
Faire revivre ce merveilleux Paris de l’entre-deux-souvenirs
Hemingway (Ernest) 1964, Paris est une fête, Gallimard, Folio, 2012
Édition revue et augmentée. Traduit de l’anglais américain par Marc Saporta et Claude Demanuelli (A moveable feast)
Résumé
Ernest vit à Paris, quartier latin, avec sa femme Hadley et bientôt leur fils Mr Bumpy. Il a renoncé au journalisme et se rend tous les matins, dans le café de la Closerie, pour écrire des nouvelles et commencer ses premiers romans. Il y trouve un bon rythme et de bonnes habitudes de travail, un bon chauffage aussi. Déjà un peu connu dans le milieu des expatriés américains à Paris, il rencontre quelques écrivains et personnages importants comme Miss Stein, Ezra Pound ou encore Scott Fitzgerald. Hormis ces rencontres, Hem. parle de leur goût pour les courses de chevaux, pour le ski en Suisse… C’était pour lui une période très heureuse.
Commentaires
Hemingway prétend dédier ce livre à sa première femme Hadley, pourtant assez peu présente dans le roman. Elle n’est là qu’en arrière-plan, comme condition de cette vie équilibrée, de cette jeunesse heureuse qu’ils vivent ensemble à Paris. La vie à Paris et même toute la ville évoquent pour lui cette période et donc sa femme qui en est la condition. Cela transparaît dans les moments racontés où le couple considère ensemble leur entourage, les jeux, l’écriture, se laisser pousser les cheveux… L’accord semble parfait ce qui aboutit à une période dorée et à une confiance absolue et dangereuse pour le couple. Hadley est vue au travers de tout un agencement, une jeunesse, une vie de couple, des petites folies, une vie intellectuelle et mondaine équilibrée, un lieu…
La question de l’écriture est très présente dans ce récit. Il semble que cette période constitue un tournant important dans le travail de Hemingway ou plus encore, une affirmation de sa manière et de ses possibilités, un moment où il trouve réponses aux problèmes d’enclenchement de page blanche, de sèche, de moment et de situation d’écriture, de sujets… La conclusion reprise sous multiples formes dans les fragments contient une réflexion sur ce qu’est le récit autobiographique. Il ne s’agit pas de raconter un vécu mais de recréer un univers, de le faire sentir.
Le Paris de l’Entre-deux-guerres est ainsi recréé par quelques traits, forcément incomplet, mais évoqué. Il semble que cette ville était pour Hemingway le lieu idéal pour vivre la littérature à cette époque. La possibilité de vivre dans un confort correct fait de petits plaisirs, pour peu de moyens, permet de se consacrer à l’écriture, d’expérimenter, de s’amuser aux courses, de voyager, d’avoir une famille… sans tout faire passer sous la nécessité de l’argent, tout en restant parmi la population, donc en faisant des rencontres enrichissantes – que ce soit d’autres écrivains ou bien un pauvre cracheur de feu – qui alimentent l’écriture.
Ainsi que le « poisson-pilote » vient troubler par ce qu’il introduit la tranquillité des vacances à la montagne et celle du couple, on peut imaginer que cet âge d’or du Paris artiste fut troublé par l’irruption de malvenus, d’intéressés ou de gens suiveurs, médiocres…
Passages retenus
p. 45 :
Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quel que soit celui que tu attends et même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je. Tu m’appartiens et tout Paris m’appartient, et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon.
Techniques de travail, p. 51 :
Je travaillais toujours jusqu’au moment où j’avais entièrement achevé un passage et m’arrêtais quand j’avais trouvé la suite. Ainsi, j’étais sûr de pouvoir poursuivre le lendemain. Mais parfois, quand je commençais un nouveau récit et ne pouvais le mettre en train, je m’asseyais devant le feu et pressais la pelure d’une des petites oranges au-dessus de la flamme et contemplais son crépitement bleu. Ou bien je me levais et regardais les toits de Paris et pensais : « Ne t’en fais pas. Tu as toujours écrit jusqu’à présent, et tu continueras. Ce qu’il faut c’est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses. » Ainsi, finalement, j’écrivais une phrase vraie et continuais à partir de là. […] Là-haut, dans ma chambre, je décidai que j’écrirais une histoire sur chacun des sujets que je connaissais. Je tâchai de m’en tenir là pendant tout le temps que je passais à écrire et c’était une discipline sévère et utile.
C’est dans cette chambre que j’appris à ne pas penser à mon récit entre le moment où je cessais d’écrire et le moment où je me remettais au travail, le lendemain. Ainsi, mon subconscient était à l’œuvre et en même temps je pouvais écouter les gens et tout voir, du moins je l’espérais ; je m’instruirais, de la sorte ; et je lirais aussi afin de ne pas penser à mon œuvre au point de devenir incapable de l’écrire. En descendant l’escalier, quand j’avais bien travaillé, aidé par la chance autant que par ma discipline, je me sentais merveilleusement bien et j’étais libre de me promener n’importe où dans Paris.
p. 173 :
Il nous faut plus de mystères authentiques dans nos vies, Hem, me dit [Evan Shipman, poète] un jour. Ce qui manque le plus à notre époque, c’est un écrivain sans ambition et un poème inédit vraiment important. Mais, bien sûr, il faut vivre.
p. 210 :
Je ne suis pas sûr que Scott eût jamais bu du vin au goulot auparavant et cela le rendait excité comme s’il avait traîné dans les bas-fonds ou comme l’est une fille qui nage pour la première fois sans maillot.
Concession de l’oeuvre littéraire autobiographique, p. 333 :
Ce livre est une œuvre d’imagination. J’ai laissé beaucoup de choses de côté, opéré des changements et des coupes, et j’espère qu’Hadley comprendra. Il se peut qu’un ouvrage de ce genre élimine et déforme, mais il tente de recréer par l’imagination une époque et les gens qui l’ont vécue. Les faits dont on se souvient, jamais on ne pourra les rendre tels qu’ils se sont produits dans la réalité.
[…] Il a fallu tailler sans pitié, comme il convient dans une œuvre d’imagination.