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Ramasse tes lettres : Ne m’appelle pas capitaine, Lyonel Trouillot (roman, Haïti)

Élite : si difficile de descendre de ta tour d’ivoire

Trouillot (Lyonel) 2018, Ne m’appelle pas Capitaine, Actes Sud

Note : 2.5 sur 5.

Résumé

Aude, jeune femme des beaux quartiers de Montagne Noire suit une formation en journalisme et est envoyé pour son premier papier dans le vieux quartier de Morne Dédé, pour voir le Capitaine, un vieil homme autrefois professeur d’arts martiaux, qui connaît toute l’histoire du quartier. Ce quartier laissé à l’abandon, habité par des jeunes errants, contraste fort avec le petit monde protégé de la jeune femme. Le Capitaine la bouscule avec ses histoires et son vieil amour malheureux…

C’est folie de faire semblant tout le temps.

p. 59

Commentaires

Roman de la rencontre des mondes qui illustre bien la fermeture sur soi de la classe aisée haïtienne créole. La « bande » d’Aude semble se limiter à ses cousins et quelques invités rigoureusement sélectionnés, notamment en fonction de leur patrimoine culturel et de leur blancheur (On retrouve cette vision héritée de l’esclavage, d’une hiérarchie sociale par degrés de noirceur, mise en évidence par Franz Fanon pour les Antilles dans Peaux noires, masques blancs, encore bien présente aujourd’hui avec le commerce des savons blanchissants). Le monde d’Aude, déterminé par la famille, protégé par la mère, est en relation indirecte avec l’autre monde par l’intermédiaire d’une classe de domestiques, sorte de gant blanc qui lui permet d’agir sur le monde sans se salir, monde à qui elle donne du « ti chéri » condescendant. Ce fonctionnement quasi incestueux de cette classe élitiste garantit sa décadence interne, symbolisée par la grand-mère raciste, par un père absent qui n’a comme valeur que l’enrichissement, par le cousin bagarreur sans cerveau, la cousine collectionneuse d’hommes et superficielle, et surtout, par le frère Maxime, drogué, homosexuel, asocial, psychologiquement instable (déviance ultime, autodestruction confinant à la révolte).
La rencontre avec le Capitaine et avec le jeune Jameson, est censée provoquer une faille dans le système de pensée cloisonné, dans l’emmurement de la vision du monde d’Aude et ainsi la naissance d’une personne révoltée dans ce micro monde défaillant. Or le roman va se centrer sur les petites histoires du Capitaine, son mystérieux amour malheureux finalement anecdotique – et abracadabrant –, son personnage finalement un peu plat, sur les enfants terribles des rues, finalement bien gentils, également possesseurs de savoirs et de valeurs, idéalisés et sans réelle épaisseur. Jamais la jeune femme ne se confrontera avec sa famille, avec ses cousins, snobant au mieux l’enterrement de sa grand-mère, oubliant son grand frère qu’elle aime dans son coin – totalement mis de côté par le récit alors même que c’était le personnage le plus intrigant. Ainsi, Aude restera, comme ce dernier, un simple dysfonctionnement de la classe aisée. Le ton du roman reste enjoué, naïvement positif et passe d’un début riche, notamment par le travail stylistique sur les voix (marqué par l’italique comme chez Faulkner) et le flux de pensée de la récitante, à une suite écourtée qui semble passer à côté de son sujet.

Passages retenus

p. 16 :
A moins que quelqu’un fît le déplacement pour perdre son temps à écouter, que pouvaient contre le présent une somme de faits divers datant d’une autre époque, une vieille peau desséchée, plissée d’anachronismes ! Le langage ne fait mal que lorsqu’il touche sa cible. Lui le répétait : (i) Un mot n’est pas une balle qui, ratant son destinataire, s’en va tuer un quidam qu’elle ne visait pas. Nul voisin ni passant ne commettra l’erreur de sentir dans sa chair et de prendre pour lui l’injure destinée à un autre. Tout cri en déficit de cible à sa portée devient un boomerang : on ne blesse que soi en parlant aux absents.

p. 28 :
Réalisant que les seules personnes ne partageant pas ma condition de gosse de riche auxquelles j’avais jusqu’ici adressé la parole étaient des subalternes : domestiques, chauffeurs, salariés d’une des entreprises familiales. « Ti chéri. » La distance cachée sous la condescendance. Les registres de la langue du chef. C’était la première fois que je parlais à des personnes d’un milieu différent du mien sans être en position de chef. La première fois que je faisais face à une situation qui commandait de réapprendre à parler. La première fois que je m’inquiétais de l’effet de mes propos sur leur destinataire. Il fallait trouver un ton juste. D’instinct, je me disais qu’il ne fallait pas parler comme ma mère quand elle s’adressait à une vendeuse de magasin ou à une apprentie esthéticienne. Ma mère est indifférente à ces choses, mais j’ai souvent perçu la violence muette cachée sous les formules d’obéissance. Oui, madame. Très bien, madame. Vous êtes une chieuse, madame. Cette première visite au pays du Capitaine, c’était beaucoup de premières fois. La première fois que je m’engageais dans cette partie de la ville. La première fois que je prêtais attention à cet étrange paysage urbain que je traversais au ralenti. L’état des maisons, les toits de vieilles villas qu’on avait rafistolés avec du bois sale et des tôles usagées, l’élégant tracé des fenêtres corrompu par des rideaux de tissus colorés de mauvaise qualité témoignaient de la succession ici de choses très différentes. Le sujet de mon papier, c’était cette différence.

p. 70 :
Le passé, le présent, là où sévit le manque, c’est l’histoire secrète de la rage. Si tu ne peux pas entendre ça, ne reviens pas. Avec ta boîte à lunch, ta petite voiture. Tes fausses vertus. La charité bien ordonnée que ta mère a dû t’enseigner. Ton Dieu, peut-être, avec lequel tu mènes une conversation personnelle qui ne t’engage à rien en ce qui concerne les autres. De là où tu viens, les autres n’existent que lorsque vous avez quelque chose à leur prendre.

Publié par Cyber Luron

Une nuit de prolo, je suivis par hasard un prince et entrai à la taverne des rêves et croyances. Carnaval de fantômes. Dans le cabaret des miracles, je cherchais le non-dit ; en coulisses, je démasquai les bavards littéraires et m'aperçus que j'en portais également ; à la tour des langues, je redescendis dans l'atelier. J'y oeuvre, contemplant la nature, songeant aux premiers hommes qui vivaient sans y penser, groupés.

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