux philosophes ratés qui se sont faits patrons, souteneurs, mafieux… Matthieu qui renie son amour de jeunesse, son grand-père, son père, sa passion pour la philosophie… pour un confort, le plaisir, la concupiscence…
Ainsi, un peu comme la sœur archéologue sur les traces de saint Augustin, l’auteur dévoile ce que cache cette belle utopie capitaliste qui finit logiquement en tragédie.

Passages retenus

Problème de déracinement, p. 71-72 :
Mais l’influence toxique de sa terre natale le renvoyait à nouveau vers ce qu’il n’avait jamais cessé d’être, un paysan inculte et gauche que le destin avait propulsé dans un monde qu’il ne méritait pas, et ni les les caisses de champagnes qu’il avait commandées pour le mariage de sa jeune sœur ni son projet grotesque d’ouvrir un hôtel à Saigon quand il aurait pris sa retraite militaire n’y changeraient rien. Ils étaient tous des paysans misérables issus d’un monde qui avait cessé depuis longtemps d’être un et qui collait à leurs semelles comme de la boue, la substance visqueuse et malléable dont ils sont faits eux aussi et qu’ils emportent partout avec eux, à Marseille ou Saigon, et Marcel sait qu’il est le seul qui pourra réellement s’échapper.

Les astuces commerciales, p. 95-96 :
Il parlait de l’avenir en visionnaire et Matthieu l’écoutait comme s’il était le sceau des prophètes, il leur fallait modérer leurs ambitions sans y renoncer tout à fait, il était exclu qu’ils offrent un service de restauration complet, c’était un bagne et un gouffre financier, mais ils devaient proposer à manger à leurs clients, surtout en été, quelque chose de simple, de la charcuterie, des fromages, peut-être des salades, sans lésiner sur la qualité, Libero en était certain, les gens étaient prêts à payer le prix de la qualité, mais comme il fallait se résigner à vivre à l’heure du tourisme de masse et accueillir également des cohortes de gens fauchés, il était hors de question de se cantonner aux produits de luxe et ils ne devaient pas hésiter à vendre aussi de la merde à vil prix, et Libero savait comment résoudre cette redoutable équation, son frère Sauveur et Virgile Ordioni leur fourniraient du jambon de premier choix, du jambon de trois ans, et des fromages, quelque chose de vraiment exceptionnel, et même de si exceptionnel que quiconque y aurait goûté mettrait la main au portefeuille en pleurant de gratitude, et pour le reste, inutile de s’embarrasser avec des produits de seconde zone, les saloperies que vendaient les supermarchés dans leur rayon terroir, conditionnés dans des filets rustiques frappés de la tête de Maure et parfumés en usine avec des sprays à la farine de châtaigne, autant y aller carrément dans l’ignoble, en toute franchise, sans chichis, avec du cochon chinois, charcuté en Slovaquie, qu’on pourrait refourguer pour une bouchée de pain, mais attention, il ne fallait pas prendre les gens pour des cons, il fallait annoncer la couleur et faire en sorte qu’ils comprennent les différences de prix et n’aient pas l’impression de se faire entuber à sec, la daube c’est cadeau, la qualité, tu raques, l’honnêteté était absolument indispensable en la matière, non seulement parce qu’elle était une vertu recommandable en elle-même, mais surtout parce qu’elle jouait à peu près le même rôle que la vaseline, il fallait préparer des plateaux de dégustation pour que les clients puissent se faire une idée, vous goûtez et vous prenez la commande après, mais non je vous en prie, reprenez donc un bout pour être sûr, et cette scrupuleuse honnêteté serait d’autant plus récompensée que, quel que soit le choix final, leur marge serait sensiblement la même, ils allaient les saigner, tous ces connards, les pauvres, les riches, sans distinction d’âge ni de nationalité, mais les saigner honnêtement, et même en les choyant, un patron de bar devait s’occuper de sa clientèle […], et le problème crucial à résoudre était donc celui des serveuses. Vincent Leandri les emmena un soir chez un de ses amis qui avait géré plusieurs affaires sur le continent et tenait maintenant, au bord de la mer, un bar de nuit chic et discret qui aurait cependant dû lui valoir une condamnation immédiate pour proxénétisme aggravé, comme Matthieu et Libero ne tardèrent pas à s’en rendre compte. Il les accueillit à bras ouverts et les régala généreusement de champagne.

Le monde est un tout, p. 117 :
Ce n’était qu’en arrivant à l’aéroport d’Alger, puis dans les locaux de l’université, et plus encore à Annaba, qu’elle renouait avec la bonté. Elle supportait joyeusement l’interminable attente aux guichets de la police des frontières, les embouteillages et les décharges à ciel ouvert, les coupures d’eau, les contrôles d’identité aux barrages, et la laideur stalinienne du grand hôtel d’État dans lequel était logé toute l’équipe d’Annaba, avec ses chambres délabrées donnant sur des couloirs déserts, lui semblait presque émouvante. Elle ne se plaignait de rien, son acquiescement était total car chaque monde est comme un homme, il forme un tout dans lequel il est impossible de puiser à sa guise, et c’est comme un tout, qu’il faut le rejeter ou l’accepter, les feuilles et le fruit, la paille et le blé, la bassesse et la grâce. Dans un écrin de poussière et de grâce reposait le grand ciel de la baie, la basilique d’Augustin, et le joyau d’une inépuisable générosité dont l’éclat rejaillissait sur la poussière et sur la crasse.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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