
Mâchez votre frustration depuis l’enfance, roulez la en petites boulettes, saupoudrez d’orgueil, collez sous la table ou jetez-les sur autrui.
Cioran (Émile) 1956, La Tentation d’exister, Gallimard, coll. « Tel », 1986
Résumé
L’homme, encore plus l’écrivain, l’artiste, met toujours en haut de ses valeurs, la vérité et la sagesse, le bien et l’équilibre. Mais la création, la vitalité artistique, l’avancée des choses n’est-elle pas au contraire dépendante d’une attraction, d’un désir, d’un goût prononcé pour le mal, le mal-être, le gouffre ?
Commentaires
Au travers d’une langue insupportablement pompeuse, on devine l’expression désormais évidente de l’artiste moderne en homme romantique, hors-normes, le thème d’époque de la décadence de la langue… Pour appuyer sa thèse, Cioran multiplie les références dans la littérature, la philo, l’art ou la théologie… mais n’en approfondie aucune. Sa manière demeure péremptoire au possible, et c’est par le ronflement de l’expression qu’il caresse doucement l’œil auditif de ses lecteurs en leur susurrant violemment ce qu’ils aiment, ce à quoi ils aspirent : leur appartenance à une élite d’êtres originaux dans une société en déperdition. L’humanité serait divisée en deux groupes : les bienheureux stupides qui vivent comme des bêtes et les hommes qui vivent les yeux cruellement ouverts. Ainsi les lecteurs « intelligents », ceux qui peuvent bien lire l’écriture richement élaborée de Cioran se sentiront légitimée dans leur habitude de considérer les masses et les autres, ceux qui pensent ou font différemment, comme des idiots, quand bien même ils mènent une mauvaise vie.
Cioran reprend les formes courtes, elliptiques – ce qui lui permet de ne rien justifier -, et le ton d’écriture de Nietzsche (ou d’Héraclite) – son élitisme surtout -, mais la pertinence en moins. Là où Nietzsche détruit dans les largeurs la pensée européenne dans le but de se dégager d’habitudes de pensées et de langage héritées de siècles d’enseignement universitaire, dans le but de redécouvrir et de replacer des pensées négligées (comme celle d’Héraclite…) et de s’attaquer au sacré qui pollue et empêche la réflexion (Art, Dieu, Démocratie, Platon), et de faire advenir une pensée moderne et décomplexée, Cioran semble seulement s’être trouvé une posture de destructeur sans cause qui se sent génial de trouver le bon mot, la pointe qui exprime idéalement sa mauvaise humeur et la renvoie sur un autre (comme il l’a apparemment pratiqué dans sa carrière de professeur sur ses élèves). Plus que Nietzsche, l’alter égo de Cioran serait plutôt la voix bavarde et cynique de La Chute de Camus, qui explique avoir voulu y exprimer toutes ses mauvaises pensées pour les expulser. Comme ce personnage, Cioran semble vouloir résumer l’homme à un animal condamné à l’égoïsme et à la domination, emballant ses actions d’une illusion d’altruisme, forcé de faire le mal pour se sentir bien et oublier son mal-être. Mais comme lui, il est sous son air malin, fortement pitoyable.
Passages retenus
Se détruit quiconque répondant à sa vocation et l’accomplissant, s’agite à l’intérieur de l’histoire ; celui-là seul se sauve qui sacrifie dons et talents pour que, dégagé de sa qualité d’homme, il puisse se prélasser dans l’être.
in Oeuvres, coll. Quarto, éd. Gallimard, p.821