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Arrache ta science : Amazonie, de Stéphen Rostain (archéologie)

Un territoire aménagé par une brillante civilisation, premier foyer d’agriculture en Amérique

Rostain (Stéphen) 2016, Amazonie. Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée, Actes Sud, coll. Errance

Note : 4 sur 5.
Résumé

L’Amazonie n’est pas une forêt vierge. Les peuples amazoniens formaient avant l’arrivée des Européens sur le continent une civilisation de plusieurs millions d’individus qui habitaient ce territoire immense et l’ont façonné par leurs agricultures, leurs cultures, leurs échanges, leurs guerres.

Synthèse

Si les premiers humains arrivés en Amérique du Sud, étaient bien des peuplades de chasseurs-cueilleurs, longeant les côtes et remontant les fleuves, ils devinrent bientôt semi-nomades vivant de la pêche, et de la collecte de coquillages, édifiant des monticules pour se mettre à l’abri des crues et des pluies équatoriales. Ils s’aventurèrent dans les savanes intérieures, près des hauts plateaux, certains monts devenant des lieux de culte (pensons aux monts Tumuc-Humac pour les indiens Wayana, avec les peintures rupestres de Mamilihpan ou avec les Kassim-Kassima). Quelques siècles, peut-être un ou deux millénaires après l’ancien monde, l’Amazonie devint le premier foyer d’agriculture en Amérique, où fut développée la même technique agricole des abattis-brûlis.

Mais les Amazoniens ne s’arrêtèrent pas à ce premier stade et apprirent à maîtriser leur environnement pour vivre en terrain inondable. En perfectionnant leurs techniques d’édification de monticules ils créèrent de petites dunes pour y installer leurs villages et leurs cimetières. Tout en se protégeant de l’érosion du littoral, ils contrôlaient les crues et déviaient les cours d’eau en creusant des canaux, pour profiter d’une terre fertile, saine et correctement irriguée. En concentrant leurs déchets organiques d’occupation, leurs débris d’artisanat, peut-être en y mettant le feu à couvert, ils formèrent de la terra preta, engrais riche en carbone et extrêmement efficace (sorte de super compost).

Les Amazoniens inventèrent également une nouvelle technique agricole ultra performante, nécessitant une bonne organisation sociale : celle des champs surélevés constitués de butes et de tertres plus ou moins hauts, parallèles à la pente pour mieux drainer l’eau, ou perpendiculaires dans les hauteurs pour la retenir. Avec cette maîtrise de l’agriculture, ils cultivèrent sur une terre difficile de nombreux légumes, racines et plantes, suffisantes pour faire vivre de grandes populations.

Par leur maîtrise des voies fluviales, et par les chemins surélevés qui leur permettaient de se rendre à sec du village aux champs et même aux villages voisins, ils créèrent un réseau étendu d’échanges commerciaux et culturels. Des villages se spécialisaient dans la production de poteries, d’autres dans le tissage de hamacs ou de pièces de vêtements de cérémonie, d’autres encore dans la sculpture de bijoux de pierre rare en forme de grenouille (les grenouilles et les tortues sont des animaux sacrés pour les cultures amérindiennes), d’autres de bijoux communs en bois… Selon les traces archéologiques, la grande avancée culturelle et technique de leur civilisation eut une grande influence sur les civilisations amérindiennes voisines.

Cette civilisation brillante et diverse périclita avant même l’arrivée des Européens, sans doute à cause de multiples guerres intestines, leurs aménagements territoriaux servant à la construction de places fortes surélevées, entourées de douves… Les Européens ne trouvèrent plus qu’une civilisation affaiblie, repliée sur elle-même, divisée, qu’ils décimèrent facilement par la propagation de maladies dévastatrices.

Ils découvrirent une terre difficile à cultiver, à travailler. Pendant que les amérindiens restant se repliaient en forêt, se limitant à des abattis-brûlis et à la culture de quelques plantes et racines seulement, dont le manioc, les Européens amenèrent esclaves, puis bagnards, pour travailler la terre. Les Néerlandais créèrent de grands folders ou bassins pour la riziculture. À côté d’une agriculture basée sur l’utilisation de pesticides (notamment dans la communauté Hmong), les populations créoles et bushinengués reprennent les techniques d’abattis-brûlis des indiens, et certains plus inventifs redécouvrent des techniques similaires de culture sur butes ou de terra preta, ou les importent, comme les immigrés haïtiens.

Commentaires

Stéphen Rostain mène des fouilles archéologiques en Amazonie depuis une trentaine d’années. Il rassemble les données et les recherches de tous les spécialistes de l’Amazonie, provenant de diverses disciplines, de l’histoire à la géologie, de l’ethnologie à l’agriculture expérimentale… Le titre est clair, il est question de montrer combien la terre amazonienne a été retouchée par l’homme, aménagée, occupée… Ses enquêtes sur les champs surélevésconstituent le cœur de l’ouvrage (la terra preta en revanche, pourtant à la mode, est finalement presque expédiée comme une évidence). Il est regrettable que la profusion de données et l’ambition de tordre le cou à nombres de clichés persistants amènent parfois une impression de désordre et font perdre cet objet d’étude de vue. Mais les digressions ont du bon et la découverte de l’histoire du peuplement de l’Amazonie, de la variété des cultures précolombiennes, favorise la prise de conscience de l’importance de la civilisation amazonienne et de ses techniques agricoles.
L’auteur propose dans son titre deux alternatives de forme oxymorique qui ont l’air de revenir au même : « jardin sauvage » et « forêt domestiquée ». Le second semble le plus approprié car il laisse penser que les amazoniens avaient une pleine maîtrise de leur territoire, et qu’ils l’ont « domestiqué » comme on le fait d’un animal au départ farouche. Le « jardin sauvage » laisse penser que les primitifs se servaient de fruits et de plantes, mais le laissaient vivre. On pensera également à l’étymologie du mot paradis (provenant du farsi : « jardin »), ainsi qu’à l’opinion de Christophe Colomb à son arrivée sur la côte : il y a vu un petit paradis là où tout le monde après lui a vu un enfer vert. L’oxymore pourrait aussi illustrer ce retour à l’état sauvage de l’ancien jardin aménagé d’une civilisation détruite.
L’image est forte : croire que l’on peut déduire les pratiques et la culture d’une riche civilisation de plusieurs millions d’individus sur un territoire de la taille de l’Europe en observant le comportement de quelques bribes de populations décimées, éparpillées, retranchées… L’ethnologie nous a ainsi longtemps induits en erreur là où l’archéologie permet de nous donner des informations plus complètes. Les amérindiens d’Amazonie se contentent et semblent s’être contentés de cultiver le manioc, tubercule plutôt pauvre. Pourtant les analyses des terres agricoles précolombiennes montrent qu’ils cultivaient autrefois de nombreux autres aliments, le maïs par exemple qu’ils auraient transmis aux civilisations voisines. C’est que le manioc est une tubercule contenant un poison, ce qui rend difficile sa consommation par des animaux sauvages autant que peu profitable pour des pilleurs. Une culture de choix en temps de guerres…
L’ouvrage reconstitue assez bien, quoique d’une manière un peu désorganisée, ce type de civilisation qui pratiquait la technique des champs surélevés, documentés par nombreuses vues aériennes, résultats d’expérimentation, photos, croquis de champs, villages et objets de culture. Mais la quantité d’informations concernant d’autres cultures a tendance à brouiller un peu cette vision. On entrevoit d’autres structures de civilisation et de cultures qu’on aurait aimé voir traiter afin de mieux cerner celle qui vivait des champs surélevés, à commencer par cette forte population qui vivait au bord des grands fleuves Amazone et Orénoque, sur un système agricole reposant sur l’utilisation des crues, pareil à celui de l’Égypte antique (les champs surélevés quant à eux feraient davantage penser aux systèmes d’irrigation perse ou inca, en inversant les données du problèmes puisqu’il s’agit davantage de drainer le surplus d’eau que d’en amener). Quelles étaient leurs pratiques culturelles, leurs croyances, leur mode de vie ? Cette civilisation fluviale et littorale dans ses origines, rappelle cette étape intermédiaire de civilisation précédant la sédentarisation qui se serait déroulée près des lacs et des mers, avec pour principale ressource la collecte de coquillages et la pêche, mais qui aurait été perturbée et effacée notamment par la montée des eaux (dans le documentaire Amérindiens Wayana, un peuple entre deux mondes, Didier Bergounhoux, cite un mythe du déluge où les enfants divins, à la manière de Noé, seront seuls survivants, protégés par la tortue, femme du dieu, puis par une grenouille).
L’auteur mentionne par exemple les pendentifs en forme de grenouille souvent retrouvés lors des fouilles. Cet animal amphibien, tant terrestre que maritime, espèce omniprésente et d’une très grande variété, créant toute cette ambiance nocturne fabuleuse des forêts, semble avoir joué un rôle très important dans les cultures et croyances de l’Amazonie. Qu’on pense ainsi aux roches gravées de la Carapa à Kourou, gravures représentant quasi exclusivement des personnages dits anthropomorphiques, potentiellement des chamanes, tenant étrangement du corps des batraciens.
Les techniques agricoles, les modes de vie et de pensée, la spiritualité animiste, la culture liée à la nature et la maîtrise des plantes, sont autant de domaines suscitant la curiosité voire l’admiration de nos civilisations technologiques. Si la terra preta est à la mode, c’est qu’elle ressemble à la constitution systématique de composts, à l’utopie réalisée d’un recyclage total des déchets, et à la formation d’engrais naturel à base de charbon de bois, techniques aussi écologiques que nourricières. Quant aux champs surélevés, ils rappellent immédiatement la culture sur butes ou en carrés à hauteur de taille, adoptée par la permaculture, favorable pour une bonne gestion de l’humidité de la terre, une intégration du compost, un travail moins brisant…

Passages retenus

La civilisation Polychrome, p. 110
Le moyen et le bas Amazone constituaient les foyers les plus puissants des traditions culturelles amazoniennes. La plus prolifique fut la tradition Polychrome, avec au moins une quinzaine de cultures différentes s’échelonnant de l’embouchure de l’Amazone jusqu’au pied des Andes, avec des extensions au Pérou et en Colombie. La profusion de cultures polychromes cousines les unes des autres, dans l’État d’Amapa et les îles de l’embouchure de l’Amazonie, est stupéfiante et sans commune mesure avec le reste de l’Amazonie. On a l’impression de grandes sociétés complexes florissant en bordure d’océan et de fleuve aux alentours de l’an 1000. La culture la plus représentative de la tradition Polychrome est celle de Marajoara, qui se développa de 450 à 1350 apr. J.-C. Dans l’île de Marajo, où elle occupa des tertres artificiels de terre.
L’une des poteries les plus remarquables était l’urne funéraire anthropomorphe richement décorée, contenant les os ou les cendres du défunt, et enterrée ou, plus fréquemment, déposée dans une cavité rocheuse. Regroupées dans un cimetière en plein air, une grotte ou un puits artificiel, les urnes formaient une assemblée d’êtres métamorphosés, qui recréait en microcosme fermé les réunions des vivants. Tout semble indiquer que, malgré un changement d’état, la vie communautaire et l’identité culturelle étaient reconstituées en miroir pour les défunts, comme un désir de perpétrer sans fin l’image de la société. Jusque dans la mort, l’existence était avant tout sociale, fondée sur la reconnaissance de l’autre et non pas sur la seule dynamique individuelle.

Abris-sous roche, sites funéraires de mégalithes, p. 111
Dans les collines de la baie de l’Oyapock, des abris-sous-roche d’une superficie moyenne de 28 mètres carrés furent temporairement occupés à l’extérieur des villages. Ils ont pu servir de lieux de retraite occasionnelle, individuelle ou familiale, pour des réclusions imposées par la puberté, l’apprentissage des chamans, , l’initiation des chefs, l’accouchement, la couvade (pratique où l’homme s’alite plusieurs jours après l’accouchement de sa femme), le deuil ou diverses activités de manufacture. Les cimetières rassemblaient des urnes alignées directement sur le sol ou enterrées, dans des grottes ou dans des puits artificiels à chambre latérale, et souvent accompagnées de poterie d’offrandes.
Dans le Nord de l’Amapa, des sites aristé tout à fait remarquables sont composés d’énormes dalles dressées, disposées en cercle ou en ligne, au sommet de petites élévations.

Agriculture créole, p. 211
Il existe pourtant un charmant petit ouvrage d’un vieux Créole qui témoigne de son enfance au début du XXe siècle dans les environs de Sinnamary. Cette relation, très vivante, narre la vie quotidienne et les événements marquants d’une famille occupant un bitasyon (habitation) sur la rive gauche de l’estuaire du Sinnamary. L’auteur décrit par exemple l’ouverture d’un nouvel abattis par l’organisation d’un mayouri ou travail collectif rassemblant plusieurs voisins pour une tâche besogneuse : « Le travail était dur. Les hommes transpiraient. Ils étaient heureux d’être ensemble et de se montrer mutuellement leur savoir-faire. » Il renseigne également une technique agricole supplémentaire tout à fait originale et non rapportée jusqu’alors : « Le potager était constitué de caisses remplies de terre, que supportaient des pilotis sur le lac. Dans ces caisses étaient plantés ciboules, céleri, persil et choux. Cette technique était la plus sûre pour mettre en échec les fourmis-manioc et autres insectes destructeurs de cultures potagères. » Ce type de caisses agricoles hors sol est signalé aujourd’hui dans d’autres endroits d’Amazonie, comme par exemple les canteiros, ou mini-jardins suspendus, de l’île de Cavania, dans l’embouchure de l’Amazone au Brésil, où les paysans cultivent leurs herbes aromatiques et médicinales, tout comme des fleurs décoratives, de cette manière.

Le bon sens paysan et les canaux d’irrigation, p. 219
Je m’enquis des raisons de l’effort supplémentaire et, à mon sens, inutile que représentait cette excavation partant dans tous les sens. En effet, il aurait été bien plus facile et rapide de faire une tranchée rectiligne. Mon arrogance fut rapidement mise à mal par le bon sens et l’expérience de M. Lucien lorsqu’il me répondit qu’un fossé rectiligne aurait été beaucoup moins efficace, car le canal zigzaguant entre les champs surélevés, irriguait plus de terrain et, surtout, permettait de ralentir l’écoulement de l’eau qui, sinon, aurait été trop rapide et n’aurait pas le temps de pénétrer dans le sol. C’est probablement pour la même raison que de nombreux canaux précolombiens étaient sinueux. Il faut toujours écouter les paysans.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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