
Du rôle positif de l’exploitation et de la dissimulation des corps
Koltès (Bernard-Marie) 1980, Combat de nègre et de chiens (suivi des Carnets), Minuit, 1989
Résumé
Sur le chantier d’un pont en Afrique, un ouvrier noir est mort. Son frère vient réclamer le corps au chef du chantier, un blanc vieillissant qui attend l’arrivée de sa jeune et récente femme. Celui-ci lui propose un verre de bon whisky et de l’argent pour oublier la tradition, car son ingénieur s’est débarrassé du corps.
Commentaires
Cette pièce resserrée sur quatre personnages confronte les trois blancs – trois ensembles de représentations et réactions typiques face à l’Africain et l’Afrique : racisme, paternalisme, fantasme – à un homme intègre qui fait donc ressortir le piège de leurs représentations. Le chantier et le monde ouvrier, l’accident de travail sont les thèmes qui se mélangent à l’intrigue, et le prétexte à cette confrontation. Koltès se défend d’avoir voulu écrire sur l’Afrique, il ne la connaît pas assez bien. Mais il écrit sur le regard de l’Européen sur l’Afrique : certains monologues de l’Africain semblent décrire les documentaires d’époque comme « Les statues meurent aussi » de Chris Marker et Alain Resnais – cela dit une belle source. Koltès ne se permet pas non plus de parler de la condition ouvrière dans ces chantiers – seul l’ingénieur en témoigne – et la pièce est caractérisée par l’absence de la parole de l’ouvrier lui-même qu’on a tué ou de celles de ses compagnons. C’est là toute la symbolique recherchée par l’auteur : l’absurdité d’un monde occidental où le travailleur, celui qui crée la richesse, l’homme noir, l’ouvrier exploité par excellence (ce petit « négrillon » qui pédale dans la pièce arrirère pour activer le ventilateur…), est absent, écarté de la scène, caché derrière une superposition d’images créées par l’occidental, des représentations racistes aux fantasmes réducteurs de la jeune femme, qui subtilisent la parole de l’Africain, déforment l’homme derrière l’ouvrier. En cela, Koltès rejoint l’anticolonialisme radical de Franz Fanon et plus encore la pensée de Malcolm X et des Black Panthers qui annoncent les études de genre : le fait que les minorités ou classes dominées (noires, femmes, LGBT…) sont représentées dans le débat public par des membres des classes dominantes. En insistant sur cette absence, sur l’importance de rendre le corps de l’ouvrier africain tué, Koltès opère le lien entre les différentes luttes.
Passages retenus
p. 32 :
Il y a très longtemps, je dis à mon frère : je sens que j’ai froid ; il me dit : c’est qu’il y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je luis dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brûle ? Mon frère me dit : moi aussi, je gèle.
p. 83 :
La seule chose que j’ai apprise de vous, malgré vous, c’est qu’il n’y a pas assez de place dans votre tête et dans vos poches pour vos mensonges ; on finit par les voir.
p. 105 : Quand reverrai-je une femme au fond de ce trou ? Je perds ma vie, au fond de ce trou ; je perds ce qui, ailleurs, seraient les meilleures années. A être seul, toujours seul, on finit par ne plus savoir son âge ; alors de te voir, je me suis souvenu du mien. Il va falloir que je l’oublie de nouveau. Et qu’est-ce que je suis, ici, qu’est-ce que je continue à être ? rien. Tout cela pour l’argent, bébé ; l’argent nous prend tout, même le souvenir de notre âge. Regarde cela. (Il montre ses mains.) Est-ce qu’on dirait encore des mains d’homme jeune ? Est-ce que tu as déjà vu des mains d’ingénieur, en France ? Mais, sans argent, à quoi ça nous servirait, d’être jeune, hein ? Finalement, je me demande, pourquoi, oui, pourquoi je vis.