
La brume qui voile la pulsation guerrière
Gracq (Julien) 1951, Le Rivage des Syrtes, José Corti
Résumé
Aldo, jeune homme de famille noble, s’ennuie dans la routine mondaine d’Orsenna. Il accepte un poste à la forteresse du rivage des Syrtes. Là, sous les ordres du capitaine Marino, ils surveillent la frontière maritime avec leur ennemi de toujours, le Farghestan ; mais surtout par principe, car tout est calme depuis de nombreuses années. Aldo a du mal à se satisfaire de cette situation absurde.
Commentaires
Qualifié de roman d’attente par la critique, Le Rivage des Syrtes reçoit le prix Goncourt que son auteur repousse avec mépris, provoquant un scandale médiatique. Il règle ses comptes avec ce système de prix dans son essai La littérature à l’estomac. Autour de ce scandale, on retrouve bien l’esprit artiste impossible à domestiquer qui animait le Surréalisme. C’est bien par le roman – genre rejeté par André Breton dans ses manifestes – que Julien Gracq redonne du sang littéraire au mouvement.
Inspiré par la période de la « drôle de guerre », cette guerre en suspens qui précède l’invasion de la France par l’Allemagne, Le Rivage des Syrtes n’est pas pour autant un roman à clefs, ni allégorique, critiquant la réalité. Julien Gracq se sert de cette situation historique pour élaborer une esthétique et des personnages, un monde même. Le roman n’est pas la métaphore d’une situation particulière mais de l’Histoire en général, avec ce moment de latence entre paix et guerre, ce moment où les esprits qui allaient tranquillement de jour en jour, attachés à leur vie paisible, deviennent pris et possédés par ce besoin de mouvement, de changement violent, brutal, quitte à mettre en danger leur vie. Ainsi vue, l’Histoire n’est pas faite d’une succession d’événements et de conséquences, mais le balancement d’une sorte d’humeur humaine. En cela, le Rivage des Syrtes rejoint les tragédies grecques, le personnage d’Aldo est le jouet du destin : ce qui devait arriver arrive, par ou malgré lui.
L’attente dont parle la critique, on peut la trouver stylisée dans les longues phrases qui retardent au possible le point d’attrait de leur énoncé. Toutefois, c’est peut-être l’esthétique du vague, de l’indécis, qui caractérise le style de Gracq. La brume de cet air marin, le vieux gris des pierres de la forteresse, les choses qui restent dans l’ombre… on voit mal dans ce récit pourtant saturé de descriptions. Cette hésitation des choses participe à l’attente de ce balancement inévitable de l’humeur humaine, comme arrivée à un palier, hésitant à retomber dans la paix avant de se jeter tête en avant, convaincu de son action.
Les phrases très longues qui n’ont rien à envier à celles de Proust n’ont cependant pas le même objectif : là où Proust cherchait à détailler les méandres et imbrications des ressorts de la pensée et de la psychologie, Gracq image le refus d’imager précisément son récit, cultivant le flou, la contradiction. Les dialogues également ne sont jamais clairs : tout concourt à l’impression que les choses, l’histoire, avancent sans que l’homme puisse vraiment les comprendre ; tout est évident et rien n’est explicable, logique. Les choses arrivent. De même donc dans les descriptions : les choses sont, sans pour autant que leur réalité soit logique.
Passages retenus
p. 33-34 :
Debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte, je demeurais là parfois des heures, englué dans une immobilité hypnotique d’où ne me tirait pas même le fourmillement de mes paumes. Un bruissement léger semblait s’élever de cette carte, peupler la chambre close et son silence d’embuscade. Un craquement de la boiserie parfois me faisait lever les yeux, mal à l’aise, fouillant l’ombre comme un avare qui visite de nuit son trésor et sent sous sa main le grouillement et l’éclat faible des gemmes dans l’obscurité, comme si j’avais guetté malgré moi, dans le silence de cloître, quelque chose de mystérieusement éveillé. La tête vide, je sentais l’obscurité autour de moi filtrer dans la pièce, la plomber de cette pesanteur consentante d’une tête qui chavire dans le sommeil et d’un navire qui s’enfonce ; je sombrais avec elle, debout, comme une épave gorgée du silence des eaux profondes.
p. 248 :
Il n’y a jamais eu de nuits, Aldo, où tu as rêvé que la terre tournait soudain pour toi tout seul ? Ce sont les bêtes qui n’aiment pas l’avenir – mais celui qui sent qu’il est pour lui un cœur pour cette vitesse irrespirable, ce qui est crime et perdition à ses yeux et à son instinct, c’est ce qui l’empêche de bondir et rien d’autre. Pour penser que les hommes vivent ensemble parce que côte à côte, il faut n’avoir jamais regardé à la portée de leur œil. Il y a des villes pour quelques uns qui sont damnées, par cela seulement qu’elles semblent nées et bâties pour fermer ces lointains qui seuls leur permettraient d’y vivre. Ce sont des villes confortables ; on y voit le monde comme de nulle part, comme l’écureuil de sa roue.
Horloge biologique de la guerre, p. 318 :
Autour d’un corps vivant, il y a la peau qui est tact et respiration ; mais quand un État a connu trop de siècles, la peau épaissie devient un mur, une grande muraille : alors les temps sont venus, alors il est temps que les trompettes sonnent, que les murs s’écroulent, que les siècles se consomment et que les cavaliers entrent par la brèche, les beaux cavaliers qui sentent l’herbe sauvage et la nuit fraîche, avec leurs yeux d’ailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent.