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Ramasse tes lettres : Sanctuaire, de Faulkner (roman)

La déchéance est un sanctuaire

Faulkner (William) 1931, Sanctuaire, Gallimard, Folio, 1972

Traduit de l’anglais américain par René-Noël Raimbault, Henri Delgove (Sanctuary)

Note : 4 sur 5.

Résumé

Lee Goodwin, ancien détenu noir, tient un repère avec sa femme Ruby et leur bébé. Tous les jours y reviennent quelques amis peu fréquentables comme l’inquiétant Popeye, maigre, froid, le teint gris et l’œil dur sous un chapeau de canotier porté de travers, une cigarette pendant devant son menton.
Un jour, un étudiant saoul, vient encastrer sa voiture dans un arbre, plus bas sur la route. Il est avec Temple, la fille d’un homme important, qui vit dans un internat et se laisse sortir par les étudiants ayant une voiture. L’étudiant continue de boire au refuge tandis que les regards de Popeye s’abattent sur la jeune fille… Un meurtre est commis.
Un avocat s’intéresse à l’affaire et retrouve la jeune fille, prostituée par Popeye.

Commentaires

La première partie au repère met en scène le choc de la rencontre de deux mondes : celui d’une fille de bonne famille qui joue à la mauvaise fille et celui de ces hommes rudes et instinctifs, en situation d’échec social (et d’illégalité, l’alcool étant alors interdit). Contrairement aux courants de conscience et au je utilisés dans Le Bruit et la Fureur deux ans plus tôt, c’est avec un point de vue externe que Faulkner nous montre et nous dévoile son personnage : elle court en tout sens, hésite à fuir, fait front, provoque, s’enfuit, revient, se cache… Elle révèle son intériorité et ses contradictions par ses actions mêmes. On devine une trop rigoureuse éducation morale, le plaisir d’en franchir les limites, le goût de la violence. Mais également, la jeune fille s’offre au regard des lecteurs dans l’action incessante de la même manière qu’elle offre son corps paniqué et excité de jeune fille en éveil sexuel à des personnages dangereux et alcoolisés. L’échange qu’elle a avec Ruby, qui s’est prostituée pour aider son homme (comble d’un romantisme crasseux et mafieux, comble de l’abandon de soi pour une femme), est le point de tension de cette première partie. Dès lors, le viol qui pouvait être la cause de la prostitution, devient secondaire.
La seconde partie se concentre sur l’insaisissable Popeye (portrait du bad boy). Par les points de vue de Temple, de la proxénète, on devine progressivement la nature de ce personnage énigmatique, sadique et fort. Au cœur de ce personnage, on découvre la frustration, l’idiotie physique qui rejaillit sur son comportement. Si meurtre et enquête il y a, ce sont surtout des prétextes pour confronter le lecteur, son envie de détourner le regard, à la crasse humaine. Quelles sont les causes de la déchéance d’une jeune fille de bonne famille devenue prostituée et de la criminalité de l’homme qui l’y a entraînée ? À l’époque de la prohibition, où triomphe la bien-pensance, comment y voir autre chose pour l’américain moyen, qu’une dépravée et un brigand alcoolique ?
À la manière de Marguerite Duras (qui met en scène un même fait divers dans Les Viaducs et dans L’Amante anglaise) ou Koltès (dans Roberto Zucco) qui semblaient chercher à comprendre le pourquoi du crime inhumain par une expérimentation littéraire (comparable au roman expérimental de Zola qui disait poser des caractères sociologiquement constitués et observer l’histoire se créer d’elle-même), Faulkner cherche à comprendre cette âme humaine qui au fond d’elle-même a le goût de la salissure, s’y console, s’y sent lui-même, s’y conforte.

Passages retenus

p. 80 :
Oui, pauvre conasse ! fit la femme. Comment crois-tu que j’ai pu payer l’avocat ? Et penses-tu que ces hommes-là vont s’inquiéter tant que ça […] de ce qui vous arrive. Et toi, petite saloperie, gueule de sainte nitouche, est-ce que tu crois pouvoir venir dans une pièce où il y a un homme sans qu’il… […] Un homme ? T’en as jamais vu de vrai. Tu ne sais pas ce que c’est quand un homme, un vrai, vous veut. Et heureusement pour toi que ça ne t’est jamais arrivé et que ça ne t’arrivera jamais, car tu verrais alors au juste ce que vaut ta petite gueule de mie de pain et tout le reste auquel tu te figures tenir tellement alors que t’as tout simplement la frousse. Et s’il est assez homme pour te traiter de putain, tu diras : « oui, oui », et tu te traîneras à poil dans la boue et le fumier pour qu’il te le redise…

p. 194 :
En regardant les aliments, elle s’aperçut qu’elle n’avait nullement faim, que leur vue même ne lui faisait aucune envie. Elle prit le verre et le vida d’un trait, la tête tournée de biais, puis le reposa et se détourna vivement du plateau tout en cherchant à prendre les cigarettes. Au moment de frotter l’allumette, ses yeux tombèrent de nouveau sur le plateau ; elle prit délicatement entre le pouce et l’index un morceau de pomme de terre et le mangea. Elle en mangea un second, tenant toujours dans l’autre main la cigarette, sans l’allumer. Puis, posant la cigarette, elle prit le couteau et la fourchette et se mit à dîner, s’arrêtant de temps à autre pour remonter le peignoir sur son épaule.

p. 214 :
Horace leva les yeux vers une figure large et bouffie, sans âge ni pensée, imposante masse de chair de chaque côté d’un petit nez rond, semblable à un observatoire au milieu d’un plateau, et cependant emprunt d’une indéfinissable et paradoxale délicatesse, comme si le Créateur eût voulu achever sa plaisanterie en illustrant cette prodigieuse débauche de mastic par la présence de quelque trait primitivement destiné à une faible et parcimonieuse créature telle qu’un écureuil ou un rat.

p. 225 :
Le temps n’est pas une si mauvaise chose, après tout. Employez-le comme il faut et vous arrivez à étirer n’importe quoi, comme un élastique, jusqu’à ce que ça craque d’un bout ou de l’autre, et que vous restiez là, avec toute la tragédie, tout le désespoir, comme deux petits nœuds entre le pouce et l’index de chaque main.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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